Après des années de relative accalmie, les violences ont repris fin 2017 en Ituri, région du nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Elles ont culminé vers la fin de l’année 2019. Selon un rapport retentissant, publié le 10 janvier par le Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH), les attaques pourraient constituer un génocide.
« La grande majorité des victimes des attaques semble avoir été visée en raison de leur appartenance à la communauté Hema (au moins 402 membres de cette communauté tués et 79 blessés entre décembre 2017 et septembre 2019) », affirme ce rapport d’une trentaine de pages. Les auteurs ajoutent qu’en se basant sur « le mode opératoire qui semble viser particulièrement la communauté Hema, le nombre élevé de civils tués, mutilés et de victimes de violences sexuelles, la volonté au cours des attaques de tuer les blessés, les attaques sur les camps de déplacés et la destruction systématique des habitations Hema, les violences documentées par le BCNUDH pourraient présenter au moins certains des éléments constitutifs de crime de génocide par meurtre et atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ». Avant de renoncer à émettre une conclusion définitive : « Toutefois, les enquêtes menées à ce jour ne démontrent pas à suffisance l’intention de détruire les Hema en tant que groupe ethnique. »
Les précautions du rapport sont moindres pour qualifier autrement les crimes commis. « Les enquêtes du BCNUDH ont permis de conclure que les atteintes aux droits de l’homme et les violences documentées dans ce rapport ont été commises dans le cadre d’attaques généralisées ou systématiques contre des civils, spécialement la population Hema, et pourraient de ce fait présenter des éléments constitutifs de crimes contre l’humanité notamment par meurtre, torture, viol et autres formes de violences sexuelles, pillages et persécution », indique le rapport. Les actes pourraient également constituer des crimes de guerre car « les faits ont eu lieu dans le cadre d’un conflit armé interne ».
Un plan d’extermination ?
La communauté Hema s’est aussitôt appuyée sur le rapport onusien pour demander justice. « Il y a des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des crimes de génocide. Il y a un peuple qui est visé, le peuple Hema. Il s’agit d’un plan peaufiné depuis longtemps par des extrémistes Lendu. La lecture du Bureau conjoint vient clarifier les choses, en qualifiants les faits », déclare à Justice Info le porte-parole de la communauté Hema, Vicky Ngona.
Chercheur et activiste congolais, Marcel Héritier Kapitene reconnaît au rapport le mérite d’« interpeller la conscience humaine » sur la situation en Ituri. Mais il n’admet pas qu’un génocide soit en cours. « Cette lecture présente déjà les Hema comme des protégés de la communauté internationale. C’est stigmatisant dans un Congo où l’on vit des crimes partout. Cela donne l’impression que l’Onu ne se penche que sur une communauté et oublie les autres qui sont victimes de crimes au Nord-Kivu voisin, au Sud-Kivu, au Kasaï, voire au Katanga » explique-t-il. « Parler de génocide, c’est dire qu’il y a une communauté qui veut en exterminer une autre. C’est difficile aujourd’hui de prouver l’existence d’un plan d’extermination des Hema », ajoute-t-il. Pour lui, le rapport risque d’« écarter les gens de la vraie lecture des événements en Ituri ».
Xavier Macky, coordonnateur de Justice Plus, une ONG de défense des droits de l’homme basée en Ituri, offre une analyse similaire. « C’est un rapport que nous avons accueilli avec satisfaction, parce qu’il attire l’attention du monde sur les crimes qui sont en train d’être commis contre des civils en Ituri. Cela nous réjouit, parce que cela prépare déjà le terrain pour une enquête internationale indépendante que nous avons souhaitée depuis longtemps », dit-il. A ses yeux, le rapport « est déjà un signal fort que l’Onu lance pour dire que les crimes ne doivent pas rester impunis ».
Mais lui aussi se montre prudent sur la qualification des crimes : « Je crois que c’est prématuré de parler déjà d’un possible génocide, parce qu’il est encore difficile de prouver l’intention de détruire une partie ou toute une communauté ethnique. »
Conflit foncier ou crise identitaire ?
Le rapport de l’Onu semble faire l’unanimité contre lui sur un autre pan de son analyse : le conflit foncier. Vicky Ngona, rejette l’idée que ce soit là l’enjeu des violences. « Prenez un avion et survolez la région de l’Ituri : vous allez remarquer que ce ne sont pas des terres qui manquent. Il y a des espaces vides qui peuvent bien accueillir d’autres communautés. Ce qui se passe ici, c’est tout simplement l’exécution d’un plan qui vise l’extermination d’un peuple. Il faut qu’on arrive à sanctionner tous les auteurs, même intellectuels, de ces crimes », plaide-t-il. Le représentant des Hema accuse l’Etat congolais d’avoir failli à sa mission. « Si nous sommes victimes de tout ça, c’est parce que nous sommes dans un Etat irresponsable, qui ne sait pas assurer la protection de ses populations. Et c’est à lui que nous demandons de nous expliquer pourquoi nous sommes victimes de ces attaques. L’Etat congolais ne doit pas consacrer l’impunité », poursuit-il.
Marcel Héritier Kapitene abonde dans le même sens. « Ce n’est pas un problème de contrôle des terres, parce qu’il n’y a pas un manque criant de terres en Ituri », appuie-t-il. Xavier Macky n’en pense pas moins. « Ce n’est pas un problème foncier. Il s’agit plutôt d’une crise identitaire qui date de l’époque coloniale. Et c’est à ce niveau que je trouve le rapport du BCNUDH un peu incohérent » estime-t-il. Pour lui, les violences actuelles sont le fruit d’une réponse inadaptée, sur le plan de la justice, au conflit qui avait déchiré l’Ituri au début des années 2000. « Ce qui se passe actuellement est la suite logique de l’ancien conflit de l’Ituri. Ce conflit a été mal géré. Les autorités ont semblé privilégier l’aspect judicaire et sacrifier d’autres piliers de la justice transitionnelle. Certes, on a traîné certains présumés auteurs devant les instances judiciaires, mais on a négligé le travail de réconciliation et de réparation », explique-t-il. « La commission vérité et réconciliation mise en place au terme du dialogue inter-congolais n’a pas travaillé, alors qu’elle devait également prendre en compte le dossier de l’Ituri. Bref, les acteurs n’ont jamais eu l’occasion de faire éclater la vérité, pour une possible réconciliation. C’est un contexte fragile, propice à la reprise de conflit », déplore-t-il.
Il appelle les instances judiciaires et politiques congolaises à travailler ensemble pour résoudre le conflit en Ituri. « Au-delà des poursuites judiciaires, il faut un énorme travail de vérité et réconciliation. Il faut qu’on achève le processus de justice transitionnelle : des gens ont subi d’énormes préjudices. Il faut qu’on arrive également à la réparation. C’est un gage pour une paix durable dans la région de l’Ituri. »
La réponse des Lendu
Mise en cause dans les exactions à l’encontre des Hema, la communauté Lendu a tenu à réagir lors d’une conférence de presse, le 20 janvier. Dans une déclaration publiée à cette occasion, le représentant des Lendu, Célestin Tawara Angaika, a nié l’existence d’un conflit interethnique en Ituri. Pour lui, il ne s’agit que de différends entre villages voisins, qu’on ne saurait qualifier de conflit intercommunautaire, encore moins de génocide. Il affirme que l’Onu a choisi d’ignorer les dommages infligés aux Lendu par les Hema et l’armée. « Le rapport ne souligne nullement la responsabilité avérée des membres de la communauté Hema qui se sont associés aux FARDC [forces armées congolaises], leur servant d’éclaireurs, de guides, d’identificateurs de cibles dans les contrées Lendu. Ces opérations mixtes [Hema-FARDC] contre la population civile Lendu ont créé un climat de méfiance entre les FARDC et ladite population » poursuit-il.
« C’est tendancieux et dangereux », se révolte-t-il, contestant à son tour que les Lendu soient en mal de terres. « Les Lendu ont suffisamment de terres ancestrales et, au stade actuel, ils ne peuvent envier un quelconque espace terrien », soutient-il, tout en dénonçant la thèse « d’un prétendu crime de génocide que certains individus veulent mettre au dos des autres ».