Ce 9 juin, il y a eu des cris, des chants et des pleurs de joie dans le camp de déplacés d’al-Salam, près d’al-Fasher, capitale du Nord Darfour, où près de 50.000 personnes attendent depuis 2005 de pouvoir vivre décemment et en paix. La plupart avaient perdu tout espoir qu’une justice leur soit rendue pour les atrocités subies depuis le déclenchement de la guerre du Darfour en 2003.
Ce mardi, lorsque nous l’appelons au téléphone, la voix de « Dozana » Mohamed Ibrahim, professeur d’anglais sur la fin de sa trentaine est joyeuse, pimpante. Au même moment, Ali Kosheib est dans un avion militaire affrété par la France, qui a décollé de Bangui, en Centrafrique, pour La Haye et la prison de la Cour pénale internationale (CPI), aux Pays-Bas. Treize ans après le mandat lancé contre lui par la CPI, dix-sept ans après les premières exactions dont il est accusé, « tout le monde, dans le camp, suit la progression de l’avion vers La Haye ! », nous raconte Dozana. « Nous attendions ce moment depuis si longtemps. C’est le premier qui sera jugé, et cela signifie que la loi s’applique et que c’en est fini de l’impunité ! » Autour de lui, des dizaines de jeunes gens brandissent des feuilles A4 sur lesquelles ils ont écrit « nous sommes avec la CPI », ou « Kosheib, va en enfer ».
« Un éleveur de bétail comme les autres »
Le patronyme d’Ali Mohamed Ali Abd Al Rahman, de son nom de guerre Ali Kosheib, apparaît sur la liste des personnes recherchées par la CPI le 27 avril 2007. Dans l’Ouest du Soudan, il est connu, et terriblement craint des villageois du Sud et du Centre Darfour, depuis 2003. Il appartient à la tribu Ta’esha, composante des Baqqara, des éleveurs semi-nomades qui se définissent comme « arabes » par rapport aux agriculteurs « africains noirs » avec lesquels ils sont parfois en conflit pour des rivalités foncières. Le nouveau prisonnier de la CPI était, décrit Suliman Baldo, spécialiste du Soudan et conseiller pour l’ONG Enough Project, « un éleveur comme les autres. Il appartient à l’organisation paramilitaire de sa tribu, qui protège les troupeaux de bétail des animaux sauvages et des voleurs. »
Le conflit du Darfour le fait basculer dans la guerre. En février 2003, une insurrection commence dans la zone du volcan Djebel Marra, menée par l’Armée de libération du Soudan (ALS) qui regroupe des membres des ethnies Four, Massalit, Zaghawa et Berti. Ces « tribus africaines » reprochent au gouvernement central des années de délaissement et, surtout, un manque de protection contre les attaques, de plus en plus nombreuses, des « tribus arabes ». En avril, l’ALS pénètre dans al-Fasher et s’empare de l’aéroport. A Khartoum, Omar al-Bachir décide de réprimer l’insurrection. Le gouverneur du Darfour Nord enrôle des miliciens Janjawid, issus des tribus arabes, et les arme.
Guerre contre-insurrectionnelle et nettoyage ethnique
Ali Mohamed Ali Abd al-Rahman est de ceux-là. Il se distingue par sa combativité et devient Ali Kosheib, à la tête d’une unité Janjawid. « Les milices n’étaient pas intégrées à l’armée soudanaise, rappelle Baldo. Elles étaient basées sur une cohésion ethnique et uniquement ethnique, et avaient leurs propres structures. Mais elles étaient parfois accompagnées, sur le terrain, par l’armée nationale et recevaient l’appui de l’aviation soudanaise. C’était des forces supplétives. » Des forces qui s’en prennent aux civils, dans une politique, délibérée, selon plusieurs enquêtes internationales, de nettoyage ethnique. « Il semblerait que ceux qui ont planifié et organisé les attaques sur les villages aient poursuivi l'intention de chasser les victimes de leurs maisons, principalement à des fins de guerre contre-insurrectionnelle », écrit en 2004 la Commission d’enquête internationale mandatée par le Conseil de sécurité des Nations unies, présidée par le professeur Antonio Cassese.
Trois ans plus tard, la CPI lance un mandat d’arrêt contre Ali Kosheib, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre, dont meurtre, déportation, torture, viol, persécution, attaque intentionnelle contre des civils, pillage, destruction. Le mandat précise qu’il aurait « enrôlé, armé, financé et approvisionné » des miliciens responsables d’attaques meurtrières en 2003 et 2004 au Darfour.
Kosheib, « nous connaissions tous son nom »
Guy Josif Adam, né en 1986 dans un village four proche du Djebel Marra, aujourd’hui étudiant en droit international à Harvard, garde des souvenirs épars et chaotiques de l’attaque de sa localité par les Janjawid. « C’était un lundi d’avril 2004. J’ai entendu des coups de feu, j’ai vu des hommes sur des pick-up, à cheval et à dos de chameaux, raconte le jeune homme. Ils ont mis le feu aux maisons, tiré sur des habitants. Je me suis mis à courir, j’ai été blessé, mais j’ai réussi à fuir. » Il n’a jamais revu ses parents. « Je suis certain que c’était les hommes d’Ali Kosheib, dit-il. Il sévissait dans cette région, nous connaissions tous son nom. »
Sa présence lors de massacres à Mukjar, Bindisi, Garsila et Deleig, quatre localités du Wadi Saleh, dans l’Ouest du Darfour, en mars 2004 est certifiée par des témoins interrogés par Human Rights Watch, quelques mois plus tard. La CPI l’accuse d’avoir été le trait d’union entre des dirigeants Janjawid et le gouvernement de Khartoum. Il n’a jamais été réellement inquiété par le régime al-Bachir. En 2006, celui-ci subit de fortes pressions internationales pour démanteler les Janjawids. Kosheib est alors arrêté, puis libéré sans mise en accusation. Une partie de ces milices est intégrée dans les forces régulières des gardes-frontières, une autre dans la réserve centrale de la police, une unité en fait militaire. C’est dans cette dernière que Kosheib obtient un poste de commandement.
En 2013, les Misseirya sont en conflit avec les Salamat. Les deux tribus « arabes » sont en compétition pour des terres et des ressources d’autant plus réduites que le gouvernement central, étranglé par la crise économique causée par l’indépendance du Sud Soudan, ne les finance plus. Les hommes de la réserve centrale de la police, en uniformes et véhicules de leur corps, prêtent main forte aux Misseirya. La responsabilité de Kosheib, un des dirigeants de cette réserve composée de membres de sa tribu des Ta’esha, alliée à celle des Misseirya, est largement mise en cause.
Kosheib se sentait en sécurité, même après la chute d’al-Bachir
Après la chute d’al-Bachir, en avril 2019, et la mise en place, en septembre de la même année, d’un gouvernement de transition, l’ancien chef des Janjawid réside sans être inquiété dans sa ville de Reheid al-Birdi, au Darfour Sud. Également recherchés par la CPI, Omar al-Bachir, Ahmed Haroun, ministre de l’Intérieur pendant les années terribles de la guerre du Darfour, et Abdulrahim Hussein, ancien ministre de la Défense, sont, eux, emprisonnés à Khartoum. « Le changement n’a pas atteint la région de Nyala au Darfour, explique Baldo. Ce sont les mêmes autorités qu’avant, donc Kosheib ne se sent pas en danger ». Ce qui le fait changer d’avis selon Baldo, ce serait l’annonce, en février 2020, que le gouvernement de Khartoum est prêt à remettre al-Bachir à la CPI. L’ancien chef de milice ne se serait plus senti en sécurité. L’intention affichée alors est restée lettre morte, mais Kosheib préfère quitter le Soudan et traverse la frontière vers la Centrafrique. C’est là qu’il s’est finalement rendu volontairement, selon un communiqué de la CPI. « Il a négocié pendant une semaine et c’est le procureur centrafricain qui est venu le chercher dans un hélicoptère de la Minusca, la force des Nations unies en Centrafrique », ajoute Baldo.
« Son transfert à La Haye est un pas très significatif, le premier, estime Baldo. Cela conforte la légitimité de la CPI et redonne de l’espoir aux deux millions de Darfouris déplacés et réfugiés. D’autant que, dans sa défense, Ali Kosheib impliquera certainement l’armée soudanaise, en disant qu’il obéissait aux ordres. C’est sa seule possibilité de défense. » Son procès, si les charges portées contre lui sont confirmées, pourrait en effet gêner certains militaires de haut rang, dont le général Abdelfattah Abdelrahman al-Burhan, qui n’est autre que l’actuel président du Conseil de Souveraineté, la plus haute instance de transition, et Mohamed Hamdan Dagolo, dit Hemetti, son numéro deux. Les deux hommes sont soupçonnés d’avoir commandité des atrocités au Darfour.
Vingt-quatre heures après le transfert d’Ali Kosheib à La Haye, les autorités soudanaises n’avaient encore fait aucun commentaire.