OPINION

Les Chambres spécialisées du Kosovo peuvent-elles faire mieux que leurs nombreux prédécesseurs ?

Les Chambres spécialisées du Kosovo sont la dernière tentative, contestée, de rendre justice pour les crimes de guerre impunis depuis le conflit de 1999. Ses nombreux prédécesseurs ont essayé, mais n'ont pas réussi à rendre justice aux victimes, selon Meris Musanovic et Arolda Elbasani. Le nouveau tribunal, basé à La Haye, a déjà quatre ans et n'a pas encore émis d'acte d'accusation. Peut-il encore réussir ?

Les Chambres spécialisées du Kosovo peuvent-elles faire mieux que leurs nombreux prédécesseurs ?
Les Chambres spécialisées "ne ciblent que les membres de l'UCK [l'armée de libération, NDLR] ce qui induit qu'elles sont perçues comme invalides du point de vue des Albanais du Kosovo", déplore une juriste kosovare, Njomza Haxhibeqiri. © Eric Feferbeg / AFP
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Les Chambres spécialisées du Kosovo (KSC), entérinées par le Parlement du Kosovo en 2015, constituent une nouvelle tentative, considérée comme prometteuse, de rendre justice aux crimes de guerre impunis. Une série de tribunaux antérieurs - le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), les panels de la Mission d'administration intérimaire des Nations unies au Kosovo (MINUK), les tribunaux locaux et la Mission État de droit menée par l'Union européenne au Kosovo (EULEX) - ont essayé, mais n'ont pas réussi à traduire en justice les auteurs de crimes de guerre. La promesse des KSC de corriger les échecs précédents tient dans ses attributs de tribunal hybride. Faisant partie du système judiciaire du Kosovo mais situé à La Haye et constitué uniquement de juges internationaux, les Chambres représentent un nouveau type de tribunal hybride qui est censé combiner la force des tribunaux internationaux avec les avantages de l'appropriation locale. Sa conception permettrait sans doute aux KSC d'éviter les préjugés ethniques, l'intimidation sociale et les pressions politiques qui ont entaché les enquêtes sur les crimes de guerre au Kosovo.

Pourtant, alors que l’on attend sa première mise en accusation, les KSC restent très contestées à l'intérieur du Kosovo. Ses détracteurs soulignent que les principaux problèmes - sa compétence fondée sur les préjugés ethniques, ses origines floues et le secret de son fonctionnement - sont des défauts "de naissance" qui entachent l'objectif des Chambres de mener des enquêtes impartiales. Ces problèmes sont particulièrement aigus dans le contexte des attentes ethniques qui caractérisent le Kosovo de l'après-guerre, créant une atmosphère inhospitalière pour le fonctionnement du nouveau tribunal.

Mandat unilatéral

Dès le début, l'idée des Chambres spécialisées a été fortement contestée par les Albanais du Kosovo étant donné le document de base qui informe ses statuts - le rapport Dick Marty de 2011. Plus précisément, la compétence des KSC englobe les enquêtes sur les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre au regard du droit international et les crimes au regard du droit du Kosovo, commis ou initiés sur le territoire du Kosovo, et se rapportant au rapport Marty, qui a fait l’objet d’une enquête criminelle de deux ans et demi menée par le Groupe spécial d'enquête (SITF). Tous les tribunaux ayant précédemment enquêté sur des crimes de guerre au Kosovo avaient clairement établi que la plupart d'entre eux étaient liés à l'usage excessif de la force par l'armée yougoslave et les forces de police serbes. Pourtant, le rapport de Marty se concentre et ne couvre que les actes commis par des membres de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) sur une période spécifique - du 1er janvier 1998 au 31 décembre 2000.

Du fait de son orientation sélective, beaucoup considèrent au Kosovo les KSC comme une forme de justice sélective. Pour la juriste albanaise du Kosovo Njomza Haxhibeqiri, "la principale lacune des KSC est leur compétence, qui ne cible que les membres de l'UCK, ce qui induit qu’elles sont perçues comme invalides du point de vue des Albanais du Kosovo". Un sondage d'avril 2017 confirme que 76,4 % des Albanais du Kosovo estiment injuste que les KSC ne poursuivent que les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité associés à l'UCK. Comme l'explique Haxhibeqiri, "si la loi élargissait leur portée non seulement au rapport de Marty, mais aussi aux crimes commis par d'autres, elles s'épargneraient bien des soucis [...] elles bénéficieraient du soutien du Kosovo et pourraient en effet contribuer à une vérité à part entière au lieu de se concentrer sur seulement une partie de cette vérité"

Agon Maliqi, un analyste politique et blogueur albanais du Kosovo, avertit. Selon lui, cette focalisation du mandat risque de créer plus de ressentiment que de justice : "Le travail des KSC, si les poursuites aboutissent, pourrait produire un certain sentiment de justice parmi la communauté serbe du Kosovo et parmi les Albanais qui étaient la cible de l'UCK. Cependant, le fait de ne cibler que les auteurs de crimes d'un seul côté finira par alimenter [...] un sentiment d'injustice au sein de la communauté albanaise dans son ensemble".

La perception de partialité dépend toutefois de la personne à qui vous vous adressez. "L'impression que les KSC sont établies contre les Albanais du Kosovo vient de ceux qui craignent d’être jugés et condamnés par cette institution. Ces individus qui ont commis des crimes de guerre et obtenu des gains financiers substantiels font appel à des 'intérêts supérieurs' pour écarter leur propre responsabilité", déclare Aleksandar Rapajic, un militant serbe de l'ONG AKTIV. Selon lui, le rôle du tribunal est de déterminer la responsabilité individuelle et non celle du "groupe". La responsabilité individuelle, cependant, s'applique à tous les groupes ethniques et cela n'explique pas pourquoi seuls les Albanais devraient être responsables.

Preuves insuffisantes et passage du temps

La contestation de la compétence des Chambres spécialisées va de pair avec la mauvaise qualité des preuves présentées dans le rapport Marty pour étayer ses allégations contre l'UCK. Le fait que les tribunaux locaux et internationaux précédents, qui disposaient d'un pouvoir étendu pour enquêter sur ses allégations, n'ont pas mené d'enquête ou n'ont pas obtenu de condamnation, rend difficile pour les KSC de justifier leur mandat unilatéral. Selon Haxhibeqiri, "le rapport Marty est public depuis 2010. Pendant cinq ans, EULEX a eu le temps et le mandat nécessaires pour faire la lumière sur les crimes présumés [...] mais elle ne l'a pas fait".

Leonora Aliu, une journaliste kosovare qui réalise un reportage sur les Chambres spécialisées, signale une autre difficulté : le passage du temps. "Près de 20 ans se sont écoulés depuis la guerre et toutes les institutions qui ont ouvert des enquêtes ou porté des accusations pour crimes de guerre avant la création des KSC avaient de meilleures chances de traduire les criminels de guerre en justice. Il y avait plus de chances de trouver des témoins vivants, avec des souvenirs frais et des preuves", dit-elle. "Par conséquent, cette institution sera une plus grande déception".

Comme pour presque tous les problèmes au Kosovo, les Serbes du Kosovo voient les choses différemment. Selon Rapajic, "les crimes de guerre ne sont pas prescriptibles. Il est possible de mener des procès pour crimes de guerre même après une longue période de temps. Cela nous donne l'espoir que les affaires que les KSC ont pour mandat de juger seront traitées et que les familles des victimes recevront justice, malgré le temps qui passe".

Un tribunal ceinturé de secret

Étant donné que le scepticisme auquel les KSC sont confrontées est en grande partie le résultat des échecs des tribunaux précédents, il doit faire connaître ses arguments pour proposer une meilleure solution. Mais l'opinion publique kosovare est largement dans l'ignorance quant à la portée de ses travaux et de ses activités. Comme l'explique Maliqi, "la portée de ses activités a été extrêmement réduite. Il ne semble pas y avoir eu d'effort pour répondre aux perceptions sur la nature sélective de la cour". Haxhibeqiri confirme : "Ils n'ont même pas de bureau au Kosovo, ce qui pourrait être considéré comme étrange. Même si le mandat n'était pas biaisé, ce comportement distancié fait que la population les considère comme une influence extérieure et non comme quelque chose qui vient de l'intérieur. Leurs réactions restent inexistantes et leurs apparitions publiques, très limitées".

Le manque de sensibilisation ouvre la porte à davantage de fausses interprétations et de fausses informations. Selon Aliu, "chaque fois qu'un ancien chef de l'UCK très connu se rend à La Haye et en revient, il ne dit devant les caméras de télévision rien d'autre que ce processus est contre l'UCK et injuste. Actuellement, tout ce que les gens savent sur les KSC est soit ce qu'ils entendent dans les nouvelles - principalement les déclarations héroïques d'anciens membres de l'UCK - soit des rumeurs. Rien de concret qui aiderait les gens à se faire une opinion logique et réaliste sur les KSC".

Il en résulte une atmosphère sociale et politique inhospitalière pour le travail des Chambres spécialisées. Sans surprise, un rapport du Groupe d'études juridiques et politiques, une organisation à but non lucratif basée à Pristina, conclut que le bureau d'information des KSC doit coopérer davantage avec le gouvernement du Kosovo, les groupes de la société civile et la communauté internationale afin de mettre en place un programme complet et inclusif de dialogue public qui permettrait de contrer la perception générale selon laquelle ce nouveau tribunal est une insulte à l'UCK, voire une conspiration contre sa guerre de libération.

Meris MusanovicMERIS MUSANOVIC

Meris Musanovic est analyste juridique au Centre de droit humanitaire (HLC), une organisation à but non lucratif de Belgrade, en Serbie, qui soutient les sociétés post-yougoslaves dans la promotion de l'État de droit et de la mémoire des violations massives des droits de l'homme. Dans le cadre du projet "Building knowledge about Kosovo (3.0)", une recherche soutenue par la Fondation du Kosovo pour une société ouverte, dont les résultats seront bientôt publiés, Musanovic travaille actuellement sur les Chambres spécialisées du Kosovo.


Arolda ElbasaniAROLDA ELBASANI

Arolda Elbasani est chercheuse invitée au Centre d'études européennes et méditerranéennes de l'Université de New York. Elle est titulaire d'un doctorat en sciences sociales et politiques de l'Institut universitaire européen de Florence. Elle a notamment publié “European Integration and Transformation in the Western Balkans” (Routledge 2013, 2014) et “The Revival of Islam in the Balkans” (Palgrave 2015, avec Olivier Roy). Ses recherches actuelles se situent à l'intersection de l'Islam politique, de la promotion de la démocratie, de l'intégration européenne et de la corruption dans les nouvelles démocraties.