La semaine dernière, la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC) a achevé sa quatrième semaine d'enquêtes sur une campagne de chasse aux sorcières qui a touché des dizaines de personnes il y a dix ans, en Gambie. En 2009, le président gambien Yahya Jammeh - qui a dirigé le pays de juillet 1994 à janvier 2017 - aurait décidé d'organiser une chasse aux sorcières au cours de laquelle des personnes soupçonnées de sorcellerie auraient été forcées de boire des concoctions ayant tué des dizaines de personnes.
Jusqu'à présent, la TRRC a recensé 39 victimes qui auraient été mortellement empoisonnées au cours de cette campagne. Des représentants de quatre communautés très touchées ont témoigné devant la TRRC, qui a tenu des audiences dans certains des villages les plus touchés, notamment Essau, Sibanor et Jambur.
Sibanor est l'un des nombreux villages de Foni, une région où Jammeh bénéficie encore d'un soutien politique important, près de trois ans après avoir été contraint à l'exil. A l'Assemblée nationale, les cinq élus de l'Alliance pour la réorientation patriotique et la construction (APRC), le parti de Jammeh, viennent tous de Foni. Sur le bord des routes, on peut voir de nombreux drapeaux verts, la couleur du parti APRC.
Ici, en 2009, pendant la chasse aux sorcières, des personnes ont été capturées de force au sein de plusieurs communautés. Selon des témoignages devant la TRRC, celles qui ont été capturées à Foni ont été emmenées à Kanilai, le village natal de Jammeh, à deux heures de route de la capitale, Banjul.
"Ton apparence montre que tu es une sorcière"
Mustapha Fanneh, 73 ans, est l'un de ceux qui ont été capturés à Sintet, un village situé à une demi-heure de route de Kanilai et l'un de ceux touchés par la chasse aux sorcières. Fanneh était chef du village. Comme des dizaines d'autres victimes, il a été placé sous l'escorte de soldats et des « Jeunesses vertes », un groupe de miliciens civils lié à Jammeh. Arrivés à Kanilai dans deux bus remplis, ils ont été conduits à la résidence de l'ancien Président, raconte Fanneh à la TRRC.
Plusieurs témoins disent que l'endroit où on leur a fait boire une concoction ressemblait à des toilettes. Cependant, personne ne sait de quoi était fait le mélange. Très peu se souviennent de leurs actions juste après l’avoir bu ; certains ne se souviennent que de vomissements occasionnels. Après avoir ingurgité la concoction, Fanneh se souvient que les marabouts et le chef des soldats les accompagnant, le major Solo Bojang, ont insisté pour qu'ils révèlent ceux qu'ils auraient tués par sorcellerie. Fatou Camara, originaire de Sintet et troisième témoin à avoir déposé à Sibanor, a connu le même sort. "Nous avons été forcés de boire une concoction le deuxième jour, parce que nous n'étions pas d'accord pour dire que nous étions des sorcières. Nous avons tous reçu une deuxième dose pour avoir refusé de l'admettre", dit-elle. "Ils regardaient les gens et disaient que même ta façon d’être, ton apparence, montre que tu es une sorcière."
Morts le long du fleuve Gambie
Essau est séparée de Banjul par une traversée du fleuve de plus de six kilomètres. Tranquille, c’est une des nombreuses communautés installées le long du fleuve qui traverse la Gambie en son milieu. C'est là qu’a siégé la TRRC le 3 décembre. Ici, d'après un dénombrement sur la base de divers témoignages, huit des victimes seraient mortes des suites de cette même concoction. Comme les victimes de Jambur, les personnes capturées à Essau ont été emmenées à Kololi, un zone urbaine située à une demi-heure de route de Banjul.
Aja Mba Jai Drammeh figure ceux ayant témoigné devant la Commission à Essau. Elle n’a pas été une victime directe, contrairement à sa fille, Binta Ceesay. Drammeh a raconté comment Binta a été capturée à Essau et emmenée à Barra où on lui a donné une concoction. Après l'avoir bue, Binta a commencé à lutter contre un furoncle au genou et des vomissements excessifs. Elle est morte peu après. "Binta n'arrêtait pas de pleurer à cause de sa jeune famille. Elle avait des jumeaux", explique Drammeh, qui s'occupe depuis de ces enfants.
Sous la tente dressée par la TRRC, la famille de Drammeh s’est mise à pleurer. Et elle n’a pas été la seule à être émue par l'histoire de Drammeh. L'imam Ousainou Jallow, l'un des commissaires de la TRRC, s'est engagé à soutenir la famille de Drammeh avec une aide financière chaque mois.
Les liens avec Jammeh
Contrairement à la plupart des actes criminels présumés sur lesquels la Commission a enquêté depuis près d'un an, très peu d'auteurs ont jusqu'à présent témoigné sur ceux ayant joué un rôle dans cette chasse aux sorcières. L'ancien chef de la police gambienne, Ensa Badgie, a avoué avoir aidé à faciliter le travail des sorciers au quartier général de la police. Il a dit à la Commission avoir été appelé par Jammeh et ordonné de se plier aux instructions des sorciers. "L'ancien président Yahya Jammeh m'a téléphoné personnellement. Il m'a dit que le major Solo Bojang et des marabouts arrivaient. Il m'a dit : si tu n'obéis pas, ta tête va tomber. Et si quelqu'un résiste, assurez-vous qu’il soit renvoyé", a déclaré Badgie. Dix minutes après cet appel, les sorciers sont arrivés à son bureau. Ils étaient vêtus d'une tenue rouge avec de petits miroirs et des coquillages de cauris, et ils sont partis en dansant, en jouant du tambour et en chantant.
Des témoins ont affirmé que les sorciers étaient protégés par des soldats dirigés par le major Solo Bojang, membre de commando de tueurs qui recevait ses ordres directement de Jammeh. Les véhicules transportant les marabouts ont été identifiés par certains comme provenant de la Présidence. Dans la région de Jammeh, les personnes capturées ont témoigné avoir reçu le mélange empoisonné à la résidence même du Président.
Les aveux d’un chef de la police, Omar Jawo
En mars 2009, lorsque les chasseurs de sorciers sont arrivés à Essau, Omar Jawo était chef de la police dans la région. Depuis que la TRRC a commencé ses audiences au sein de communautés à l'extérieur de Banjul, Jawo est le premier responsable présumé à comparaître. Tous les autres étaient des victimes. D'après les éléments de preuve dont dispose la Commission, Jawo aurait participé à la capture des soi-disant sorcières et sorciers. Jawo a admis avoir escorté les « sorciers » de Barra et d'Essau, ainsi que les prisonniers transportés à Kololi, loin de chez eux. Il a également déclaré avoir reçu des ordres du major Bojang, avant de décrire les conditions dans lesquelles il a trouvé les prisonniers dans une propriété à Kololi. "J'ai rencontré des gens en très mauvais état. J'ai regretté d’être là. J'ai vu des gens pleurer. C'était inhumain. J'ai même regretté la raison pour laquelle j'avais escorté des gens là-bas", a témoigné Jawo. "Les temps étaient sombres à cette époque. Tu devais juste être loyal envers Yahya Jammeh."
- « Vous êtes allé chez des gens respectés dans leur communauté, vous les avez sortis de chez eux et vous avez contribué à les parader comme des sorcières", assène Essa Faal, conseiller principal de la TRRC.
- Je ne nie pas avoir été là, mais c'était dirigé par le Major Solo Bojang et les sorciers," répond Jawo.
- Et votre présence a apporté un sceau officiel, n'est-ce pas ?
- C’est possible.
- La présence de la police, en particulier du policier le plus haut gradé de la région, en faisait un acte officiel.
- C’est possible.
- C'est le moins qu'on puisse dire. C'est un fait.
- D’accord, mais je ne pouvais oser me retirer...
- Le problème, c'est que le sorcier n'est pas un employé de l'État. Vous étiez un employé de l'État et vous avez arrêté des gens et les avez détenus. Voilà la différence. Si quelqu'un se tenait quelque part dans la rue et disait "Je suis un marabout", personne n’y prêterait attention. Mais si les marabouts sont là avec le chef de la police, ça fait toute la différence, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Un garçon de 16 ans qui devait passer un examen a été emmené. Qu'avez-vous fait pour l’empêcher ?
- Je ne pouvais pas l’empêcher.
- Une mère allaitant des jumeaux a été enlevée pour recevoir une concoction. Qu'avez-vous fait pour l’empêcher ?
- Qu'aurais-je pu faire ? Même l'IGP [Inspecteur genéral de la police] ne pouvait rien faire.
- Une femme enceinte de huit mois a été enlevée, vous l'avez empêché ?
- Je ne peux pas l’empêcher, Essa.
- Vous vous en êtes pris au peuple en homme libre. Vous avez pris ces gens chez eux, n'est-ce pas ?
- Je ne peux pas le nier.
- Acceptez-vous que ces arrestations étaient illégales ?
- Mais je devais le faire.
- Quand vous l'avez fait, vous saviez que ce que vous faisiez était illégal ?
- J'étais l'officier de police en charge. En tant que gradé, je l'ai fait, mais j'étais sous la contrainte.
- Vous ne l'avez pas fait en tant que gradé, vous l'avez fait en tant qu'individu.
- Non.
- Alors, vous voulez maintenant nier que vous êtes allé en ville pour capturer des gens, physiquement et individuellement, et les amener aux chasseurs de sorciers ?
- J'étais sous la contrainte.
- Quelle était la contrainte ?
- Si je ne le faisais pas, je finirais en sauce piquante.
- Il s’agit là d’une spéculation, n'est-ce pas ?
- Peut-être. »