En janvier 2007, Yahya Jammeh, dirigeant autocratique de la Gambie, un petit pays d'Afrique de l'Ouest, est apparu "avec un sac d'herbes et a fait une déclaration diabolique", déclare Essa Faal, conseil principal de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC), en Gambie, chargée d’enquêter sur les violations des droits de l'homme sous le régime de Jammeh (1994-2017).
Jammeh avait prétendu avoir découvert une dose de concoction à base de plantes qui permettrait de guérir le VIH/SIDA en trois jours. Son traitement a, depuis, été couvert du secret. Mais après plus de deux mois sans séances publiques en raison de la pandémie de coronavirus, la TRRC a repris l'audition des témoignages, le 12 octobre, et de nouvelles preuves ont continué d’apporter un éclairage rare et unique sur ce traitement, qui s'est avéré être à la fois une imposture et un mélange meurtrier. Pendant une semaine en juillet dernier puis au cours de la semaine passée, 10 patients, 3 médecins, 3 techniciens de laboratoire ainsi que l'ancien aide-de-camp de Jammeh, qui ont tous participé au traitement, l'ont qualifié de "canular".
Au cours des huit dernières années du règne de Jammeh, qui a duré 22 ans, des images accompagnaient des chansons à sa gloire sur la télévision nationale, le montrant en train de traiter des patients. Jammeh affirmait que son traitement était efficace en frottant le corps des patients avec des pâtes aux herbes ou en leur donnant des potions à base de plantes. L’autoproclamé "chef des croyants" se promenait avec un Coran, des chapelets de prières et, parfois, une eau miraculeuse qu'il lançait à ses partisans. "Le traitement était juste pour renforcer le pouvoir du président. Il n'y a jamais eu de remède", a déclaré, en juillet dernier, Landing Momodou Faal, un technicien de laboratoire qui avait travaillé avec l'ancien dirigeant gambien sur son traitement alternatif contre le sida.
Dilemme entre respect de l'éthique et survie
L'annonce par Jammeh d'un remède à base de plantes contre le sida a été un cauchemar pour la communauté médicale et scientifique qui savait que le remède était une farce mais disait ne rien pouvoir y faire. Le docteur Assan Jaye dirigeait un programme de traitement du VIH/sida dans un hôpital du Conseil de recherches médicales (MRC), parrainé par le Royaume-Uni à Banjul, la capitale, lorsque Jammeh a annoncé son remède. Son service comptait 1600 patients, dont 500 suivaient un traitement conventionnel. La semaine dernière, Jaye explique à la TRRC que cette annonce avait été choquante mais qu'il l'avait initialement écartée comme relevant de la rhétorique politique du dictateur. Puis, tout était devenu plus vrai lorsque certains de ses patients et ceux dont il surveillait l'état étaient venus lui annoncer qu'ils rejoignaient le traitement de Jammeh.
La situation allait devenir un cruel dilemme pour Dr. Jaye et son équipe, ainsi que pour un certain nombre de membres du personnel médical devant faire face à cette nouvelle et mortelle idée de Jammeh. Pour Dr. Jaye, la revendication de Jammeh était "une sottise" mais il ne pouvait pas se permettre l’affrontement avec un autocrate si puissant. Il devait informer ses patients - qui, selon lui, se portaient très bien - des risques encourus, puisqu'on leur retirerait leur traitement conventionnel pour une concoction de plantes non testée.
Abdoulie Batchilly était technicien de laboratoire au Royal Victoria Teaching Hospital, le seul hôpital de référence du pays, aujourd'hui rebaptisé Edward Francis Small Teaching Hospital. "Ce fut la période la plus déprimante de ma vie car je savais que ce que nous faisions n'était pas authentique. J'avais peur pour ma sécurité et celle de ma famille", raconte-t-il devant la TRRC.
Le docteur Mbowe approuve le traitement de Jammeh
Batchilly a testé deux patients post-traitement du programme de Jammeh contre le sida. Ils ont tous deux été testés positifs au virus. Jammeh n'a pas apprécié, raconte Batchilly. Après ces deux tests en Gambie, des échantillons ont été envoyés à un laboratoire à Dakar, au Sénégal. Certains échantillons sont revenus en montrant une charge virale très faible. Mais Batchilly explique que les résultats ont été interprétés à tort par le docteur Tamsir Mbowe, directeur du programme de traitement de Jammeh, comme signifiant que les patients étaient guéris. Batchilly déclare s’être confronté au docteur Mbowe à propos de son annonce. (Batchilly a témoigné via une liaison vidéo depuis le Royaume-Uni, où il vit depuis qu'il a quitté son pays à cause du faux traitement de Jammeh.) Un expert sénégalais du VIH/SIDA, le professeur Sulayman Mboob, dont le laboratoire avait été utilisé pour effectuer les tests, a également écrit pour réfuter les affirmations selon lesquelles les échantillons testés dans son laboratoire montraient que Jammeh avait guéri le virus.
"Si vous dites que vous guérissez le VIH en vous basant sur un taux de CD4 accru et une charge virale supprimée, ce n'est pas un remède. Vous devez faire un test d'ADN pro-viral pour [établir que vous] éliminez la présence du virus dans les cellules", explique le docteur Jaye. Mais cela ne dissuade ni Jammeh ni le docteur Mbowe. "Ce remède, à moins qu'on l'ignore et qu'on dise que ce n'est pas possible, c'est 100% [vrai]. Ces personnes ont eu le virus et cela a été confirmé par des tests. Après 10 jours de tests, le virus disparaît de l'organisme. Que veulent donc les gens ?" déclare le docteur Mbowe au média d’État GRTS, en 2007. Même lorsque ses collègues, comme Dr Mariatou Jallow, ancienne directrice du Edward Francis Small Teaching Hospital, qui a comparu devant la TRRC en juillet dernier, Batchilly et de nombreux autres ont protesté en privé, le docteur Mbowe a maintenu que le remède était vrai.
Un nombre de morts encore non établi
Dans les mois qui ont suivi le début du traitement de Jammeh, non seulement les médecins ont réalisé que c'était une fraude, mais beaucoup de patients l'ont réalisé aussi, raconte Dr. Jaye. Ceux qui ont rapidement remarqué que le traitement était un faux sont retournés à la clinique de Jaye au MRC. "Leur santé était dans un état de déclin désespéré", se rappelle Jaye. "Certains sont morts, quels que furent nos efforts, d'autres ont survécu." Dr Jaye précise que la preuve existait que plus on restait longtemps sous le traitement de Jammeh, plus son état se détériorait. "Un nombre important [de patients] a été retenu pendant longtemps. Le groupe maintenu dans le programme de Jammeh, leur état s’était détérioré quand ils sont revenus au MRC." D'autres sont morts sans jamais être revenus au MRC. "Nous savions que certaines personnes étaient mortes parce que nous connaissions les personnes sous son traitement", explique Dr. Jaye. "C'est ce qui est triste car ces personnes étaient en bonne santé. Malheureusement, le Président a raccourci leur vie. Ces personnes n'étaient pas censées mourir." La Commission vérité n'a pas encore établi combien de personnes sont ainsi mortes.
Le MRC savait qu’il ne pouvait pas refuser des patients, mais que s'il ne fermait pas sa clinique VIH, Jammeh s'en prendrait à tout son hôpital. "Nous étions pris entre sauver notre mandat de recherche ou nous heurter à un pouvoir politique. Le fait que ces personnes aient suivi un traitement présidentiel et qu'elles reviennent vers nous pouvait causer un problème politique et compromettre notre mandat de recherche. Nous avons décidé de fermer notre clinique VIH au MRC", explique Dr. Jaye. Avant de fermer la clinique, ils ont cherché à obtenir un financement de Londres pour soutenir l’hôpital Edward Francis afin de pouvoir prendre en charge les patients atteints du VIH/sida. Entre-temps et jusqu'en 2018, Dr. Mbowe a toujours cru que le traitement fonctionnait, comme l'a indiqué sa déclaration devant la Commission Janneh, une enquête financière sur les activités de Jammeh. Il est maintenant attendu devant la TRRC pour répondre aux allégations portées contre lui.