La reddition hier du président de la petite république indépendante du Kosovo marque un moment crucial dans la poursuite des crimes de guerre commis par les Albanais de souche pendant et après le conflit dans le pays à la fin des années 1990.
"J'ai été informé par les autorités compétentes que le juge d'instruction des Chambres Spécialisées a officiellement confirmé l'accusation portée contre moi", a déclaré sobrement Hashim Thaçi lors d'une conférence de presse improvisée à Pristina, le 4 novembre. "Ce ne sont pas des moments faciles pour moi et ma famille, et pour ceux qui m'ont soutenu et ont cru en moi au cours des trois dernières décennies de notre lutte pour la liberté, l'indépendance et la construction de la nation", a-t-il déclaré dans son discours.
Quelques heures plus tard, les accusations exactes portées contre lui ont été rendues publiques par les Chambres spécialisées du Kosovo (KSC), un tribunal hybride basé aux Pays-Bas (lire notre encadré).
"Aucune décision ne changera notre histoire"
Thaçi a joué un rôle clé au Kosovo durant la période de construction nationale, que ce soit durant le conflit, pendant toute la période de protectorat administré par l'Onu, ou après sa déclaration d'indépendance en 2008. Il a été l'un des fondateurs de l'Armée de libération du Kosovo (UCK), un mouvement de guérilla composé d'Albanais de souche du Kosovo qui a affronté les forces de l'armée yougoslave dominée par les Serbes, la police et les unités paramilitaires serbes, qui perpétraient sévices et massacres contre la population civile albanaise. Plus tard, lorsque le mouvement s'est établi, Thaçi en est devenu le représentant politique.
"Nous aimons la liberté et nous ne sommes pas une nation vengeresse. Par conséquent, aucune décision ne changera notre histoire. Le Kosovo était une victime, la Serbie était l'agresseur. Cette nouvelle situation est une nouvelle opportunité pour le Kosovo, nous devons la transformer en un avantage pour le présent et l'avenir du Kosovo", a conclu Thaçi.
Trois autres anciens membres de l'UCK en état d'arrestation
Après une fuite de documents préjudiciable et une première série d’arrestations en septembre, la reddition du président est le point culminant d'une nouvelle série d'arrestations cette semaine, qui marquent les débuts retentissants d'un tribunal spécialisé dont le mandat se concentre sur les abus commis par les membres de l'UCK.
Trois autres personnalités de l'UCK sont parties pour La Haye cette semaine. Mercredi matin, la police de l'Union européenne (UE), en collaboration avec les forces locales, a fait une descente au domicile de Jakup Krasniqi, ancien membre de l'UCK et président du parlement. Suite à son arrestation, il a été transféré au centre de détention de La Haye pour y être jugé.
Ensuite, c'est Kadri Veseli, qui appartient au même parti politique que Thaçi et qui était son chef de l’espionnage personnel pendant les années qui ont suivi immédiatement la guerre. Il a choisi de se rendre volontairement, jeudi matin, après avoir également appris qu’il était nommé dans le même acte d'accusation. Leur parti, le Parti démocratique du Kosovo ou PDK, est la continuation politique de l'UCK, et a tiré la plus grande partie de sa crédibilité dans la période d'après-guerre du rôle de l'UCK dans la fin du conflit au Kosovo.
La troisième personne à se rendre, Rexhep Selimi, était également membre de l'UCK mais a passé les deux dernières années au sein du principal parti d'opposition du pays. Thaçi, Veseli et Selimi ont quitté le Kosovo pour La Haye dans un avion militaire qui a décollé d'un aéroport contrôlé par l'Otan à la périphérie de la capitale, Pristina.
Thaçi, leader de l'indépendance et suspect
Les réactions au Kosovo sont restées mesurées, en partie à cause de la pandémie en cours, mais surtout à cause de l'image ternie de Thaçi au fil des ans. Bien qu'il ait pu autrefois bénéficier d'un fort soutien au sein de la population, son implication dans des affaires de corruption, au fil des ans, a conduit beaucoup de gens à lui reprocher sa présence constante sur la scène politique du pays.
Pendant la guerre, son rôle de représentant politique de l'UCK lui a valu de siéger à la table des négociations à Rambouillet, lorsque les représentants des Albanais du Kosovo ont rencontré les dirigeants politiques de Serbie. Après la guerre, son influence politique s'est affaiblie, Thaçi dirigeant le Parti démocratique du Kosovo d'opposition pendant la période de protectorat administré par l'Onu. Son parti est sorti vainqueur des élections nationales en 2007, ce qui lui a permis de devenir premier ministre, ministre des Affaires étrangères puis président du pays.
Le 17 février 2008, c’est Thaçi lui-même a lu la déclaration d'indépendance du Kosovo. Les analystes craignent que s'il est déclaré coupable, les détracteurs de l'indépendance du Kosovo - tels que la Russie et la Chine - s'en servent pour nier la légitimité du pays.
"Il est important de séparer le droit des citoyens du Kosovo à vivre dans un pays indépendant, qui a été réalisé en 2008, des crimes commis par les membres de l'UCK pendant et après le conflit", déclare Bekim Blakaj, le chef du Centre de droit humanitaire du Kosovo. "En fait, Thaçi a souvent essayé de faire passer les accusations portées contre lui pour des accusations portées contre le Kosovo, le pays. Ce n'est pas vrai", explique-t-il.
La communauté internationale a souvent impliqué Thaçi dans les principaux processus internationaux, tels que le dialogue facilité par l'UE avec la Serbie. Le début du dialogue avec la Serbie en 2011 a été considéré comme une avancée majeure pour rapprocher les anciens ennemis d'une coopération normale et Thaçi a été applaudi pour avoir représenté la partie kosovare. Cependant, la même année, le rapporteur du Conseil de l'Europe, Dick Marty, a publié un rapport accusant Thaçi de crimes de guerre dans le pays.
Le rapport Marty indiquait que le "Groupe Drenica", dont Thaçi était membre, s'était livré à un trafic d'organes pendant le conflit. Le rapport indique également que Thaçi et d'autres personnes étaient au courant ou ont commis des actes d'enlèvement, de torture et de meurtre de civils. Peu après, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté une résolution demandant une enquête sur les crimes qui auraient été commis par Thaçi et d'autres personnes.
Thaçi, un promoteur des Chambres spécialisées
Au départ, il a décrié le rapport Marty l’accusant de propagande anti-Kosovo, mais par la suite Thaçi est devenu le principal instigateur de la formation de ce même tribunal qui vient de le dépouiller de sa position actuelle. Tentant de le dépeindre comme une preuve de bonne volonté et du fait que l'UCK n’a rien à cacher, Thaçi a utilisé son influence au Parlement pour obtenir la majorité nécessaire à la modification de la Constitution.
Des amendements constitutionnels étaient nécessaires, car les Chambres sont de facto un tribunal national du Kosovo – elles fonctionnent selon la loi du Kosovo et comprennent toutes les instances prévues dans le système judiciaire du Kosovo, tout en étant entièrement financées par l'UE et dotées de juges et de procureurs internationaux pour éviter les cas d'intimidation des témoins et les interférences politiques.
Toutefois, une fois les Chambres spécialisées créées, Thaçi a changé de position et a tenté de les faire abroger. L'année dernière, il a lancé trois tentatives distinctes pour faire réviser la constitution du Kosovo et faire annuler l'existence de la Cour.
Ramush Haradinaj, dont l'Alliance pour l'avenir du Kosovo fait partie de la coalition gouvernementale, a demandé la suspension du dialogue avec la Serbie, suite à l'annonce faite par Thaçi ce jeudi. Haradinaj était également membre de l'UCK. Il a été accusé et acquitté à deux reprises, par le Tribunal international pour l'ex-Yougoslavie, pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.
Avec l'annonce d'aujourd'hui et le départ de Thaçi pour La Haye, ce qui était considéré comme le plus grand obstacle avant le démarrage des Chambres spécialisées du Kosovo a été surmonté. À présent, tout l’enjeu est d’établir si les preuves sont suffisantes pour condamner Thaçi et les autres personnes arrêtées, ce qui clôturerait le dernier chapitre des poursuites des crimes de guerre découlant de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie et de ses conséquences immédiates.
L'ACTE D'ACCUSATION : "UNE ENTREPRISE CRIMINELLE COMMUNE" CONTRE DES CIVILS DU KOSOVO
Une fois l'arrivée à La Haye du président Thaçi et des autres inculpés confirmée, les Chambres spécialisées du Kosovo ont publié, sur leur site Internet, une version caviardée de l'acte d'accusation commun établit contre Hashim Thaçi, Kadri Veseli, Jakup Krasniqi et Rexhep Selimi, qui, lorsqu'ils étaient membres de l'Armée de libération du Kosovo (UCK), sont accusés d'avoir mené ensemble "une attaque généralisée ou systématique contre la population civile ... au Kosovo et dans des régions du nord de l'Albanie, de mars 1998 à septembre 1999 au moins".
L'acte d'accusation place la plupart des crimes présumés des quatre inculpés (désignés comme "membres et instruments de l'ECC") sous le parapluie de "l'entreprise criminelle commune" (ECC) - un concept juridique permettant de poursuivre les membres d'un groupe pour les actions de l'ensemble du groupe lorsqu'un plan ou un objectif commun est établi.
"Les crimes ont suivi un schéma cohérent, ont eu un impact sur les familles et plus largement sur les communautés auxquelles appartenaient les victimes, et étaient destinés à servir d'avertissement et à exercer une pression sur une population ciblée dans son ensemble, à dissuader l'opposition à l'UCK et à imposer une unité absolue derrière celle-ci. Les membres et les instruments de l’ECC étaient au courant et faisaient partie de l'attaque".
L'acte d'accusation n'implique pas les victimes des armes nationales yougoslaves dominées par les Serbes, la police serbe et les unités paramilitaires. "Les victimes étaient des personnes qui ne participaient pas activement aux hostilités. Les membres et les instruments de l’ECC avaient connaissance des circonstances factuelles établissant l'existence du conflit armé et le statut des victimes".
En outre, l'acte d'accusation précise que leur objectif présumé était de "gagner et exercer un contrôle sur l'ensemble du Kosovo par des moyens comprenant l'intimidation illégale, les mauvais traitements, la violence et l'élimination de ceux qui sont considérés comme des opposants". Les opposants, tels que définis par l'acte d'accusation, comprennent les personnes qui étaient soupçonnées de collaborer alors avec les représentants ou les institutions de l'ancienne République fédérale de Yougoslavie, les personnes soupçonnées d’entraver les objectifs de l'UCK et les personnes soupçonnées de soutenir les opposants politiques de l'UCK, tels que la Ligue démocratique du Kosovo.
L'entreprise criminelle commune, précise l'acte d'accusation, "englobe les crimes de persécution, d'emprisonnement, d'arrestation et de détention illégale ou arbitraire, d'autres actes inhumains, de traitement cruel, de torture, de meurtre et de disparition forcée de personnes".
L'ancien président du Kosovo, Hashim Thaçi, est spécifiquement accusé des faits suivants : 1) formuler ou participer à la mise en œuvre des plans de l'objectif commun, 2) participer et encourager les crimes dans la poursuite de l'objectif commun, 3) diffuser ou promouvoir des informations pour défendre l'objectif commun et "engendrer la peur, la méfiance et la haine des opposants", 4) fournir à la communauté internationale, et au public des informations fausses, incomplètes ou trompeuses "relatives aux activités criminelles des membres de l’ECC", 5) nommer et promouvoir les membres de l’ECC, y compris ceux qui ont des antécédents de participation à des crimes graves, et 6) fournir et faciliter le soutien militaire, logistique et financier.
Tous les inculpés sont accusés de ne pas avoir pris les mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir la commission des crimes dont il est question dans cet acte d'accusation, et pour en punir les auteurs.