Une fois les corps déchargés dans des fosses, l’homme rentre à son bureau à Damas et ouvre un grand carnet avec des listes bien rangées. Avec l'aide d'un agent des services de sécurité, il note le nombre de cadavres, les noms et numéros des branches des services secrets d’où ils proviennent. Il transmet des copies à ses supérieurs et range le carnet dans un coffre-fort. Puis il attend la livraison suivante, qui a lieu généralement à l'aube, environ quatre fois par semaine. "Plus ils apportaient de corps, plus ils creusaient de fosses", déclare l'homme, qui a témoigné la semaine dernière au procès Al-Khatib à Coblence.
Dans la ville allemande de Coblence, deux anciens officiers des services secrets syriens sont accusés de crimes contre l'humanité : Anwar Raslan, qui aurait dirigé l'unité d'enquête de la branche 251 des services secrets généraux à Damas, et Eyad Al-Gharib, qui aurait arrêté des manifestants et les aurait emmenés à la prison de la branche. Selon l'acte d'accusation, ils sont responsables de 58 meurtres, 4.000 cas de torture et deux cas de viol ou d'agression sexuelle en 2011 et 2012. Depuis le début du procès en avril, les survivants de la branche 251, ou branche Al-Khatib, ont décrit des tortures systématiques en prison.
Le témoin, au 30e jour du procès, un homme robuste d'âge moyen en survêtement, avait demandé l’anonymat. Lors de ses interrogatoires avec la police fédérale allemande (BKA) l'année dernière, il a fait état de menaces contre les membres de sa famille en Syrie. Au tribunal, il a comparu sous le nom de code Z30/07/19 et a été autorisé à garder son masque facial, malgré les objections de la défense. Il était employé dans les services funéraires de la ville de Damas, raconte-t-il, jusqu'à ce que lui et ses collègues soient approchés en 2011 par deux agents des services de sécurité, qui les ont recrutés pour travailler sur les fosses communes de Najha et Al-Qutaifah, près de la capitale syrienne. « Ils m'ont donné une voiture, pour que je ne sois pas arrêté aux postes de contrôle militaires. C'était une camionnette de 14 places, avec des photos de Bachar Al-Assad à l'avant et à l'arrière. »
700 corps par camion, 4 fois par semaine
Sa tâche consistait à conduire son équipe du bureau aux fosses communes et à tenir des listes des cadavres livrés par les différents services de sécurité. « Les chiffres devaient être enregistrés et j'ai prêté mon concours à cela. J'avais mon propre bureau dans l'administration gouvernementale où je travaillais », dit-il. Ses collègues faisaient le sale boulot : « Un camion arrivait et les portes étaient ouvertes. Certains employés allaient à l'intérieur et poussaient les corps à l'extérieur avec leurs mains. Puis une pelleteuse refermait la fosse », décrit le témoin. Le nombre de morts variait, mais un camion transportait généralement environ 700 corps. « Les tranchées mesuraient jusqu'à cent mètres de long et six mètres de profondeur », précise-t-il, ajoutant que les cimetières s'étendaient sur plusieurs milliers de mètres carrés.
"Deux fois par semaine, les cadavres venaient de la prison de Saydnaya, et une ou deux fois par semaine des hôpitaux militaires Tishreen et Harasta", explique-t-il en ajoutant que ceux-ci collectaient les cadavres en provenance des services de sécurité de toute la ville, parmi lesquels la branche 251. "Les corps de Saydnaya étaient exécutés pendant la nuit et devaient être enterrés le jour même", ajoute-t-il. "Par conséquent, ils ne sentaient pas." Sur ceux-ci, il dit avoir vu des traces de pendaison. Il décrit des ecchymoses, des ongles manquants et des traces de chocs électriques. Par contre, il gardait ses distances avec les cadavres provenant des hôpitaux militaires. "L'odeur était si forte qu'elle restait dans mon nez, même après notre départ", se souvient-il. "Dès que les portes (des camions) s’ouvraient, l'odeur se répandait sur une centaine de mètres. Il y avait des flots de sang et d'asticots. La première fois que nous y sommes allés, je n'ai pas pu manger pendant plusieurs jours.
Six années à compter des cadavres
Bien que le témoin soit resté calme pendant la plus grande partie de son témoignage, il a déclaré qu'il souffre toujours de cauchemars. Certains souvenirs sont particulièrement difficiles à supporter, dit-il : le moment où lui et ses collègues ont remarqué qu’une personne respirait encore parmi les morts. "Un officier a ordonné à l'excavateur de passer sur lui", raconte le témoin. Ou cette autre fois, lorsqu'il a failli s'effondrer après avoir vu une femme serrant un enfant dans le tas de cadavres. Tous deux morts. Et pourtant, il reste en poste pendant six ans, comptant les cadavres jusqu'en 2017. La raison de son départ et la façon dont il est venu en Allemagne n'ont pas été révélées dans la salle d'audience.
Z30/07/19 n’est pas le premier témoin, au procès Al-Khatib, à décrire les fosses communes et les listes de cadavres. À la fin du mois de juin, un témoin de l’intérieur des services secrets syriens a donné des récits similaires sur le cimetière de Najha, où il a été chargé de documenter la quantité et l'origine des corps enterrés. Il n'a pas pu témoigner de façon anonyme, même si sa famille a elle aussi été menacée. Au tribunal, il a mentionné une rencontre tôt le matin avec l'accusé Eyad Al-Gharib, qui accompagnait un convoi se dirigeant vers les fosses communes. Le dernier témoin de Coblence n'a cependant pas reconnu Al-Gharib ni Anwar Raslan. Il se souvenait des noms des officiers qui l'avaient recruté, mais il avait trop peur pour les mentionner en public.
Une bureaucratie fonctionnelle
Malgré cela, son témoignage pourrait contribuer à établir le caractère généralisé et systématique des crimes commis, condition nécessaire pour les définir comme des crimes contre l'humanité. "Quelqu'un qui a travaillé sur des fosses communes est un témoin très important pour établir cette exigence", déclare un avocat de la partie civile, Sebastian Scharmer. "Le nombre incroyablement élevé de cadavres et les dimensions des fosses qu'il a mentionnées sont cruciaux". En outre, le témoin Z30/07/19 a donné à la cour une estimation du nombre de décès survenus dans la branche d'Al-Khatib entre avril 2011 et fin 2012 - lorsque Raslan était en charge. Lors de son interrogatoire par la police, le témoin avait estimé à 10.000 le nombre de cadavres par an provenant de la branche d'Al-Khatib, ce nombre augmentant après 2013. "Dans sa déclaration, Raslan a affirmé que personne n'était mort dans la branche pendant qu'il y travaillait", rappelle Scharmer. "Les listes mentionnées par le témoin contredisent clairement cela."
Des photos exfiltrées par « César » qui montrent l’existence pour chaque détenu mort d’un système de photos et de numérotation, aux listes qui enregistrent le nombre de cadavres enterrés dans des fosses communes, le régime syrien ne s'est pas rendu service en documentant précisément ses crimes d'atrocités de masse. "On pourrait penser qu'un régime qui torture et fait disparaître de force ses citoyens ne trouve pas d’intérêt à documenter ces crimes où que ce soit", commente Scharmer. "Mais c'est ainsi que fonctionnent les services secrets : ils doivent, en tout temps donner l'impression qu'ils travaillent au sein d'une bureaucratie fonctionnelle". Dans le cas présent, si l'intention du régime Assad était de donner un cadre légal à ses crimes, il se peut qu'il ait plutôt contribué ce faisant à exposer leur nature systématique.