Trois ans après l'accord de paix en Colombie, le pays ne sait toujours pas exactement comment seront punis les anciens rebelles des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et les membres des Forces armées qui ont commis des crimes de guerre pendant le conflit armé qui a duré 52 ans. Le détail de ces sanctions est probablement le plus grand défi pour le système de justice transitionnelle national cette année. Ce point deviendra également un test décisif pour la légitimité du jugement des auteurs de ces crimes, dans une société divisée où les citoyens assimilent encore la justice à la prison et où le parti au pouvoir a fait campagne contre une nouvelle approche des sanctions qu'il présente comme une forme d’impunité.
La juridiction spéciale pour la paix en Colombie – ou JEP, comme on l'appelle localement – a commencé à travailler début 2018. C’est à elle qu’il reste à déterminer les lignes directrices précises des sanctions alternatives qu’elle prononcera.
Les sanctions sur le papier...
Le retard est dû au fait que le modèle colombien de justice transitionnelle a conçu une formule novatrice, non testée ailleurs, qui combine des éléments de justice rétributive et de justice réparatrice. Le résultat est un système à deux voies qui doit mélanger les deux types de sanctions – la punition et la réparation du préjudice. Les anciens combattants des FARC, ainsi que les membres de l'armée et d'autres personnes, pourront recevoir des peines plus clémentes pour des crimes graves et représentatifs, tels que le meurtre, l'enlèvement ou la violence sexuelle, si – et seulement si – ils remplissent trois conditions. Ils doivent reconnaître leur responsabilité, dire la vérité et réparer personnellement les victimes. En cochant cette liste, ils peuvent bénéficier d'une sanction spéciale de 5 à 8 ans, dans un cadre non carcéral. Dans le cas contraire, ils seront condamnés à des peines allant de 5 à 20 ans, dans des conditions d'emprisonnement ordinaires.
L'idée sous-jacente est que les responsables peuvent ainsi assumer publiquement leurs actes, ce qui permettrait à la JEP de monter ses dossiers plus rapidement que dans un système accusatoire. En retour, cela vise à éviter que le tribunal ne croule sous le poids énorme des atrocités qu'il devrait poursuivre, dans un pays où 8,9 millions de personnes – sur une population de 48 millions – sont officiellement enregistrées comme victimes.
...et dans la réalité
Mais de nombreux détails sur ces sanctions n'ont pas été précisés. Le cadre non pénitentiaire qui sera choisi reste un mystère. Une personne devra-t-elle réparer ses victimes directes ou d'autres communautés qui ont enduré le conflit ? Ceux qui sont déjà entrés en politique seront-ils contraints d'abandonner leur fonction élective une fois qu'ils auront été condamnés ?
L’incertitude règne en partie parce que plusieurs institutions, dont la Cour constitutionnelle et le Congrès, ont renvoyé la balle à la JEP sans aborder la question. En fin de compte, il reviendra aux 38 juges de la JEP de déterminer à quoi ressembleront exactement les sanctions. Jusqu'à présent, le tribunal spécial pour la paix a pris son temps, en partie parce qu'il semble peu probable qu'il présente un premier acte d'accusation avant le milieu de l'année 2020. Actuellement, sa Commission judiciaire sur la reconnaissance (des faits) est en train de constituer sept macro-dossiers détaillant différents crimes représentatifs et identifiant les responsables de ces crimes. Deux de ces dossiers portent sur l'implication des FARC dans des enlèvements et dans le recrutement forcé d'enfants soldats ; un autre détaille les exécutions extrajudiciaires par l'armée, tandis que plusieurs affaires régionales documentent les violations des droits de l'homme commises par divers acteurs.
Simultanément, la JEP a créé un groupe de travail où siègent un magistrat de chacune de ses chambres et de chacun de ses panels judiciaires pour commencer à discuter des sanctions. Afin de s'assurer qu'ils respectent à la fois le droit colombien et les normes internationales, ils ont rencontré des avocats de la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye et de la Cour interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) à San José. Ils ont même discuté des sanctions lors d'un déjeuner avec les neuf juges de la CIDH en septembre dernier, à Bogota.
Pas de calendrier en vue
De l'avis de la JEP, définir les sanctions alternatives doit être le fruit de l’ensemble du processus judiciaire dans chaque affaire, y compris les phases d'enquête et de jugement. Ses magistrats estiment, par exemple, qu'il serait difficile de définir les sanctions avant d'avoir identifié les victimes ou le préjudice qu'elles ont subi dans chacun des macro-dossiers qui sera ouvert. Ils estiment également qu'il n'est pas encore possible de déterminer combien des 9 713 anciens membres des FARC et 2 291 membres des forces armées qui ont demandé à être placés sous la juridiction de la JEP seront considérés comme les principaux responsables de la commission de crimes internationaux. Ou si de nombreuses informations cruciales ne seront obtenues que lorsque les auteurs seront confrontés aux récits des victimes.
"Dans les cas où il y a reconnaissance de responsabilité et pleine contribution à la vérité, les résolutions incluront une proposition de sanction, fondée non seulement sur la prise en compte de ce que les victimes considèrent comme une réparation, mais aussi sur un exercice dialogique avec les auteurs", déclare Juan Ramón Martínez, professeur de droit international et, au sein de la JEP, l'un des cinq juges de la Chambre de première instance dans les affaires de reconnaissance de la vérité et de la responsabilité, chargée de définir les sanctions.
L'une des préoccupations de la JEP est de pouvoir prendre en considération les propositions de réparation présentées par les victimes. Par exemple, les familles d'un groupe de parlementaires enlevés par les FARC en 2002 et assassinés cinq ans plus tard ont accepté de demander aux auteurs de ces crimes de construire une école à Pradera ou Florida, deux villes de leur région d'origine, Valle del Cauca, fortement ravagées par la guerre. Aux yeux de ces familles, l’école servirait aussi de lieu de mémoire, chaque salle de classe portant le nom des douze parlementaires. "Pour moi, une réparation qui dure dans le temps est plus importante qu'une peine de prison", déclare Sebastián Arismendy, 22 ans, dont le père, Héctor Arismendy, a été l'une des victimes. "Mon père disait que la seule chose qu'il pouvait nous léguer, c'était une éducation. Il semble approprié que la sanction pour tout ce qui nous est arrivé soit une école construite par les mains d'anciens combattants pour offrir une éducation dans une région ravagée par la guerre."
Etre à l’écoute des demandes des victimes signifie que la plupart des sanctions réparatrices seraient définies au cas par cas. Cela pose un important défi pratique, étant donné le nombre de victimes qui se sont manifestées. Dans le seul dossier des enlèvements, 1 276 victimes ont été certifiées. "Les sanctions ne peuvent pas être gravées dans le marbre. Elles exigent de la souplesse, compte tenu de la complexité de l'univers des victimes, du nombre de criminels et de la diversité des acteurs impliqués dans notre conflit", explique le juge Martínez. Cela signifierait que les premières sanctions ordonnées par le système de justice transitionnelle ne seraient pas établies avant fin 2020 ou début 2021.
Le clash entre les calendriers judiciaire et politique
Sur le plan judiciaire, définir le régime des sanctions alternatives n'est peut-être pas la tâche la plus urgente. Mais sur le plan politique, cela peut être le contraire. Les Colombiens paraissent attachés à l'aspect punitif des sanctions. Les sondages effectués tout au long des pourparlers de paix de La Havane ont montré qu'ils sont largement contre la possibilité pour des membres des FARC d’entrer en politique sans passer par la prison.
Cette réalité est devenue évidente pendant la campagne sur le référendum sur l'accord de paix, en octobre 2016, alors que l'actuel président Iván Duque et son parti politique avaient basé une partie de leur opposition à cet accord sur l'imprécision des sanctions à l’encontre des commandants des FARC. Après que 50,2 % des Colombiens eurent rejeté l'accord de paix initial, cette question est devenue cruciale lors des renégociations qui ont suivi. Marta Lucía Ramírez, qui était alors une des dirigeantes de l'opposition et se trouve maintenant vice-présidente de la Colombie, a proposé que ces peines soient appliquées dans les colonies pénales agricoles.
Depuis leur victoire aux élections de 2018, Duque et Ramírez ont évité le sujet des sanctions. Mais il serait politiquement naïf d'ignorer que de larges segments de la société colombienne s’interrogent toujours à ce sujet. Beaucoup ne comprennent pas pourquoi dix anciens commandants des FARC ont été élus au Congrès, mais n'ont pas encore reconnu leur responsabilité ni exprimé de remords. Ou comment Guillermo Torres va devenir le premier ex-membre des FARC à occuper une fonction publique locale en tant que maire de Turbaco sans avoir réparé aucune victime. Ainsi, ce qui pourrait sembler n'être qu'une discussion technique ou juridique a en fait des ramifications politiques qui pourraient affecter la légitimité de la JEP.
En outre, les Colombiens ne sont pas les seuls à faire pression sur la JEP à ce sujet. Fatou Bensouda, procureure de la CPI, a inclus cette question dans son rapport de fin d'année, soulignant que son bureau considère "l'imposition de sanctions pénales efficaces servant les objectifs de rétribution, de réhabilitation, de restauration et de dissuasion" comme un critère d’analyse pertinent pour 2020.
Les détentions provisoires peuvent-elles s'appliquer ?
Une question menace de devenir une bombe à retardement : qu'advient-il des anciens rebelles des FARC qui ont été condamnés par contumace par les tribunaux colombiens, alors qu'ils attendent leur jugement dans le système de justice transitionnelle ?
La Cour constitutionnelle a autorisé la suspension des peines antérieures. L'accord de paix ne comporte pas de disposition relative à la détention provisoire, mais il permet à ces individus de déduire leur peine à condition qu'ils dédommagent les victimes et remplissent les conditions sur la restriction effective de liberté, notamment le fait qu'ils restent dans un lieu précis où ils peuvent être surveillés et où leurs mouvements sont autorisés.
Le problème est que cela n'a pas vraiment eu lieu car le système pour surveiller qui s’y conforme ou pas n’a pas été mis en place. Théoriquement, cette tâche devrait être effectuée par la mission des Nations Unies en Colombie, qui contrôle déjà le désarmement et la destruction des armes. Mais cette partie de leur mandat n'a pas encore été négociée. Du coup, nombre des 13 046 membres des FARC qui ont déposé leurs armes en 2017 et ont entamé leur réincorporation errent librement dans le pays. En août 2019, selon un rapport du Congrès, seuls 25 % d'entre eux se trouvaient encore dans les 26 campements originaux établis par le gouvernement. Cette situation représente un risque important pour les membres des FARC, étant donné qu'ils se verront probablement refuser le bénéfice d’une déduction pour le temps qu'ils ont passé dans les camps de réincorporation, en raison de l'absence de tout mécanisme de vérification.
À la lumière de cela, la juge Patricia Linares, qui préside la JEP, a insisté sur la nécessité d'aborder le mandat de l'Onu lors d'une visite officielle du Conseil de sécurité de l’Onu en Colombie, en juillet dernier. "Les 15 membres ont promis leur soutien à ce sujet qui, nous l'espérons, se concrétisera comme il se doit", rassure le juge Martínez. Mais six mois plus tard, la question est toujours d'actualité.
Une telle incertitude pourrait s'avérer dangereuse à un moment où une faction de l'ancienne guérilla a choisi de se réarmer et cherche activement de nouvelles recrues. "L'important est d'avoir des paramètres clairement définis et un régime de sanctions", affirme Luis Alberto Albán, ancien commandant des FARC qui a participé aux pourparlers de paix et qui siège actuellement au Sénat. "Ce qui est clair pour nous, c'est que les premières actions de réparation des victimes doivent être dûment certifiées et prises en compte", ajoute-t-il.
Le dilemme de la JEP avec le gouvernement
Un autre dilemme est que la JEP a besoin du soutien politique du gouvernement du président Duque, qui lui est ouvertement hostile. Plusieurs dispositions clés sur les sanctions alternatives sont impossibles à déterminer sans la collaboration active du gouvernement. Par exemple, une idée que les juges envisagent est de choisir les camps de réincorporation actuels, où les anciens rebelles effectuent leur transition vers la vie civile, comme lieux potentiels où servir leurs peines. Or, même si c'est à la JEP de décider où les anciens commandants des FARC seront punis, l'entretien de ces espaces et de ses habitants est la responsabilité juridique du gouvernement.
De même, la négociation avec les Nations Unies d'un mandat qui lui permette de contrôler le respect des sanctions par les anciens rebelles, comme le stipule l'accord de paix, est de la seule responsabilité du ministère des Affaires étrangères de Duque.
Pour que la JEP puisse offrir une nouvelle théorie pour de nombreux processus de paix en germe dans le monde, elle doit définir à quoi ressembleront les sanctions.
Jusqu'à présent, la JEP a rencontré à cinq reprises Emilio Archila, l’homme de Duque chargé de la mise en œuvre de l'accord de paix, afin de déterminer comment les sanctions réparatrices peuvent aller de pair avec les plans spéciaux de développement, qui sont également considérés comme des réparations au bénéfice des régions fortement touchées par la guerre. La JEP s’est également entretenue avec le ministre de l'Environnement, Ricardo Lozano, sur la possibilité de faire participer d'anciens rebelles aux efforts de conservation de la nature, en tant que formes de réparation. "Il y a des obligations légales et constitutionnelles qui doivent être remplies. Nous sommes pleinement convaincus que le gouvernement les comprendra", minimise le juge Martínez. Mais peu d'autres exemples de coopération avec le gouvernement sont visibles.
En fin de compte, la légitimité de la JEP et de l'ensemble du système de justice transitionnelle dépend en grande partie, non seulement de sa capacité à trouver un équilibre entre rétribution et restauration, mais aussi de sa capacité à offrir aux Colombiens une définition claire des sanctions alternatives qui puisse apaiser leurs craintes. "Pour que la JEP puisse offrir une nouvelle théorie pour de nombreux processus de paix en germe dans le monde, elle doit définir à quoi ressembleront les sanctions", explique Santiago Pardo, qui dirige le laboratoire sur l'accès à la justice, à l'Université de Los Andes. "C'est cela qui est vraiment une nouveauté."