Que se passe-t-il depuis un an ? Qu’en est-il des 231 appels à la justice qui se trouvaient dans son rapport final ? Mise sur pied en août 2016, l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées s'est penchée sur les causes systémiques de toutes les formes de violences, y compris sexuelles, perpétrées à l'égard de ces femmes. Les quatre commissaires se sont appuyés, pour leurs recommandations, sur les 2.380 témoignages recueillis et ont conclu à l’existence d’un génocide colonial de l’État canadien. Conclusion que le gouvernement canadien, en la personne de son Premier ministre Justin Trudeau, avait officiellement acceptée, et qui s’accompagnait de l’engagement à y mettre fin.
Mais le rapport n’était pas sorti que le débat faisait déjà rage dans la société canadienne, y compris au niveau politique, pour contester la qualification de génocide. Selon Fannie Lafontaine, l’une des juristes qui a participé à la rédaction de l’analyse juridique de l’Enquête nationale, ces réactions, il y a un an, étaient « un déni de l’histoire, un refus de voir le passé colonial comme étant une violence, un génocide ». La nécessité de mettre en œuvre un plan d’action rapide et inclusif en paraissait d’autant plus prioritaire.
Un an après, le gouvernement canadien assure que des initiatives ont été mises en place, notamment des mesures législatives sur le soutien aux enfants autochtones, des investissements dans des stratégies de logement. Il dit aussi que la violence à l’égard de ces femmes et des filles est une « tragédie nationale qui se poursuit » et « qu’il reste encore beaucoup de travail à faire ». En décembre, la ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett, promettait aux familles qu’elles n’attendraient pas avant que « des mesures concrètes soient mises en place pour mettre fin à cette tragédie nationale » et elle s’engageait à mettre en œuvre le plan d’action promis, pour le premier anniversaire du dépôt du rapport.
Du côté des commissaires de l’Enquête, on se questionne. Difficile d’avoir l’heure juste, dit une commissaire, Michèle Audette, interrogée par Justice Info : « Je semblais comprendre, en posant des questions, qu’il y avait une réflexion et une mobilisation donc je me disais que ça bougeait… Mais on ne sait pas ». La présidente de l’Ong Femmes autochtones du Québec, Viviane Michel, est elle aussi perplexe : « Peut-être qu’il y a des choses de faites mais on n’a pas de compte rendu, pas de vue d’ensemble (...) il n’y a pas de transparence. »
Décolonisation en panne
Quelques jours avant la date anniversaire, l’annonce est tombée : le plan d’action est reporté en raison de la pandémie de Covid19.
Pour Viviane Michel, c’est juste un « prétexte, une excuse pour le travail qui a été manquant ». Et puis « ce plan n’est pas nouveau », rappelle Catherine Savard, une autre juriste qui a contribué à l’analyse juridique du rapport d’enquête. En 2017, un rapport provisoire, dans lequel un plan d’action était mentionné, avait été rendu public. De plus, la mise en œuvre des recommandations (ou « appels à la justice ») de l’Enquête nationale est une « obligation juridique du gouvernement pour remédier aux violations continues des droits des peuples autochtones et pour mettre fin au génocide qui perdure jusqu’à aujourd’hui », précise-t-elle.
Un an après, la juriste Lafontaine fait un constat inquiétant. « On voit un gouvernement fédéral qui choisit qui est à la table, quelle information il partage », dit-elle. « C’est comme si on avait voulu répliquer les modèles d’antan. On voit un statu quo très préoccupant qui reproduit l’idée que le gouvernement va réfléchir de son côté sur comment mettre en œuvre des recommandations alors que l’on veut un réel partenariat », comme mentionné dans le rapport. « Une décolonisation, c’est un partage de pouvoir », souligne par ailleurs Lafontaine.
La commissaire Audette veut croire que les évènements qui se sont enchaînés depuis un an, ont eu un impact : l’élection fédérale, la crise provoquée par la protestation contre un projet de gazoduc et le mouvement soutenu par la Première nation de l’intérieur de la Colombie-Britannique Wet'suWet'en qui a suivi ; et enfin, la pandémie de Covid-19. « S’il n’y avait pas eu tout cela, je serais en colère, dit-elle. Mais là je me dis : bénéfice du doute ! »
Demande d’une « surveillance externe »
Cela ne l’a pas empêchée de joindre sa signature à celle des trois autres commissaires de
l’Enquête qui, dans un communiqué dénoncent « un an d’inaction » et de « manque de transparence » et ajoutent un autre appel à leurs recommandations : celui d’une « surveillance externe ». Les commissaires demandent à Ottawa d’engager une organisation internationale et impartiale pour assurer la médiation et superviser la mise en œuvre des appels à la justice. Selon Audette, l’objectif est de forcer les institutions à être plus transparentes, faute de mobilisation et de pression en soutien aux Autochtones qui sont, à son goût, insuffisantes.
« Un tel accompagnement impartial et indépendant permettrait de redistribuer ou de revoir les relations, de pouvoir réfléchir à l’État canadien dans sa version actuelle avec ses biais coloniaux », commente Lafontaine, séduite par l’idée.
Derniers abus
Ce report et cette frustration interviennent dans un contexte où l’indignation prend de l’ampleur après de récents cas de brutalité policière envers des Autochtones. En moins d’une semaine, entre autres, une jeune femme de 26 ans est décédée lors d’une intervention policière et un homme a été renversé par la porte du véhicule d'un agent de la Gendarmerie royale du Canada. Le ministre des Services aux Autochtones, Marc Miller, a dénoncé « des gestes honteux et disgracieux » et estimé qu'il faut « des enquêtes exhaustives, indépendantes dans les plus brefs délais ». L’ancien député Roméo Saganash, un Cri, demande une enquête nationale sur la relation entre policiers et Autochtones. Lafontaine n’est pas complètement en désaccord avec cette idée, même si elle estime qu’une enquête ne ferait que conclure ce qui a déjà été conclu : « Du racisme systémique et un besoin profond de changement ».
Le premier mot du Premier ministre, cette semaine, a été d’annoncer sa volonté que tous les policiers du pays portent des caméras corporelles. Répondant à une question sur les un an du rapport d’enquête nationale, lors de son point de presse, il a reconnu que « la volonté est là mais il faut en faire davantage de façon concrète ». « Les choses doivent changer. Mais réparer des siècles d’injustice, d’exclusion et de violence, cela ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut travailler ensemble et il faut travailler fort », a déclaré Trudeau. De son côté, le ministre Miller a renchérit, jeudi 11 juin, lors d’une conférence de presse : « Je m’engage, a-t-il dit, à bâtir une relation renouvelée, fondée sur la reconnaissance de ces droits, le respect, la coopération et le partenariat, et à veiller à ce que les communautés autochtones reçoivent les soins et le soutien dont elles ont besoin, quand elles en ont besoin ». Et Ottawa a annoncé, dans la foulée, une aide de 133 millions de dollars pour soutenir les entreprises autochtones durement touchées par la COVID-19.
Au-delà des promesses, la « décolonisation des esprits », prônée par les trois juristes Lafontaine, Savard, et Amanda Ghahremani, dans Justice Info, paraît encore lointaine, cinq ans après la Commission de vérité et réconciliation et un an après l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. De nombreux cas sont toujours signalés, de femmes Autochtones disparues ou assassinées au Canada. « La tragédie a assez duré, s’insurge la cheffe Anishnabe Adrienne Jérôme. Les actions devront être draconiennes avec des moyens rigoureux et adéquats. Les gestes devront suivre la parole sans quoi nos mères, filles, sœurs et amies ne seront jamais protégées. Souhaitons que ce ne sera pas le cas ».