Fin juillet 2014, deux ans et demi avant que le président gambien Yahya Jammeh ne tombe en disgrâce et ne soit contraint à l'exil en Guinée équatoriale, il a déclaré à la télévision nationale « dekabi ma ko mom » - « ce pays m'appartient », en langue wolof. C'était lors d'une réunion avec les membres du Conseil suprême islamique soutenu par l'Arabie Saoudite, les chefs religieux proches de Jammeh, en conflit avec certains des érudits traditionnels de Gambie. Le conflit portait sur le jour où les musulmans devaient observer l'Aïd al-Fitr, une fête musulmane d’après le Ramadan. Jammeh a déclaré que quiconque ne l'observerait pas à la date choisie par le Conseil suprême islamique serait arrêté.
Ousman Sonko était présent à la réunion. Lancé dans l’une de ses grandes envolées coutumières, Jammeh a menacé le ministre de l'Intérieur de lui faire visiter son « hôtel » - en référence à la prison centrale Mile 2 située à la périphérie de Banjul – s'il n'arrêtait pas quiconque priait un autre jour non autorisé.
Par la suite, plusieurs personnes ont été arrêtées, dont un éminent universitaire gambien, le Sheikh Sheriff Muhideen Hydara. Accusé de conspiration en vue de commettre un crime et de désobéissance à l'ordre légal, son procès a duré plus de neuf mois - de juillet 2014 à mai 2015 - jusqu'à ce que le juge Ebrima Jaiteh déclare qu' « aucun tribunal raisonnable ne pouvait assurer une condamnation ». En janvier de cette année, le fils aîné d'Hydara a affirmé devant la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC) que l'humiliation et l’« arrestation illégale » de son père avaient contribué à sa mort en 2019.
Coopération directe et indirecte
C'est le genre de témoignages produits devant la Commission gambienne qui peut intéresser la justice suisse. En effet, depuis 2017, Sonko est emprisonné en Suisse où il est poursuivi pour des crimes graves commis sous son autorité en Gambie.
Né en 1969, Sonko a été ministre de l'Intérieur de Jammeh durant dix ans, de 2006 à 2016. Militaire de carrière, Sonko était au début de l'année 2000 le commandant du bataillon des gardes de l'État, une force d'élite qui gardait l'ancien dictateur gambien. Puis il a quitté l'armée, et a été nommé inspecteur général de la Police nationale. Il est ensuite devenu un membre clé du gouvernement.
En 2016, lorsque les tensions politiques et les protestations de l'opposition se sont intensifiées en Gambie, Sonko et Jammeh se sont séparés. Les raisons en restent inconnues. Mais Sonko s'est enfui en Suède, d'où il est parti, après une demande d'asile infructueuse, s’installer en Suisse. En janvier 2017, peu après le départ en exil de Jammeh après 22 ans au pouvoir, Sonko a été arrêté par les autorités suisses. Une ONG suisse, TRIAL International, avait déposé une plainte contre lui pour violation des droits humains. Sonko est actuellement en détention préventive et son cas est examiné par le bureau du procureur général de la Suisse.
Entre-temps, des centaines de témoignages ont été déposés devant la TRRC pendant un an et demi. Le nom de Sonko est apparu dans plusieurs d'entre eux. « Le gouvernement gambien, par l'intermédiaire du ministère de la Justice, coopère pleinement avec les autorités suisses dans l'affaire Sonko », a déclaré le procureur général de Gambie, Abubacarr Tambadou, à Justice Info. Cependant, Trial International déclare de son côté avoir transmis « des documents, y compris des témoignages devant la TRRC, au procureur suisse ». Selon Emeline Escafit, l'experte de TRIAL International pour la Gambie, ils « ont déposé des informations basées sur (leur) propre enquête, mais les informations provenant de la Commission vérité, réconciliation et réparation ont été très précieuses à la fois pour notre enquête et pour l'affaire. Nous espérons que cela aidera à la faire avancer ».
L’homme qui passait les ordres de Jammeh
« La TRRC s'intéresse à Ousman Sonko », a déclaré le secrétaire exécutif de la Commission, le Dr Baba Galleh Jallow, qui assure que les enquêtes sur Sonko et toutes les personnes citées négativement devant la Commission sont en cours, alors que la Commission s'efforce de mettre fin à ses audiences publiques d'ici octobre 2020. « Je pense que c'est une bonne chose que des parties extérieures, qu'il s'agisse de systèmes judiciaires ou d'autres institutions, suivent les procédures de la TRRC et les trouvent utiles dans leur travail. Cela montre que la Commission est prise au sérieux dans le monde entier », ajoute Jallow. De l'arrestation d'Hydara à la torture de l'imam Ba Kawsu Fofana, Sonko est surtout cité comme quelqu'un qui transmet les ordres de Jammeh, pour exécution, à des subalternes.
Ainsi, le 14 avril 2016, le militant de l'opposition Ebrima Solo Sandeng et 15 autres partisans du Parti démocratique unifié ont été arrêtés et emprisonnés. Ils protestaient pour des réformes électorales. Pendant sa détention, Sandeng aurait été torturé à mort. Plusieurs de ses collègues auraient été gravement torturés. Parmi eux se trouvait Fatou Camara, qui a comparu devant la Commission le 25 octobre 2019. Camara estime que Sonko est responsable des mauvais traitements qu’ils ont subis à la prison centrale de Mile 2, ainsi que des tortures qu’ils ont aussi subies à l'Agence nationale de renseignement.
Le nom de Sonko est également lié au destin de l'Imam Ba Kawsu Fofana. En 2012, Fofana a été arrêté après plusieurs mois de conflit avec Jammeh et ses clercs du Conseil suprême islamique. Il a été détenu au secret pendant neuf jours. Il a ensuite fui le pays pour la Casamance, dans le sud du Sénégal, où il a vécu jusqu'en 2015, date à laquelle il a été autorisé à revenir. Il a déclaré que pendant sa détention, il a été torturé, que son doigt a été brisé, et que c'est Sonko qui lui a dit pendant son interrogatoire que son doigt avait été cassé sur ordre de Jammeh. « Une dizaine de personnes me frappaient avec des tuyaux alors qu'ils me couvraient la tête avec des sacs en nylon », a déclaré Fofana.
Le meurtre du lieutenant Manneh
L'un des plus célèbres partisans du président Jammeh au début de son règne était le lieutenant Almamo Manneh. Devant la Commission vérité, le nom de Manneh est apparu en relation avec plusieurs allégations de torture de détenus politiques en 1995 et 1996. Cependant, en janvier 2000, le temps de Manneh est venu de subir la colère de Jammeh. Il a été accusé de comploter pour le renverser, avec le lieutenant Landing Sanneh.
A l'époque, Sanneh était commandant du bataillon de la Garde d'Etat et Manneh était son ami proche, selon le lieutenant Lalo Jaiteh, l'aide de camp de Jammeh à l'époque. Sonko, lui, était le second de Sanneh au sein de la Garde d'Etat. Jaiteh, qui vit actuellement en Suisse, a déclaré à la TRRC, le 26 septembre, avoir fait une déposition dans le dossier suisse. Il était dit-il avec le président à Kanilai, son village natal, lorsque Jammeh a sorti une cassette prétendument enregistrée par Sonko. Selon Jaiteh, des soldats y discutaient de la possibilité de préparer un coup d'État.
Dans l'enregistrement audio, il a reconnu les voix de Sanneh et Manneh. Jammeh lui a immédiatement demandé d'appeler ses ministres, et de constituer une équipe pour aller arrêter Manneh et Sanneh. L'arrestation conformément aux ordres de Jammeh était coordonnée par Sonko. En moins d'une heure, Sonko est revenu. « J'étais terrifié quand il m'a dit que le corps de Manneh était dans le coffre du véhicule », a déclaré Jaiteh. Sonko a expliqué qu’il avait résisté à l'arrestation et leur avait tiré dessus. Ils avaient riposté, le tuant. « Je connaissais Almamo [Manneh] et c'était un bon soldat. Qu'il tire sur six personnes dans une pièce et ne blesse personne, ce serait surprenant. Je ne croyais pas à l'histoire de Sonko », a déclaré Jaiteh. « Je pense que Sonko avait intentionnellement prévu de tuer Manneh », a-t-il ajouté. L'équipe a ensuite procédé à l'arrestation de Landing Sanneh.
Sonko accusé d’esclavage sexuel
Mais Jaiteh n’est pas la seule personne à suspecter Sonko d'avoir tué Manneh. La veuve de Manneh, Binta Jamba, a également accusé Ousman d'avoir tué son mari. Et elle a également fait une déclaration devant la justice suisse. Le 30 octobre 2019, Jamba a témoigné devant le TRRC. Elle a fait bien plus qu'accuser Sonko de la mort de son mari. Elle a affirmé que Sonko avait fait d'elle une esclave sexuelle et qu’il l'avait « violée plus de 60 fois ».
Cette mère de 51 ans, qui vit aujourd'hui en Caroline du Nord, aux États-Unis, a déclaré que l'ancien ministre avait commencé à la harceler depuis qu'il était commandant des gardes de l'État jusqu'à sa nomination comme inspecteur général de la Police, puis comme ministre de l'Intérieur. Jamba était elle-même un officier de police de rang inférieur. Elle se souvient que la première tentative de viol de Sonko s'est produite dans son bureau. Dans toutes ces scènes, Sonko avait toujours un pistolet. Cela la terrifiait, disait-elle. « Il m'a pris les mains et m'a jetée sur le lit », a-t-elle raconté à propos d'une de leurs rencontres.
Le massacre des migrants
Puis il y a eu les preuves du meurtre, en juillet 2005, de 54 migrants ouest-africains, principalement des Ghanéens, sommairement exécutés. Tandis que l'ordre viendrait de Yahya Jammeh, les enquêtes de TRIAL International et de Human Rights Watch publiées en mai 2018 ont souligné que le ministre de l'Intérieur Sonko était présent à différentes réunions avant cet incident. Les migrants ont été pris à Barra, une ville côtière séparée de la capitale gambienne Banjul par un fleuve. Des témoins ont déclaré que Sonko avait demandé à la Marine nationale de transférer les migrants par bateau au quartier général à Banjul. Selon un commandant, au moins deux des hauts fonctionnaires, Sonko et l'ancien directeur de l'Agence nationale de renseignement Daba Marenah, ont appelé Jammeh depuis le quartier général de la marine. Aussi, plusieurs anciens tueurs à gages de l'ex-président ont avoué devant la TRRC avoir participé aux exécutions de migrants ouest-africains.
LA COMMISSION VÉRITÉ DE GAMBIE PRÉSENTE UN RAPPORT INTÉRIMAIRE
Le 29 avril, la Commission vérité, réconciliation et réparations de la Gambie a remis son rapport intérimaire au ministre de la Justice, Abubacarr Tambadou. Le rapport ne couvre que les activités de la Commission au cours de sa première année d'existence et ne contient aucune recommandation de poursuites judiciaires à ce stade. Le mandat de la TRRC se termine en 2020, avec possibilité de prolongation.
Jusqu'à présent, la Commission a recueilli 462 déclarations de victimes et de témoins de violations des droits humains. Mais au total, l'Unité de soutien aux victimes de la TRRC a enregistré 941 victimes de différents types de violations et d'abus. 217 personnes ont témoigné depuis le début des audiences publiques, le 7 janvier 2019, dont 40 auteurs présumés ou ‘personnes mentionnées négativement’, et 25 Gambiens de la diaspora, par vidéo.