LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICEINFO.NET
Marie Wilson
Ancienne commissaire de la Commission vérité et réconciliation au Canada
Le gouvernement canadien vient d’inscrire les pensionnats autochtones sur la liste officielle des évènements historiques nationaux. De 1881 à 1996 officiellement, plus de 150.000 jeunes autochtones ont été arrachés à leur famille pour y être envoyés de force dans le but de “tuer l’Indien dans l’enfant”, selon l’expression consacrée. Cette reconnaissance faisait partie des 94 appels à l’action du rapport final de la Commission vérité et réconciliation, qui avait conclu en 2015 à un « génocide culturel ». Cinq ans après, l’une des trois commissaires, Marie Wilson, revient sur le processus, en dresse le constat et en évalue l’impact.
JUSTICEINFO.NET : Qu’est-ce que cette Commission vérité et réconciliation (CRV) avait de nouveau, de différent, dans le paysage mondial de la justice transitionnelle ?
MARIE WILSON : D’abord, pour la première fois au monde, il y avait une Commission vérité et réconciliation dans un pays soi-disant développé, c’était donc historique. Ensuite, pour la première fois encore, une commission faisait face aux dommages vécus particulièrement par des enfants, et des enfants d’une ethnie particulière. Contrairement à ailleurs, elle ne se déroulait pas dans un contexte militaire ou de guerre, avec un laps de temps plus court. Elle traitait de violences qui se sont déroulées pendant plus de 130 ans. De plus, elle traitait d’une situation causée légalement, avec des lois qui ont créé les pensionnats autochtones dont les préjudices ont été commis avec le soutien de plusieurs gouvernements successifs. Enfin, pour la première fois, une commission était créée grâce aux actions et aux pressions des survivants, des victimes des pensionnats, devant les tribunaux où le gouvernement et les Églises étaient les accusés. La Commission vérité et réconciliation était tout à fait indépendante, ce qui a été crucial pour notre travail, et si on la compare avec d’autres ailleurs dans le monde, son but n’était pas politique mais c’était vraiment un but de guérison et de revendication des droits des victimes. C’était une commission tout à fait extraordinaire.
Nous n’avons cessé de répéter que cette commission traitait de l’histoire canadienne et non pas de l’histoire autochtone et que c’étaient les lois canadiennes qui avaient imposé les pensionnats.
Comment s’est déroulé le travail de la Commission ?
Comme cela avait été porté devant les tribunaux, notre commission était « post-judiciaire ». Si l’on compare avec l’Afrique du Sud par exemple, nous n’avions pas le droit de convoquer les témoins, ni d’accorder des dommages financiers, etc. C’était tout à fait volontaire : les pensionnaires, qui avaient demandé cette commission, pouvaient se présenter selon leur gré pour partager leur vécu et éduquer le grand public canadien sur la vraie histoire du Canada. Et c’est ce qui s’est passé. Nous avions trois grands buts, qui correspondaient au mandat reçu : rechercher, documenter et préserver pour l’avenir l’histoire des pensionnats au Canada ; éduquer le grand public et, enfin, inspirer la réconciliation. Beaucoup d’efforts ont donc été mis à informer les médias. Par exemple, les évènements étaient publics, notamment grâce à des captations et des retransmissions en direct sur Internet. Nous avons invité tout le monde, pas seulement les Autochtones, à venir et nous n’avons cessé de répéter que cette commission traitait de l’histoire canadienne et non pas de l’histoire autochtone et que c’étaient les lois canadiennes qui avaient imposé les pensionnats. Le défi était vraiment d’intéresser les gens. Au début, lors des grands évènements nationaux, environ 10 % des personnes présentes étaient non-autochtones. Au dernier des grands évènements, 60 % l’étaient. Et dans notre rapport final et nos appels à l’action, nous n’avons pas visé strictement le gouvernement fédéral.
Ces appels à l’action étaient larges, détaillés et incluaient en effet autant le gouvernement que la population. Pourquoi ?
Il n’y a pas de recette pour la réconciliation. Les attentes en termes de réconciliation étaient très variées parmi les anciens pensionnaires. Certains souhaitaient une réponse politique – avoir des relations de nation à nation avec le Canada, par exemple. Pour d’autres, la question de la langue était cruciale, pouvoir la parler pour pouvoir la transmettre. Enfin, d’autres avaient des objectifs plus larges : avoir un emploi, une meilleure éducation… Notre mandat était très directif : établir un centre de recherche, organiser des évènements dans les communautés mais sans préciser combien, éduquer le grand public mais sans nous expliquer comment le faire, inspirer une réconciliation continue. Enfin, dans le mandat, il était mentionné que la réconciliation devait être un processus individuel et collectif impliquant non seulement les pensionnaires et leurs familles mais aussi le gouvernement, l’Église, ceux qui y ont travaillé et le grand public canadien.
Cinq ans plus tard, quel constat tirez-vous ?
Je constate qu’il y a eu beaucoup de mouvement et de tentatives, surtout au niveau des individus et des organisations non gouvernementales. Mais sur les questions systémiques des gouvernements et des grandes institutions, c’est beaucoup, beaucoup plus difficile. Des changements de personnes à l’intérieur des organisations vont être nécessaires pour que la situation évolue vraiment.
C’est donc un constat mitigé ?
Absolument. Et le point important, je l’ai répété à maintes reprises, ce sont les appels à l’action 53 à 56, qui traitent de la création d’un Conseil national de réconciliation, qui a pour but de surveiller si tous les appels à l’action ont été mis en place mais aussi de faire un rapport annuel pour que le peuple canadien puisse savoir ce qu’a fait le gouvernement, si l’on progresse ou si la situation empire. Le but n’est pas de blâmer ni de montrer du doigt mais de faire le point, déterminer les succès et les situations critiques, tirer des leçons de ce qui fonctionne ou pas et voir si l’on peut l’appliquer ailleurs, fouiller pour comprendre ce qui empire et quelles sont les réponses urgentes à offrir. Or, après tout ce temps, ce Conseil national de réconciliation n’existe toujours pas. Un comité intérim chargé de proposer notamment le contexte législatif de ce Conseil a bien été créé. Son rapport a été soumis il y a presque deux ans et, depuis, toujours rien. C’est pour cela que je suis très, très déçue. Ce Conseil est très important, c’est une question de droits humains et de justice.
Une certitude est que les statistiques sur les Autochtones dans les prisons, dans le système judiciaire, empirent. Même chose pour les jeunes enfants enlevés de leurs foyers et mis dans les services sociaux.
Quels sont les dossiers qui n’ont pas vraiment avancé depuis cinq ans ?
C’est difficile à dire précisément car, sans ce Conseil que je viens d’évoquer, on ne peut pas savoir. Le Canada est très grand. Toutefois, une certitude est que les statistiques sur les Autochtones dans les prisons, dans le système judiciaire, empirent. Même chose pour les jeunes enfants enlevés de leurs foyers et mis dans les services sociaux ; les taux augmentent presque partout au Canada et dépassent de très, très loin – de 10 à 15 fois – leur proportion correspondante dans la population.
Et n’oublions pas la question des suicides de jeunes Autochtones. Ailleurs, elle serait considérée comme une crise d’urgence mais ici, au Canada, c’est comme si ce n’était rien. Le taux est épouvantable. Je viens d’apprendre que, dans une communauté, il y a eu 16 morts par overdose en l’espace de six semaines. Et l’on se pose la question : si c’était dans une ville du Sud avec une population majoritairement blanche, aurait-on la même réponse silencieuse ou aurait-on une réponse urgente et une intervention immédiate ?
Les pensionnats ont causé des dommages à long terme qui ne peuvent pas être réglés en cinq petites années.
Il y aussi la question des services, de l’accès à l’eau potable. Si c’est mieux qu’avant, toutes les communautés n’ont toujours pas l’eau potable. Nous ne parlons pas de réconciliation mais de moyens de base pour vivre. Je constate que, parfois, les gouvernements vont présenter comme geste de réconciliation une offre de services qui est prise pour un acquis par d’autres citoyens.
Les pensionnats ont causé des dommages à long terme qui ne peuvent pas être réglés en cinq petites années. Tout ne sera pas réglé au cours de ma vie, mais notre travail a engagé et inspiré beaucoup de gens et de jeunes qui continuent à leur manière, dans les universités, dans leurs communautés, dans leurs projets privés et dans leurs associations, certaines compagnies et même à certains niveaux du gouvernement. Il y a de très beaux exemples de gens qui font des efforts pour que les gens puissent se voir autrement et arriver à se connaître, alors qu’ils vivent ensemble depuis 150 ans et ne se connaissent même pas comme voisins.
Si l’on regarde ce que les personnes expriment dans le mouvement Black Lives Matter, les propos sont presque identiques à ce que les Autochtones ont dit publiquement lors de la CVR.
Cette commission a-t-elle insufflé une dynamique au niveau mondial ?
D’autres commissions de ce genre ont été créées ensuite et je pense que c’est en partie dû au fait que notre travail et la Commission ont été connus grâce à certains forums des Nations unies. Nous voulions que d’autres pays prêtent davantage attention. Grâce aux réseaux sociaux, les gens ont été attentifs et les captations en direct, retransmises sur Internet, de nos audiences publiques ont permis d’avoir une grande visibilité. Des personnes vivant dans 65 à 70 pays regardaient nos séances.
J’ai été invitée à participer à des ateliers trois fois en Australie, en Nouvelle-Zélande, en France, au Danemark, en Norvège, en Finlande, aux États-Unis. Chaque fois, la question qui est revenue était : comment avez-vous pu avoir une Commission vérité et réconciliation au Canada ? Quelles sont les leçons que vous avez apprises, comment procéder pour que ça ait un impact ? Je leur dis toujours qu’il est bien trop tôt pour dire que le Canada a eu un grand succès avec la Commission. Je suis fière de la façon dont nous l’avons conduite. Ceux qui y ont participé ont indiqué que le seul fait de partager leur vécu, leur histoire, de se libérer de leur fardeau, les a soulagés et qu’ils se sentaient mieux équipés pour continuer le travail de guérison. Mais les impacts ne seront connus qu’à long terme, des années seront nécessaires avant de savoir s’il y a eu vraiment des changements systémiques.
Si l’on regarde ce que les personnes expriment dans le mouvement Black Lives Matter, les propos sont presque identiques à ce que les Autochtones ont dit publiquement lors de la CVR. Cela souligne à quel point les choses sont systémiques pour tous ceux qui sont mis de côté. La différence pour les Autochtones du Canada est qu’ils ont des droits particuliers reconnus dans la Constitution du Canada, ce qui n’est pas le cas pour d’autres personnes de couleur. Dans la section 35 de la Constitution, les premiers peuples du Canada ont des droits particuliers puisque pour eux, le Canada se compose de leurs territoires ancestraux et personne d’autre ne peut réclamer cela au Canada [la loi constitutionnelle de 1982 prévoit une protection des Autochtones et de leurs droits issus des traités, NDLR]. Mais les thèmes du déplacement [des populations], du manque d’opportunités, du manque d’accès, du racisme, ce sont des thèmes qui se répètent, et du temps sera nécessaire pour corriger la situation.
Je souligne souvent, dans les autres pays, qu’il ne s’agit pas seulement de demander à votre gouvernement de mettre en place une commission, à moins que ce dernier n’assure qu’il va laisser faire la CVR et ne pas s’impliquer, ce qui n’est pas souvent le cas. Notre Commission était une obligation imposée par la justice, ce n’était pas le bon vouloir du Canada ! Le Canada n’en voulait pas mais comme, dans le recours collectif [des victimes], il y avait 80.000 survivants, des décennies auraient été nécessaires pour le régler individuellement devant une cour. Une entente collective a donc eu lieu [sous la forme d’une Convention de règlement, NDLR]. Ce n’était pas une commission du gouvernement mais une commission pour laquelle le gouvernement a dû fournir les fonds comme une restitution financière pour les pensionnaires qui, eux, ont lutté pour la CRV en estimant que c’était l’aspect le plus important de l’entente. Ce n’était pas pour l’argent minable qu’ils ont reçu, mais plutôt l’occasion d’expliquer ce qu’ils avaient vécu et d’éduquer le grand public sur l’histoire canadienne.
Le point de départ n’est ainsi pas le même que dans d’autres pays. Il faut donc en voir les avantages et les limites. Par exemple, dans notre cas, les gouvernements et les Églises devaient livrer à la Commission des milliers de documents issus de leurs archives, c’était une obligation. Sauf que, à un moment donné, ils ont résisté car ils ne voulaient pas tout livrer, ils voulaient retenir les pires éléments sur ce qui s’était passé. Nous avons dû retourner devant la Cour fédérale du Canada – nous avions ce pouvoir – qui nous a donnés raison : ils devaient nous livrer tout document pertinent et pas juste ce que le gouvernement et les Églises avaient envie de nous donner.
Il faut aussi être conscient que lorsqu’une commission est créée par le gouvernement, elle risque de devenir moins importante pour le gouvernement suivant, s’il y a un changement politique. Le processus pour choisir les commissaires peut également être beaucoup plus politique. À travers le monde, on a vu plusieurs variations de cette réalité. Un gouvernement peut aussi, tout en prétendant agir, étirer le temps, divertir et agir peu, plutôt que de corriger une réalité inacceptable dans la société.
Quel genre de CVR permettrait donc une véritable prise de conscience ?
Tout dépend. Si la Commission se tient à huis clos, rien ne change à court terme. Si elle est accessible au grand public, oui. Pour nous, l’impact absolu le plus important était d’écouter ces voix jamais entendues, qu’elles soient au centre de la conversation, que ces gens puissent nous apprendre et corriger notre ignorance sociétale et que notre conscience collective soit interpellée : est-ce que cela serait acceptable pour nous ? Nous voulions vraiment créer un espace pour que les voix soient entendues. C’est le travail le plus délicat, car cela doit être fait de manière souple, saine et respectueuse, sans créer une division en disant « voilà les gens qui [ont souffert] et ceux qui sont coupables ». Jamais nous n’avons parlé de culpabilité car cela empêche le dialogue.
On ne nous a pas appris à rester silencieux et à écouter l’autre, la personne qui n’a jamais parlé, qui n’a jamais d’espace dans le dialogue public et qui a beaucoup à nous apprendre.
C’est une base pour aller vers la réconciliation ?
Oui, parce que l’on a tendance à ne pas écouter. On a plutôt tendance à être en concurrence pour avoir la meilleure réponse. On ne nous a pas appris à rester silencieux et à écouter l’autre, la personne qui n’a jamais parlé, qui n’a jamais d’espace dans le dialogue public et qui a beaucoup à nous apprendre. J’ai été bouleversée par la poésie, par ce qu’ils ont raconté avec beaucoup de générosité. Il y avait tant de beauté et d’humilité. Ce n’était pas rempli de rancune, de violence, de colère… je m'attendais beaucoup plus à ça, je dois avouer. Il y en a eu de temps en temps mais, en grande majorité, le ton était vraiment respectueux, dans l’introspection, dans l’objectif de vouloir guérir et de vouloir réparer aussi des relations au sein d’une propre famille aussi bien que dans les communautés de manière plus générale.
Quelle forme de réconciliation la Commission a-t-elle permis ?
Beaucoup nous ont dit que la réconciliation commençait avec eux-mêmes. Car ils ont grandi en croyant qu’ils ne valaient rien, qu’ils n’aboutiraient à rien, que c’étaient des « petits sauvages, des petits sales » - surtout les plus jeunes qui ont pris ça pour acquis. La réconciliation, c’est d’abord se pardonner pour avoir cru ces choses sur eux et de réclamer maintenant une identité de respect et de soin de soi. C’est pour cela que je disais que les pensionnaires n’ont pas défini la réconciliation de manière étroite. Ils ont conçu cela de maintes manières. Il faut essayer et il faut continuer ainsi.
La clé d’une commission est la flexibilité.
Selon vous, le Canada offre-t-il un modèle de commission vérité ?
Je ne parle pas de modèle parce que les circonstances ne sont jamais identiques. Je ne présume pas savoir ce qui fonctionne dans un certain contexte, comparé à un autre. Je peux vous dire qu’on avait commencé de bonne foi en se promettant d’adapter notre démarche selon les évènements et ce qu’on apprenait. Comme il n’y avait pas de modèle pour nous, nous avons créé quelque chose et opéré des ajustements au fur et à mesure. La flexibilité est très importante pour que les gens se sentent à l’aise et en sécurité. Il ne faut surtout pas oublier qu’au cœur de notre travail, se trouvent les survivants, les pensionnaires, ceux qui ont porté plainte. La clé d’une commission est la flexibilité. Un autre élément extrêmement important est la présence de soutiens en santé, pour éviter des crises émotives ou mentales. Ces soutiens sont non seulement formés dans le système occidental mais ont aussi des connaissances traditionnelles et culturelles, comme des guérisseurs traditionnels. L’équipe de santé est l’exemple de ce qui est possible quand on travaille dans un esprit de réconciliation où l’on prend la sagesse et les atouts d’une culture et on les marie avec les atouts et les connaissances d’une autre culture, d’une autre manière de voir pour le bien de tous. Chaque commission doit avoir sa propre mouture.
Propos recueillis par Marie-Laure Josselin, correspondance de Montréal (Canada).
MARIE WILSON
Marie Wilson a été l'un des trois commissaires de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR). Comme journaliste, elle a travaillé 35 ans pour la Canadian Broadcasting Corporation. Elle est professeur à l'université McGill. En tant que commissaire de la CVR, elle a documenté pendant plus de six ans l'histoire et les conséquences durables du système des pensionnats indiens du Canada.