Avec le développement de la justice pénale internationale, l’amnistie est souvent perçue comme un déni de justice. Or, l’analyse démontre que des amnisties bien pensées sont souvent nécessaires dans les processus de paix et qu’elles peuvent compléter des poursuites judiciaires qui s’avèrent, le plus souvent, très limitées.
Dans un monde globalisé, la justice pénale internationale est une nécessité mais reste un horizon d’attente. Les juges de la Cour pénale internationale (CPI) n’ont condamné pour crimes internationaux que quatre personnes (Lubanga, Katanga, Ntaganda et Al-Mahdi) en 18 ans. Bien sûr, la CPI n’est qu’une cour du dernier recours et, parfois, elle parvient à stimuler les justices nationales, lorsque les justices par exemple britannique et française poursuivent certains de leurs soldats qui ont commis des crimes de guerre en Irak ou en Côte d’Ivoire.
Mais dans le cas des violences de masse, les justices nationales n’ont simplement pas les moyens de poursuivre tous les auteurs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité à moins de renoncer à certains droits fondamentaux de la défense. Il aurait fallu des centaines d’années au Rwanda pour juger avec les règles d’un État de droit les 130.000 présumés génocidaires devant la justice nationale. C’est pour cela que les autorités ont recouru à une justice néo-traditionnelle, les gacaca, qui moyennant certaines conditions, y compris l’absence d’avocats de la défense, ont permis de finalement juger un million de personnes soupçonnées de participation au génocide des Tutsis, en 1994, et de réintégrer dans leurs communautés des dizaines de milliers d’exécutants du génocide. Le cas Rwanda, au demeurant, est un cas unique de justice de masse après un crime de masse.
289 amnisties prononcées entre 1990 et 2016
Selon les Nations unies et la CPI, l’amnistie est – en théorie – interdite pour les auteurs de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, bien qu’il n’existe ni traité, ni coutume internationale qui interdise explicitement l’amnistie pour de tels crimes. Cependant, la pratique des Etats – et même des Nations unies ! – témoigne d’une réalité beaucoup plus nuancée.
Constatons que le Tribunal spécial de la Sierra Leone – un tribunal semi-onusien – n’a poursuivi que les personnes considérées comme les plus responsables des exactions commises au cours de la guerre de civile entre 1991 et 2001 (13 inculpations, 9 condamnations) alors que des centaines de combattants qui auraient pu être jugés pour des massacres de civils ont été amnistiés dans le cadre de l’accord de paix de Lomé de juillet 1999, signé avec le plein soutien des Nations unies. En réalité, ni la société sierra léonaise qui s’extrayait difficilement d’un terrible conflit, ni le système judiciaire n’était en mesure ou n’avait la volonté d’entreprendre de telles poursuites, lesquelles auraient pu déstabiliser le pays. Moralement insatisfaisante car accordée sans condition et de manière quasi-illimitée (blanket amnesty), l’amnistie était malgré tout préférable à l’impunité, ne serait-ce que parce qu’elle reconnaissait au moins superficiellement la réalité des crimes commis.
Le fait est que l’amnistie est et restera une composante souvent nécessaire des accords de paix. Selon the Amnesty Law Database, 289 amnisties ont été promulguées entre le 1er janvier 1990 et le 31 août 2016 durant un conflit, lors d’un accord de paix ou peu de temps après. Ces 289 amnisties concernent 75 pays, ce qui signifie que beaucoup de pays ont connu des lois d’amnistie successives, car le processus de transition implique de nouvelles situations qui n’avaient pas été prévues initialement. Ainsi, en Colombie, en 1997, la loi d’amnistie 418 est adoptée pour les combattants qui acceptent de se démobiliser. En 2002, la loi 782 étend l’amnistie aux paramilitaires des unités d’autodéfense. En 2005, la loi Justice et Paix complète les lois antérieures pour s’appliquer à des groupes illégaux jusqu’ici exclus des lois d’amnistie précédentes. En 2016, l’accord de paix avec les FARC prévoit une amnistie pour les crimes les crimes les moins graves.
Amnisties constructives
Si l’amnistie est une réalité incontournable, son usage est destructeur quand elle consolide l’impunité. Ainsi, sans doute avec l’assentiment de Washington, le parlement afghan a adopté en 2007 une loi d’autoamnistie générale pour tous les seigneurs de la guerre, qui n’a fait que contribuer à prolonger le cycle de violences. En revanche, des lois d’amnistie conditionnelles, avec des critères clairs, transparents et objectifs, combinées éventuellement avec des poursuites pénales sélectives pour les responsables des pires infractions peuvent avoir un effet constructif dans un processus de paix. C’est particulièrement vrai lorsque l’amnistie est conditionnée à des processus de désarmement ou à des mécanismes de justice, de recherche de la vérité ou à des programmes de réparation. C’est ce qui s’était passé en Afrique du Sud ; c’est le processus en cours au Niger, illustré par la libération d’ex-membres de Boko Haram, mouvement armé djihadiste, qui ont répondu à l’appel du gouvernement de déposer les armes ; et c’est toujours l’enjeu du plan de paix en Colombie, pour ceux qui n’ont pas commis les crimes les plus graves. Il y a assurément un bon usage de l’amnistie dans les processus de paix.
PIERRE HAZAN
Pierre Hazan est Senior Advisor en justice transitionnelle au Centre pour le dialogue humanitaire (CDH), à Genève. Ancien journaliste, il a été le co-fondateur de Justice Info. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la justice transitionnelle. Sa dernière publication est : Du bon usage de l’amnistie dans les processus de paix, (CDH, 2020).