(*) Cet entretien a été réalisé une semaine après la parution du rapport de l’IVD au Journal officiel, et avant la démission, le 16 juillet, du chef du gouvernement Fakhfakh suite à une affaire de conflit d’intérêt. Ce gouvernement partira dans quarante-cinq jours.
Il ne nous est pas demandé d’engager les réformes tout de suite mais plutôt de préparer une stratégie permettant leur mise en place.
JUSTICEINFO.NET : Maintenant que vous avez publié le rapport de l’IVD, avez-vous défini un plan afin d’appliquer les recommandations de la commission vérité ?
AYACHI HAMMAMI : Selon la loi relative à la justice transitionnelle, à compter de la publication du rapport final, le gouvernement est tenu de préparer, dans un délai d’une année, une stratégie et des programmes de travail pour appliquer les recommandations présentées par l’Instance vérité et dignité. Nous avons publié le rapport le 24 juin, donc le compte à rebours d’une année a commencé. La méthodologie pour laquelle nous avons opté consiste à créer une commission où vont être associés des représentants de tous les ministères et des institutions étatiques à des membres de la société civile compétents dans le domaine des droits de l’homme et favorables à la justice transitionnelle, tels que la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Association des magistrats tunisiens, les coalitions et associations des victimes, etc. Ensemble, ils vont décider de la manière de concevoir le plan du gouvernement en se référant aux recommandations du rapport. Cette commission peut répartir ses membres sur plusieurs sous commissions et faire appel à des consultants et des experts dans tous les secteurs qui peuvent l’aider à mieux comprendre une problématique, un enjeu précis ou une affaire particulière en lien avec le document final de l’Instance. Elle doit également prendre en compte les possibilités financières de l’Etat. En sachant qu’il ne nous est pas demandé d’engager les réformes tout de suite mais plutôt de préparer une stratégie permettant leur mise en place.
Les anciens commissaires de l’IVD feront-ils partie de cette commission ?
Ce n’est pas exclu. Mais leur participation n’est pas obligatoire non plus. Comme on peut faire appel à eux dans le cadre des sous commissions afin d’apporter une expertise dans certains dossiers et une connaissance non négligeable du rapport. Certains, je pense, peuvent y être associés en tant que membres engagés actuellement dans la société civile.
Vous avez nommé les membres du Fonds de la dignité. Quand va-t-il commencer à réparer les victimes ?
Le fonds a déjà commencé à fonctionner. Il est géré par une commission formée de huit membres représentant la présidence du gouvernement et les ministères des Finances, de la Santé, des Affaires sociales, des Droits de l’homme, de la Justice, du Développement et de la Coopération internationale, ainsi que du chargé du contentieux de l’Etat. La nomination des membres de cette commission avait commencé il y a quelques temps, nous avons enfin finalisé cette mission. La première réunion de la commission a eu lieu la semaine dernière. Elle va s’atteler en premier lieu à la préparation d’une convention que devraient cosigner le chef du gouvernement et le ministre des Finances, pour définir les modalités de gestion. 33 000 victimes disposent de décisions de réparations, dont 18 000 sont concernés par des indemnisations financières et 15 000 par une réhabilitation morale. Des listes seront dressées par la commission pour classer les victimes selon les régions, le sexe, l’âge, le degré de dommages subis. Les compensations financières diffèrent d’une personne à l’autre et obéissent à des critères objectifs établis par l’Instance et cités dans le rapport. Il est vrai que les victimes disposant de décisions de réparations depuis plus d’une année se sentaient jusque-là lourdement frustrées, notamment après la fermeture de la commission vérité. Désormais, ils ont un vis-à-vis à qui s’adresser.
Il ne faut pas compter sur le court terme pour commencer à réparer les victimes, il nous faut plutôt parier sur un temps plutôt long pour inaugurer ce travail.
L’État a alloué 10 millions de dinars au Fonds pour la dignité. Une somme insuffisante au vu du nombre des victimes, comment comptez-vous trouver le reste des ressources ?
Les 10 millions de dinars vont servir à mettre en place l’administration, qui sera en charge du Fonds de la dignité, avec sa logistique et ses employés. Les ressources les plus importantes vont provenir, comme le préconise le décret, des dons, donations et legs inconditionnels qu’ils soient nationaux ou étrangers. Selon les informations et les relations dont nous disposons, des pays comme l’Allemagne et la Suisse, qui ont soutenu le processus en Tunisie, sont prêts à offrir des donations. D’autre part, il ne faut pas compter sur le court terme pour commencer à réparer les victimes, il nous faut plutôt parier sur un temps plutôt long pour inaugurer ce travail. Il ne faut pas oublier que la Tunisie traverse actuellement une crise financière aigue, ses caisses sont pratiquement vides. Mais les victimes n’ont pas l’intention de dépouiller l’Etat, beaucoup sont plutôt en quête d’une réhabilitation, voire d’une reconnaissance. La réhabilitation des victimes peut aussi prendre la forme d’un projet économique en leur faveur, qui vise le développement de toute une région, leur région. Ce qui nous donnera la possibilité de réhabiliter et la victime et la région-victime. Dans ce cas, le bénéficiaire sera accompagné par les structures étatiques durant les diverses phases de l’évolution de son projet, pour garantir sa réussite. Ce type d’investissement dépasse la personne ayant subi des violations des droits humains, pour rayonner sur toute la région.
Les victimes se trouvent dans toutes les régions. Avez-vous l’intention de décentraliser l’administration du fonds pour faciliter l’accès aux bénéficiaires ?
Ce n’est pas exclu. La commission de gestion du Fonds en entamant ses travaux va probablement dresser et déterminer les difficultés rencontrées sur son passage et décider des solutions. Mon rôle en tant que ministre consiste à répondre aux besoins de cette commission, à faciliter son travail et non pas à l’encadrer, ni à la contrôler. Il faut savoir d’un autre côté qu’au sein de la présidence du gouvernement, il existe une structure appelée Instance des anciens combattants, des martyrs et des blessés de la révolution et des victimes du terrorisme. Cette Instance dispose de bureaux régionaux. C’est là où les victimes, qui n’ont pas reçu leurs décisions de réparations des mains de l’IVD, soit près de 5 000 personnes, pourront dès ces jours-ci récupérer ces documents. Ils n’auront ainsi plus à se déplacer à Tunis et plus précisément à la présidence du gouvernement pour les réclamer.
Dix ans après la révolution, la Tunisie n’a encore pas publié la liste officielle des martyrs et blessés des événements de janvier 2011 au Journal officiel. Un contentieux continue à marquer cette liste contestée par beaucoup de victimes. Comment le résoudre ?
Je suis moi-même personnellement touché que la Tunisie dix ans après ne dispose toujours pas de la liste officielle de ses martyrs et blessés. Comme si la révolution n’a pas eu lieu ! Ce dossier est un peu complexe et ambigu et exige beaucoup de prudence dans son traitement. Très vite après la révolution a été créée la commission d’investigation sur les violations et abus commis par les forces de l’ordre, présidée par Taoufik Bouderbala, qui a publié un rapport. Dans ce document auquel on s’est référé les toutes premières années après les événements de janvier 2011 pour procurer des réparations et des cartes de soin et de transport gratuits aux bénéficiaires, on a estimé le nombre de morts à 337 personnes et celui des blessés à 3 000 individus. L’IVD a de son côté au courant de son mandat dressé sa propre liste, on y parle de 111 martyrs [les morts, NDLR]. La première liste de la commission d’investigation sur les violations et abus ayant été contestée, en 2012 une loi a été promulguée par l’Assemblée constituante pour créer une commission chargée d’établir la liste des blessés et martyrs de la révolution, présidée encore une fois par Taoufik Bouderbala. La commission a fait paraitre les noms des victimes identifiées sur son site Internet en octobre 2019. On y parle de 120 martyrs et de 600 blessés. Ce qui a provoqué un tollé, d’autant plus que des blessés disposant de jugements en leur faveur publiés par le Tribunal militaire depuis 2013 n’ont pas trouvé leurs noms sur cette dernière liste.
L’installation de ce gouvernement dont je fais partie à la fin du mois de février a coïncidé avec l’émergence de la crise sanitaire du coronavirus, d’où le report de ce dossier. Aujourd’hui, nous rencontrons des divergences de la part des ONG de blessés et de familles des martyrs : certaines nous demandant de publier rapidement au Journal officiel la dernière liste de la commission Bouderbala, d’autres nous avertissant que dans ce cas des blessés oubliés par ce récent rapport menacent de se suicider. On a donc réfléchi à affecter un peu plus de temps à ce dossier très clivant et à élargir les consultations à ce sujet avant de prendre une décision finale. Je suis en train d’écouter les diverses propositions. Certains estiment que la révolution doit être généreuse avec ses enfants et ceux qui l’ont provoquée et éviter de recourir à une comptabilité d’épicier et ainsi compenser tout le monde, y compris ceux qui ont reçu une balle perdue alors qu’ils étaient devant chez eux. D’autres contestent ce point de vue et distinguent entre les 80 prisonniers, décédés pendant la révolution alors qu’ils essayaient de s’échapper après avoir provoqué une mutinerie et les manifestants pacifistes tués pendant ces jours de colère de l’hiver 2010-2011. Les policiers et militaires tombés à ce moment-là sont-ils des victimes ou des bourreaux ? Trouver des réponses convaincantes à toutes ces interrogations n’est pas une sinécure.
Parmi les recommandations du rapport de l’IVD, plusieurs idées et projets sont proposés afin de préserver la mémoire nationale. Avez-vous travaillé sur ce dossier ?
Nous croyons qu’un peuple qui n’apprend pas des leçons de son passé va refaire les mêmes erreurs, y compris renouer avec la tyrannie. Parce qu’il va tout simplement oublier ce qui s’est déroulé sur son propre sol. D’où l’importance de la conservation de la mémoire. Ce sera probablement l’une des missions de la commission, qui va concevoir le plan d’action du gouvernement.
L’ancien système n’a pas disparu totalement. Ses réseaux et lobbys, particulièrement dans les médias et l’administration constituent une grande force de blocage. Quant au nouveau système, il titube et parfois tombe démuni.
Comment expliquez-vous que la révélation de la vérité et la réhabilitation des victimes, notamment, rencontrent autant de résistances ?
Je voudrais me référer à la fameuse citation de l’écrivain et philosophe italien Antonio Gramsci - « alors que le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître ». Nous sommes dans cet entre-deux complexe. L’ancien système n’a pas disparu totalement. Ses réseaux et lobbys, particulièrement dans les médias et l’administration constituent une grande force de blocage. Quant au nouveau système, il titube et parfois tombe démuni qu’il est de la force de résistance aux obstacles. La diversité caractérise également « le nouveau monde » en Tunisie, un effet de la démocratie dont l’essence est la multiplicité des sensibilités politiques. Or ce climat ne favorise pas la prise de décision rapide.
La lenteur quant à la mise en place d’une justice transitionnelle marque également les choix des gouvernements post révolution. Le premier gouvernement issu des premières élections libres du 23 octobre 2011, au lieu d’inaugurer un processus a mis en place un ministère des Droits de l’homme et de la justice transitionnelle, qui a entre autres impulsé le projet de rédaction d’une loi sur la justice transitionnelle. Une échappatoire pour gagner du temps. Il a fallu attendre les années 2012, puis 2013, entrecoupées d’une longue série de consultations régionales sur la nouvelle législation, pour créer l’Instance vérité et dignité en juin 2014. Cette lenteur dans l’installation d’un dispositif de reddition des comptes est la plus grande raison, qui a rendu possible le retour en force des anciens. Il y a eu une mauvaise gestion du temps et de l’opportunité historique qu’offraient les lendemains de la révolution. L’autre raison qui a rendu difficile le processus, c’est le boycott de l’Instance par plusieurs catégories de victimes, en particulier les gens de la gauche. Ils l’ont rejetée, critiquée, quand ils ne l’ont pas diffamée. Il a fallu que l’IVD alerte de sa fermeture prochaine pour que des victimes s’inscrivant dans ce courant y déposent leurs dossiers.
La lenteur caractérise les procès des chambres spécialisées. Que peut votre ministère pour accélérer le processus judiciaire, qui pâtit toujours de l’absence des accusés ?
On m’a informé que les trois derniers procès qui ont eu lieu après la publication du rapport final de l’Instance ont vu l’arrivée des accusés. Ce qui démontre l’impact de la volonté politique sur la justice transitionnelle. Que peut-on faire avec mes collègues du gouvernement sinon faciliter la tâche de la justice et l’encourager à émettre des mandats d’amener à l’encontre des accusés ?
Des centaines de victimes n’arrivent pas à convaincre l’administration de leur droit à la reconstitution de leurs carrières. En Tunisie, on a formé les juges et les avocats à la justice transitionnelle. Ne faudrait-il pas faire la même chose avec l’administration ?
Cette problématique dépend encore une fois de la volonté politique des dirigeants de l’administration. Aujourd’hui cette volonté existe contrairement au passé !
Les excuses du président de la République envers les victimes sont très attendues. Quand seront-elles présentées à votre avis ?
Je les attends également. Mais je n’ai aucune idée de leur date. Ce dont je suis certain, c’est qu’il va présenter, selon les dispositions de la loi relative à la justice transitionnelle, des excuses officielles au nom de l’Etat. Ce qui est à mon avis un honneur pour lui. Et un acquis au niveau de l’image internationale de notre pays.
Propos recueillis par Olfa Belhassine