La vérité est en pause depuis que la Commission vérité et réconciliation (CVR) a été contrainte de reporter des dizaines de réunions et de fermer temporairement ses 28 "maisons de la vérité" régionales. La justice a également été mise à mal, car la juridiction spéciale pour la paix (JEP), le bras judiciaire du système de justice transitionnelle, a dû suspendre les audiences publiques et reporter les délais dans la plupart des procédures.
Mais ce sont les victimes du conflit armé qui dure depuis 52 ans en Colombie qui ressentent le plus singulièrement les incertitudes engendrées par le Covid-19, car la pandémie a simultanément rendu beaucoup d'entre elles plus vulnérables qu'elles ne l'étaient et a relégué au second plan la mise en œuvre de l'accord de paix de 2016 dans le débat public. Plus important encore, cela éloigne encore plus le temps des réparations.
« Si nous restons chez nous, nous risquons d’être tués »
« La meilleure façon de se protéger du coronavirus est de rester chez soi, mais si nous restons chez nous, nous risquons d'être tués », a déclaré Leyner Palacios, un dirigeant afro-colombien respecté, lors d'une audition publique sur la situation des victimes, le 9 avril, jour où la Colombie commémore ses 8,9 millions de victimes du conflit.
Ses mots soulignent la douloureuse équation à laquelle sont confrontées de nombreuses victimes aujourd'hui : le verrouillage national, conçu pour aplatir la courbe des infections au Covid-19, est mis à profit par des bandes armées pour poursuivre leurs rackets et reprendre le contrôle du territoire dans plusieurs régions, exposant des communautés entières à leurs menaces dans le contexte d'une présence réduite des institutions de l'État.
La communauté de Palacios, Bojayá, est emblématique. Le nom de cette petite ville fluviale de la région du Pacifique est attaché à un massacre tristement célèbre survenu en 2002, quand les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) - qui ont déposé les armes suite à l'accord de paix - ont bombardé une église où 119 villageois avaient trouvé refuge. En 2016, c'est dans cette même ville que des commandants des FARC ont pour la première fois reconnu publiquement leur responsabilité.
Bien que les conditions de sécurité se soient améliorées au cours des dernières années, elles ont récemment empiré. Les affrontements entre groupes armés ont entraîné le déplacement de 74 familles indigènes Embera en avril, et des centaines d'autres vivent actuellement sous la menace. Palacios lui-même a été pris pour cible, ayant été forcé de quitter sa ville natale en janvier après avoir reçu des menaces de mort et avoir vu l'un de ses gardes du corps assassiné en mars.
Des centaines de communautés rurales comme Bojayá craignent désormais l'arrivée de la pandémie dans les régions les plus pauvres, qui ont toujours manqué d'infrastructures et de services de santé, largement accessibles aux citadins plus aisés. Même si la majorité des 8.613 cas de Covid-19 recensés en Colombie au 4 mai étaient localisés dans les grandes villes et leurs banlieues, un département éloigné comme l'Amazonie a la plus grande concentration de cas par tête d’habitant, avec seulement huit unités de soins intensifs disponibles.
Réparations suspendues, dans des régions ravagées par la guerre
Ce sont également dans les régions rurales que les victimes ont placé les plus grands espoirs dans l'accord de paix, escomptant de meilleures conditions de vie et de nouvelles opportunités. De fait, le système de justice transitoire innovant élaboré en Colombie est centré sur les droits des victimes à la vérité, à la justice et aux réparations, liant tout bénéfice juridique pour les auteurs de crimes à la reconnaissance de leur responsabilité et à des actions de réparation envers ceux qui ont souffert. Un bon exemple est Humanicemos, une organisation créée par un groupe d'anciens rebelles des FARC pour éradiquer les mines terrestres qui, comme l'a décrit Justice Info, est freinée par des obstacles bureaucratiques.
Ce modèle reflète en grande partie les priorités des victimes. Sur les 27.000 propositions transmises aux négociateurs de la paix à La Havane, les victimes ont souligné la nécessité de reconstruire leur vie (34 %), puis sur celle de connaître la vérité (16 %), et enfin celle de voir s’exercer la justice (11 %).
Ainsi, l'accord de paix souligne l'importance d'intensifier les formes collectives de réparations qui permettent d'atteindre un plus grand nombre de victimes. La pierre angulaire de cette approche est une série de plans d'investissements régionaux visant à construire des infrastructures clés, à améliorer les services publics et à relancer économiquement les régions les plus dévastées par la guerre. Connus sous le nom de « plans de développement territorial », ils recouvrent dans 16 groupes régionaux les 170 municipalités présentant les taux de pauvreté et de victimes les plus élevés, ainsi qu'une grande faiblesse institutionnelle et la présence d'économies criminelles.
Cette approche territoriale a l’immense avantage de refléter les besoins, les désirs et les projets des communautés, garantissant que les programmes de l'État ne sont pas conçus dans un bureau, mais intègrent réellement les idées des paysans, des indigènes et des Afro-Colombiens
Durant un an, à la fin de la présidence de Juan Manuel Santos, 250.000 habitants des zones rurales de ces régions ont participé à plus de 1.600 réunions au cours desquelles ils ont identifié collectivement leurs besoins les plus pressants. Puis, au cours de la première année de mandat de son successeur Iván Duque, les informations provenant de ces communautés locales et des municipalités ont été compilées pour dresser des listes de travaux à réaliser.
Ce processus participatif ambitieux - et souvent chaotique - est maintenant dans sa phase finale, le gouvernement Duque s'efforçant de le traduire en feuilles de route détaillées établissant les priorités d'investissement, les responsabilités institutionnelles et les sources de financement pour chacun des 16 groupes régionaux sur une période de 15 ans. Au bout du compte, comme l'a écrit Justice Info, même les sanctions imposées aux commandants des FARC devraient être liées à des tâches spécifiques, comme la construction de routes.
La première de ses feuilles de route, pour la région de Catatumbo à la frontière du Venezuela, a été finalisée en février. Dans un pays très centralisé où les voix des communautés sont rarement entendues, ce changement est à saluer. « Cette approche territoriale a l’immense avantage de refléter les besoins, les désirs et les projets des communautés, garantissant que les programmes de l'État ne sont pas conçus dans un bureau, mais intègrent réellement les idées des paysans, des indigènes et des Afro-Colombiens », explique Menderson Mosquera, un représentant national de victimes basé à Antioquia.
Mais la pandémie de Covid-19 est venue paralyser ces plans d'investissement, précisément au moment crucial où les communautés devaient commencer à voir se concrétiser un processus de trois ans, par des travaux publics. Les représentants du gouvernement ne pouvant se déplacer, 15 feuilles de route doivent encore être conçues et approuvées par les communautés et des milliers de victimes attendent encore l'une de leurs voies de recours les plus tangibles.
Le changement de nom des FARC dans les limbes
Une forme de réparation symbolique attendue de nombreuses victimes a également été reportée, le parti politique fondé par les anciens rebelles des FARC ayant été contraint de suspendre son congrès national prévu mi-avril. Son programme prévoyait un changement de nom, dont il a désespérément besoin. Après le désarmement des FARC mi-2017, le parti nouvellement formé a été pris dans un débat interne animé, sur la question de savoir s'il fallait ou non se distancer radicalement de la marque FARC. Finalement, il a choisi de conserver l'acronyme que les Colombiens connaissaient, en recourant à une légère variation de leur nom, en se rebaptisant la Force Révolutionnaire Alternative des Communes.
Ce choix a été perçu par la plupart de leurs victimes comme une gifle et une preuve de leur manque de contrition. Ce sentiment s'est encore renforcé lorsqu'une minorité d'anciens commandants a annoncé en août qu'ils abandonnaient l'accord de paix et reprenaient les armes. C'est cette faction désormais en fuite, dirigée par l'ancien négociateur en chef "Iván Márquez", qui avait le plus insisté pour préserver l’ancienne identité. Tout cela a ajouté de la confusion, un parti politique et un groupe rebelle revendiquant tous deux la propriété de la marque FARC.
Le consensus au sein du parti est dorénavant de laisser tomber leur nom, très impopulaire. « Une bonne partie d'entre nous a pensé qu'il était préférable de laisser derrière nous un nom et un acronyme liés à la guerre et à ses circonstances (...) Beaucoup de choses se sont passées depuis et nous devons nous mettre au diapason », a déclaré l'année dernière Rodrigo Londoño, chef militaire des FARC et candidat à la présidence aux élections de 2018.
Au moins quatre noms ont été présentés : Nouvelle Colombie, Parti des Communes, Force des Communes et Parti de la Rose, en allusion à la rose rouge qu'ils avaient choisie comme symbole de leur nouveau départ. Mais ils ne peuvent le faire qu'avec un vote majoritaire de leurs affiliés, ce que la crise sanitaire ne permet pas pour l'instant.
Les compensations individuelles tarderont
Alors que les inquiétudes concernant l'état de préparation du système de santé colombien sont aggravées par la dépression économique, certaines autorités locales sont déjà confrontées à des décisions concernant la réaffectation de fonds initialement destinés aux réparations vers l'aide humanitaire aux victimes qui en ont le plus besoin maintenant.
Un député du parti au pouvoir de Duque a même proposé d'affecter la totalité du budget des programmes liés à la paix à la lutte contre le Covid-19, contraignant le ministre des Finances et d'autres hauts fonctionnaires à nier, avec force, que le gouvernement profite de la crise sanitaire actuelle pour modifier un accord de paix qu'il n'aime pas mais qu'il est constitutionnellement obligé de mettre en œuvre.
Quoi qu'il en soit, la pandémie retardera probablement les compensations individuelles que le gouvernement colombien a commencé à payer suite à la loi historique de 2011, qui avait reconnu pour la première fois les victimes du conflit armé. Seulement 13,8% des 7,2 millions de victimes éligibles les ont reçues jusqu'à présent et à ce rythme il faudrait 75 ans pour résorber le retard, selon un récent rapport du Congrès, publié avant la crise sanitaire.
C'est précisément parce que ce délai va au-delà de la durée de vie de la plupart des victimes et parce que les réparations financières se sont avérées si coûteuses et si lentes que l'accord de paix insiste sur une approche collective de la réparation, qui a plus de chances de satisfaire davantage de victimes. Mais bon nombre de ces actions communautaires sont également en retard, et pas seulement les plans de développement territoriaux. Comme l'a rapporté Justice Info, les FARC ont été réticentes à intensifier les cérémonies au cours desquelles elles reconnaissent leur responsabilité et demandent pardon aux victimes.
Enfin, le plan national de réhabilitation psychosociale prévu par l'accord de paix, qui vise à améliorer l'accès aux services de santé mentale et à aider à rétablir la confiance au niveau communautaire, est lui aussi suspendu. Le ministère de la Santé qui en a la charge, endosse aujourd’hui la responsabilité écrasante de coordonner la réponse nationale au Covid-19.