L'ancien président gambien Yahya Jammeh avait certaines des caractéristiques du « dictateur bienveillant ». Pendant ses 22 ans de règne, il a fait le tour du pays au moins une fois par an, distribuant des centaines de milliers de dalasis, la monnaie nationale, à ses partisans.
Mais ses plus proches collaborateurs n'ont guère vu ce côté généreux, a déclaré l'ancien intendant de Jammeh, Ebou Jarju, à la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC) le 27 février. Cet homme de 54 ans est un ancien employé d'hôtel. En mars 2001, il a pris un emploi au Palais présidentiel, le siège du pouvoir en Gambie. « Je pensais que Jammeh était une bonne personne mais quand j'ai commencé à travailler au Palais, c'était une toute autre réalité », a déclaré Jarju. « Quand Jammeh sortait et donnait de l'argent aux gens, il était très heureux et quand il revenait au Palais, c'était totalement différent. Il fronçait les sourcils et commençait à insulter les gens. Il insultait les mères des gens. Il traitait souvent les gens de salauds ».
Jarju, membre de la même tribu Jola que Jammeh, est originaire de Kombo Darsilami, un village situé à environ une heure et demie de route de Banjul, la capitale de la Gambie. En tant qu'intendant, il était responsable de la nourriture et de l'eau du président. Il servait la nourriture au Palais présidentiel, aux banquets d'État et autres rassemblements, servant le président seul ou avec des invités. Parmi ses responsabilités, Jarju devait également s'assurer que la nourriture était cuite à temps et que tous les ingrédients étaient sains.
Trois ans de prison sans inculpation
C’est en mars 2008, raconte-t-il, que le comportement de l'ancien président à son égard a commencé à changer pour le pire. Des membres de la Garde présidentielle ont saisi le téléphone de Jarju, et la liste des personnes qu'il avait appelées. Jammeh voulait savoir à qui il avait parlé. Le téléphone ne lui a jamais été rendu. Quelques semaines plus tard, Jammeh a rédigé une note selon laquelle « cet idiot » (Jarju) devait quitter la résidence qui lui avait été accordée lorsqu'il était devenu son intendant. L'appartement qu'il occupait à l'époque se trouvait à la Marina Parade, le quartier central de Banjul où se trouve le Palais présidentiel.
Peu après le retour de Jarju pour son village natal de Darsilami, un véhicule conduit par un sergent du nom de Sambou Barrow est arrivé chez lui. Il était en état d'arrestation. « J'ai été détenu pendant 9 mois au poste de police de Banjul sans aucun motif d’inculpation », a-t-il déclaré à la TRRC. « Ils m'ont dit : on nous a dit que vous aviez tenté d'empoisonner le Président. J'ai ri. L'un d'eux m'a dit que l'accusation était grave et j'ai ri. Je leur ai dit que je riais parce que cela n'aurait pas pu arriver. Tout ce que le président a mangé, je l'ai goûté en premier », a ajouté Jarju. « Ce n'est qu'au bout de 3 semaines que mes proches ont su que j'étais à Banjul et qu'ils ont pu m'apporter des vêtements. »
Les enquêtes, affirme Jarju, l'ont innocenté. Mais la vérité n'avait pas d'importance. Jarju a été transféré à la célèbre prison Mile 2, dans la banlieue de Banjul, où il passera encore trois ans sans être inculpé. Pendant sa détention, ses deux parents sont morts.
Caprices de dictateur
Jarju témoignait devant la TRRC dans une nouvelle série d'audiences, consacrées aux abus commis contre des fonctionnaires et des agents de la fonction publique. Depuis que la TRRC a commencé ses audiences il y a plus d'un an, plusieurs personnes ont témoigné des mauvais traitements subis par les employés du Palais présidentiel entre les mains de Jammeh. Des aides-soignants, des agents du protocole et des intendants ont payé au prix fort leur proximité avec Jammeh. Ainsi, son plus ancien chef du protocole, Alagie Ousman Ceesay, et un ancien aide-soignant, Yusupha Sanneh, ont témoigné de mauvais traitements au Palais.
Jammeh, raconte Jarju, était capricieux en matière d’alimentation et de sommeil. Il prenait parfois son déjeuner à 18 heures et son dîner à 3 ou 4 heures du matin. « Parfois, il fallait s'asseoir et attendre jusqu'à 1 ou 2 heures du matin, quand il amenait des oies et disait : massacrez-les. Si vous abattez les oies à 2 heures du matin, quand finissez-vous de les préparer ? », interpelle Jarju. Jarju pense que le président ne dormait pas parce qu’« il avait fait du mal à trop de gens et qu’il avait peur qu'ils se vengent ». En raison du comportement du dictateur, les intendants et les aides-soignants dormaient pendant leur service. Jammeh venait avec un anti-moustique et le vaporisait sur leur visage, a déclaré Jarju. « Parfois, il leur versait de l'eau très froide sur le visage », a-t-il ajouté.
Plus on s'approche, plus l’on brûle
Jarju subissait comme les autres le comportement erratique et la paranoïa de Jammeh. « Je savais que le pire qu'il pouvait faire était de me tuer. J'étais habitué à ce que les gens soient arrêtés. Les gens étaient arrêtés tout le temps au Palais présidentiel », a-t-il affirmé. « C'était effrayant d’y travailler. Vous voyiez des gens être emmenés à l'Agence nationale de renseignement et vous ne saviez même pas pourquoi. » Jarju a été libéré en 2012, après quoi il s'est exilé au Sénégal pour ne revenir qu'en 2017 après que Jammeh ait fui la Gambie.
Jusqu'à présent, les preuves dont dispose la TRRC montrent que personne n'a enduré la colère de l'ex-dictateur plus que ceux qui le côtoyaient de près. Il aurait fait assassiner Haruna Jammeh et Merci Jammeh, ses propres cousins, selon Omar Jallow, l'un des tueurs à gages de l'ancien dirigeant qui a témoigné devant la Commission l'année dernière. D’autres témoins ont indiqué devant la Commission que son ancien chef de l’espionnage, Daba Marenah, et certains soldats de sa garde rapprochée ont disparu sur ordre de Jammeh.
Travail sans salaire
Autre témoin devant la TRRC, Ensa Keita était un ouvrier, fournisseur de gravier et de sable pour les travaux de construction. En 2005, il a accepté d’en livrer pour environ 2 600 dollars américains pour la résidence de Jammeh à Kanilai, le village natal du président, à environ deux heures de route de Banjul. L'intermédiaire pour le contrat s’appelait Aziz Tamba. Le travail a été fait, mais Tamba n'a pas voulu payer Keita. Keita s'est obstiné à demander son règlement jusqu'à ce qu’en 2006, Tamba et le président Jammeh en aient assez. « Le grand homme a dit qu'il ne paierait pas », a déclaré un jour Tamba à Keita. « Je lui ai dit ce n’est pas vrai », lui a répondu Keita, qui a continué d’insister, se plaignant même au chef du village et à l'imam. Puis il a reçu un appel de Tamba. « Viens à Kanilai. Le grand homme m'a donné ton argent ». Le lendemain, à 10 heures du matin, Keita était à Kanilai. À son arrivée, il a été directement conduit dans une cellule et torturé. Là, il allait rester sans inculpation pendant près de deux mois. Il a perdu plusieurs dents de devant et un testicule, a-t-il déclaré à la Commission.
Bassin à crocodiles
Les Junglers opéraient sur ordre de Jammeh. Une de leurs bases se trouvait à Kanilai. La cellule de Keita, dit-il, faisait face à la résidence présidentielle. « Quand j'ai demandé aux soldats, on m'a dit que j'étais enfermé sur ordre d'un certain Musa Jammeh. » Musa Jammeh - mort en 2007 - était un jungler de haut rang surnommé « Maliyamungu » en référence au célèbre bras droit de l'ancien dictateur ougandais Idi Amin Dada. A l'époque, il était le commandant opérationnel des Junglers.
Le lendemain de l'arrestation de Keita, Musa est venu le voir. Il l'a salué d'une gifle. « Je devais dire que je suis un rebelle. Il a dit que si je protestais, ils donneraient ma chair aux crocodiles », a déclaré Keita. L'ancien leader gambien avait un bassin à crocodiles dans sa résidence de Kanilai. Malgré les tortures quotidiennes et la faim, Keita estime avoir eu de la chance. Quelques jours après le début de sa détention, les soldats ont amené un certain Kajally Jammeh. Selon Keita, Sanna Manjang, un autre commandant des Junglers, a lancé au prisonnier : « Je vais te tuer, te trancher la gorge et donner ton corps en pâture aux crocodiles. » Une nuit, raconte Keita, l’homme a été sorti et massacré, sous ses yeux comme promis, devant sa cellule.
Disparitions forcées et sacrifices humains
Le témoignage de Keita était si choquant que l'avocat principal de la TRRC, Essa Faal, a conseillé d'empêcher les enfants de le regarder. Manjang aurait mis la tête de la victime dans un sac en polyéthylène et l'aurait apportée à la résidence de l'ex-président. Sulayman Sambou a aidé Manjang dans cet acte, a témoigné Keita. Sambou était un autre membre des Junglers, qui a été cité dans plusieurs autres affaires. Les deux, a précisé Keita, portaient un uniforme militaire. Selon Keita, une prisonnière du nom de Yama Colley, aurait également été étranglée, ce même jour, sous ses yeux.
Pendant des années, les Gambiens ont spéculé sur l'implication de l'ex-président dans des sacrifices humains. Keita a déclaré que les deux meurtres qui ont eu lieu près de sa cellule de prison ont été faits de manière sacrificielle et que leurs têtes ont été enlevées. Il a également nommé six autres personnes qui ont été amenées dans sa cellule de prison avant de disparaître. La Commission n'a pas encore établi le profil des victimes présumées disparues. C'est également la première fois que l'histoire de Kajally Jammeh et de Yama Colley est mentionnée devant la Commission.
Après un mois et vingt-et-un jours Keita a été libéré sans autre forme de préjudice, bien qu'il ait affirmé que le garde qui l'accompagnait l'avait informé que Musa Jammeh avait donné l'ordre de tuer Keita. Après son témoignage devant la TRRC, des collectes de fonds ont été lancées pour lui, comme pour d'autres victimes qui avaient témoigné devant la Commission. Finalement, Keita pourrait récupérer son argent...