La justice est aujourd’hui bloquée et transposée. Le Covid-19 a entravé son cours et, comme au sujet de beaucoup d'autres questions sociales urgentes, il a presque anéanti l'attention nécessaire pour combattre l'impunité des auteurs de violations des droits de l'homme. Une réorientation et une promotion majeures doivent avoir lieu pour que la justice ne soit pas perdue. Alors que la pandémie semble plus grande que nature et que la peur prend le dessus sur la rationalité, la place de l'arbitraire et de l'injustice s'accroît. Les programmes publics et privés sont de plus en plus obnubilés par la logique inexorable du Covid-19.
L'adaptation et la réponse aux difficultés résultant de la crise du Coronavirus ne doivent pas impliquer que nous mettions en veilleuse d'autres problèmes sociaux urgents. La tendance actuelle à déplacer ou détourner toute l'attention, ou une grande partie d’elle, sur la crise du Coronavirus fait fi du fait que les problèmes sociaux structurels ne disparaîtront pas mais s'aggraveront plutôt (et probablement) avec le temps. Les réponses humanitaires et économiques à la crise du Covid-19 sont impératives. Mais ces réponses ne doivent pas déloger ou supplanter complètement des objectifs sociaux importants, tels que la quête des responsabilités en matière de droits de l'homme.
Élan coupé, perte des ressources disponibles
Les initiatives de promotion de la justice et les processus de justice transitionnelle ont été durement touchés par le Covid-19. En plus de la perte d'élan - causée par le ralentissement des affaires judiciaires, l'arrêt des audiences publiques et le refroidissement des exigences sociales suite, entre autres, aux ordres de distanciation sociale – nous observons que, partout en Amérique latine, associations communautaires et défenseurs nationaux des droits de l'homme alertent sur la diminution du soutien à ces initiatives et sur le fait que les donateurs portent leur attention sur les retombées humanitaires du Coronavirus. Les représentants des bailleurs de fonds privés et publics ont, en privé, exprimé leur inquiétude face aux changements drastiques des priorités et de la perte, dans un avenir proche, des ressources disponibles pour soutenir la promotion de la justice.
Rendre des comptes sur des atrocités commises dans le passé faisait déjà l'objet d'une forte résistance ; l'épidémie de Coronavirus y ajoute un nouvel obstacle. Si l’on n’y prend pas garde, ce déplacement temporaire de la centralité des initiatives de justice peut devenir permanent. Les auteurs des crimes et leurs commanditaires saisiront toutes les occasions pour faire reculer les avancées de la justice. L'établissement des responsabilités est une affaire litigieuse. Tout facteur favorisant l'une des parties peut rapidement modifier l'équation de la justice. Dans la situation actuelle, le Covid-19 pèse en faveur d’un report ; et tout report tend à une mise à l’écart de la justice.
La crise du Coronavirus : une armure contre l’information ?
Face aux atrocités commises dans différentes parties du monde, l'épidémie virale sert d’armure sur le plan de l’information, ou de mécanisme de déni. La surcharge d’articles liés au Coronavirus a conduit à négliger l'information sur les dynamiques de répression et de violence en cours, comme par exemple la dissidence politique au Nicaragua ou les attaques contre les communautés bouddhistes dans le Rakhine, au Myanmar. De même, les conflits armés, comme au Nigeria, en Colombie, en Libye ou au Yémen, ne retiennent plus l'attention du public. Comme un grand nombre des atrocités commises ne sont pas recensées, le déni peut devenir plausible.
La recension initiale d'un acte violent par les médias est souvent la première information qui justifie une plainte pénale dans les dossiers sur les crimes graves. Qu’il soit intentionnel ou non, le manque actuel d’informations sur les actes de torture et les tueries en cours facilite le déni ou l'oubli, deux facteurs qui entravent la possibilité d’une justice dans le futur.
Cette brève liste illustre à peine les nombreuses autres situations ignorées ou étouffées par la surcharge d'informations sur la crise du Covid-19, autre manifestation d’une transposition de la justice.
Les limites des audiences virtuelles
Après le choc initial et un temps de réaction, les systèmes nationaux, comme en Colombie, en Argentine, à Singapour ou aux États-Unis, ont commencé à recourir à la communication virtuelle pour relancer procédures judiciaires et processus de justice transitionnelle. Cependant, cette solution de la "salle d'audience virtuelle" recèle de nombreux problèmes et n'apporte pas de solution facile, même dans les cas les plus simples. En ce qui concerne les crimes graves et les crimes des puissants, la solution virtuelle pourrait ne pas être une solution du tout.
Les affaires liées aux crimes d'État ou aux crimes des puissants sont très litigieuses et très controversées. Elles ont tendance à être très chargées politiquement et symboliquement. La salle d'audience virtuelle ne contribue guère à convoyer le caractère prestigieux et marquant d’une justice rendue, ni à évoquer la grandeur et l'émerveillement inspirés par une véritable enceinte judiciaire. Pour l’ensemble des parties et pour le public, les audiences virtuelles retirent à la justice rendue son humanité.
Le cadre virtuel n'est pas un forum approprié pour des débats complexes sur la preuve, les vives joutes judiciaires ou le recours probable aux tactiques dilatoires qui accompagnent ce type de procédures. Sur le plan juridique, à tout le moins dans les affaires complexes, le support virtuel est susceptible de faire obstacle aux préoccupations légitimes de toutes les parties sur la régularité des procédures et sur le risque de préjudice. Ce reconditionnement hâtif de la justice va à l'encontre de nombreuses valeurs et attentes culturelles. Par exemple, le rituel et le formalisme qui accompagnent la justice ne peuvent être reproduits sous forme virtuelle.
Bien qu'elles aient l’apparence une solution miracle, les audiences virtuelles ne suffiront pas dans les affaires où le symbolisme doit accompagner la justice. En Colombie, certaines victimes et certains défenseurs des droits de l'homme ont déjà manifesté leur mécontentement face à l'annonce de procédures virtuelles devant la Juridiction spéciale pour la paix. Avant que l'utilisation accrue de moyens virtuels pour mener des procédures judiciaires ne soit adoptée dans des endroits comme la Colombie, d'autres alternatives devraient être explorées, par exemple les adaptations physiques (y compris en termes d'espacement et de protections transparentes) réalisées dans la salle d'audience, en Allemagne, où se déroule le procès d’Anwar Raslan et Eyad al-Gharib pour des crimes contre l'humanité qui auraient été commis en Syrie.
Les audiences et les procédures qui ne se prêtent pas à une retransmission virtuelle doivent être clairement identifiées et menées en personne, avec les adaptations nécessaires. En outre, étant donné que certaines audiences virtuelles semblent inévitables, il convient de concevoir des techniques de préparation, de mise en œuvre et de suivi appropriées, afin de garantir que les procédures, à tout le moins, ne causent pas de préjudice et protègent correctement les droits.
L'exemple de la Cour interaméricaine des droits de l'homme
Les tensions découlant de l'introduction rapide d'outils virtuels pour faire avancer la justice sont en train de devenir évidentes devant la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Pressée par un contentieux croissant, cette cour a décidé d'aller de l'avant en adoptant la salle d'audience virtuelle. Or, si elle est pratique, cette mesure se heurte à la conception de la justice qu'ont les personnes qui recherchent depuis des décennies la vérité et l’établissement des responsabilités. Pour de nombreuses victimes, voir leur journée symbolique au tribunal réduite à un moment virtuel fugace n'est pas acceptable. En outre, cette mesure semble aller à l'encontre de la rhétorique grandiloquente qui présente la procédure devant un tribunal des droits de l'homme comme une forme de réparation pour les victimes de violations des droits de l'homme.
Commode, le recours aux moyens virtuels peut ainsi se transformer en affront à la dignité des personnes ayant attendu des décennies une justice tardive.
Au Chili, la tentative de profiter du Covid-19 pour sortir de prison
Le Covid-19 a également mis en lumière un modèle systémique - bien que grossièrement ignoré - de violations des droits de l'homme dans les prisons. La préoccupation soudaine pour les droits des prisonniers, par exemple dans les pays d'Amérique latine, ne découle pas d'un nouvel engagement officiel en faveur d’une plus grande humanité et dignité au sujet des conditions de détention, mais plutôt du fait que les autorités veulent éviter d’être responsables des décès à venir. Aucune des mesures annoncées, par exemple en Argentine ou en Colombie, ne s'attaque à la question structurelle : le développement de la solution punitive et le mépris absolu des conditions de privation de liberté.
Au Chili, de puissants prisonniers, pas exactement ceux qui sont détenus dans des prisons surpeuplées, ont rapidement eu recours à des considérations humanitaires pour tenter de sortir de prison, après que toutes les autres tentatives de réduire leurs condamnations pénales liées à des violations des droits de l'homme commises pendant la dictature avaient échoué. Ces criminels condamnés sont détenus dans un centre de détention spécialement aménagé juste pour eux, loin des installations surpeuplées où la distanciation sociale est tout simplement impossible, et ils ont accès à des hôpitaux militaires spéciaux.
Il n'existe pas de réponse facile, car le Covid-19 est une menace réelle. Cependant, son instrumentalisation pour accorder aux criminels d'État une carte de sortie de prison sans qu’un lien direct avec une situation menaçant leur santé ou leur vie n’ait été démontrée est une manipulation. Elle fait appel au sentiment de peur irrationnel qui plane sur cette période de Covid. En l’espèce, certaines des victimes qui se sont opposées à cette tentative de libération anticipée ont été accusées d'inhumanité - illustrant un étrange renversement du peu de justice rendue au Chili après des décennies de demandes persistantes de la part des victimes, qui vieillissent et meurent également.
Cette tentative spécifique de manipulation de la crise du Covid a été évitée au Chili, du moins pour l'instant. Elle présente néanmoins des dilemmes complexes (éthiques, politiques et juridiques) qui se poseront ailleurs - par exemple, dans le contexte du processus de justice transitionnelle en Colombie, où la Juridiction spéciale pour la paix est aux prises avec une libération anticipée pour raisons humanitaires liées au Covid de certains détenus (condamnés ou détenus à titre préventif). Une perspective qui survient alors que les détenus n'ont pas encore collaboré avec les mécanismes de justice transitionnelle, provoquant ainsi chez certaines victimes un sentiment d'injustice. En outre, d'autres se sont plaints que les libérations anticipées ne sont pas appliquées de manière égale aux membres de la guérilla, généralement détenus dans des conditions dégradées et inhumaines, et plus exposés aux risques liés à Covid-19 que leurs homologues militaires détenus dans des centres de détention spéciaux.
Encore une fois, pas de réponse facile !
Les réponses au Covid-19 ont donc un impact sur le cours de la justice et la lutte contre l'impunité. Les problèmes et les dilemmes abordés ici (et bien d'autres) ne vont pas disparaître. L'environnement de crise favorise les mesures d’exception et un recul de l'administration de la justice. Il faut concevoir des mesures de contrôle et d'adaptation empêchant que la fièvre du Covid-19 n'annule les effets de succès durement acquis et la levée de nombreux obstacles rencontrés pour que des comptes soient rendus. Pour l’heure, la justice est bloquée et transplantée. Nous pouvons éviter de la perdre. Pour cela, nous devons d'abord reconnaître et comprendre raisonnablement les faits et, en conséquence, agir stratégiquement et avec détermination pour contrer des changements injustifiés.
MICHAEL REED-HURTADO
Michael Reed-Hurtado est un avocat et journaliste colombien/américain qui a plus de 25 ans d'expérience dans les droits de l'homme, la justice pénale et l'action humanitaire, principalement en Amérique latine. Il enseigne à l'université de Georgetown, aux Etats-Unis, où il se concentre sur la criminalité d'État, la violence collective, la négation des atrocités et la sociologie du mensonge. Il est directeur des opérations au Centre Guernica pour la justice internationale.