"Compression de la gorge", "état nutritionnel affaibli", "blessures non compatibles avec le maintien en vie", les mots de l'expert médico-légal résonnent comme des abstractions. Mais les images ramènent à la réalité. Corps après corps, la projection s’enchaîne sur le mur de la salle d'audience. Certains sont minces comme des squelettes, d'autres ont des blessures ouvertes. Un corps est entièrement bleu, tandis que d'autres sont rayés d'ecchymoses rouges. Tous portent des numéros écrits sur la peau ou collés sur le front, indiquant leur numéro de prisonnier et le nom de la division du service de renseignement dans laquelle ils ont été tués. Même six ans après leur première publication en janvier 2014, le contenu des dossiers "César" reste difficilement supportable : une collection de dizaines de milliers d'images représentant des détenus morts dans les prisons de Syrie.
Les dossiers ont été rassemblés par deux hommes, dénommés "César" et "Sami" pour protéger leur identité. Lorsqu’ils ont commencé à collecter les photos en mai 2011, ils étaient convaincus que le régime tomberait quelques mois plus tard et qu'ils pourraient les utiliser comme preuves dans un procès contre le président déchu. Mais près de dix ans plus tard, Bachar al-Assad est toujours au pouvoir et les tueries se poursuivent en Syrie. Des milliers de photos de prisonniers morts, leurs corps nus portant des traces de torture et de famine, n'ont rien pu faire à cela.
Cependant, une partie du plan de César et de Sami est maintenant réalisée : pour la première fois, leurs dossiers ont été utilisés dans un tribunal pour poursuivre les crimes du régime d'al-Assad. Les photos ont été montrées et discutées au procès de Coblence, en Allemagne, où deux anciens membres des services de renseignements syriens sont accusés de crimes contre l'humanité. Eyad al-Gharib, un officier de bas rang, aurait arrêté des manifestants et les aurait emmenés à la division 251 des services de renseignement généraux à Damas, où Anwar Raslan était selon l’accusation le chef des enquêtes. Selon l'acte d'accusation, ce dernier serait responsable de 4 000 cas de torture, 58 meurtres et deux cas de violences sexuelles. Les dossiers César ne montrent pas ces 58 corps, mais ils font la lumière sur la violence systématique utilisée dans tous les centres de détention.
Photographier jusqu'à 70 corps par jour
César et Sami n'ont pas comparu en personne au tribunal, pour des raisons de sécurité. Tous deux vivent quelque part en Europe, dans des programmes de protection des témoins. Leur parcours a été raconté aux juges de Coblence par Garance Le Caisne, une journaliste française qui a rencontré César et qui a écrit un livre sur son travail, et par un officier de la police fédérale allemande (BKA) qui a interrogé Sami en novembre 2017. Selon leurs témoignages, César était photographe judiciaire dans un service de renseignement syrien. Mais lors du soulèvement civil de 2011, son travail a brutalement changé de nature. Lui et son équipe ont reçu l'ordre de se rendre à l'hôpital militaire Tishreen, pour y photographier les cadavres livrés par différentes divisions des services de renseignement syriens.
Lorsque César a vu pour la première fois les photos que ses collègues avaient prises - avant qu'il ne soit lui-même envoyé à Tishreen - il s'est immédiatement confié à son vieil ami Sami. "Il m'a appelé et m'a dit qu'il avait besoin de parler d'urgence", a raconté Sami lors de son interrogatoire à la BKA. "Il m’a dit qu'il recevait des photos tellement horribles." Les deux se sont rencontrés au domicile de Sami, où César lui a parlé de "cadavres maltraités dont l'état n'était pas conforme au rapport médical". Sami, un ingénieur civil, était déjà un activiste. Il a convaincu son ami de ne pas faire défection, mais de rester un peu plus longtemps à ce poste et de rassembler les photos comme preuves. Pendant près d'un an et demi, César a continué à photographier les corps et à copier les photos sur une clé USB qu'il cachait dans sa chaussette ou sa ceinture, jusqu'à ce qu'il les transmette à Sami.
Avec le temps, le nombre de corps a augmenté de façon exponentielle. "Il n'y avait plus de place, même dans les couloirs", a indiqué la journaliste Le Caisne. Puis les corps sont arrivés dans un hôpital militaire plus grand, celui de Mezzeh, où selon César, lui et ses collègues photographiaient jusqu'à 70 corps par jour. En septembre 2013, la situation est devenue intenable et Sami et César ont décidé de partir, mais pas avant d'avoir fait sortir clandestinement près de 100 000 dossiers du pays. Selon la BKA, ces dossiers ont été acheminés, via le réseau d’opposition de la Coalition nationale syrienne, au Liechtenstein et au Qatar, ainsi qu'à des bureaux d'enquête aux États-Unis et en Europe, dont le FBI et le procureur fédéral allemand, qui en a remis une copie au professeur Markus Rothschild pour qu'il les analyse.
Aucune cause de décès visible dans 85 % des cas
Le professeur Rothschild, de l'université de Cologne, a passé trois ans à étudier les corps maltraités sur les photos, avec une collègue, la professeure Sibylle Banaschak. Le 41e jour du procès Al-Khatib, il a présenté leurs conclusions, illustrant chaque cause de décès, de blessure ou de maladie avec des photos de détenus décédés. Il a décrit comment les lignes rouges sur de nombreux corps ne pouvaient être causées que "lorsque vous frappez vraiment quelqu'un, après vous être penché en arrière comme si vous jouiez au golf ou au tennis". "Pourquoi [ces lignes] sont-elles si parallèles ?" demande-t-il avant de répondre immédiatement : "La victime ne bougeait pas. Elle était fixe, soit pendue, soit couchée sur le dos". Après les descriptions, Rothschild énonce des faits et des chiffres : la plupart des 6 821 personnes mortes qu'il a étudiées avaient entre 20 et 45 ans ; il y a généralement trois ou quatre photos par corps ; la majorité sont nues ou en sous-vêtements ; 35 % montrent des signes de famine et 90 % des blessures ont été causées par un objet contondant.
Le chiffre le plus étrange dans les statistiques de Rothschild doit être celui-ci : dans 85 % des cas, aucune cause de décès n'était visible. La moitié des détenus ne présentaient même pas de blessures graves. Mais ils étaient tous morts. Rothschild cite quelques causes de décès qui ne sont pas visibles de l'extérieur : empoisonnement ou électrocution, étouffement par manque d'oxygène ou étouffement par des postures contraignantes. Cela correspond aux méthodes de torture décrites par les survivants dans un rapport de la BKA, que Rothschild a mis en regard avec ses conclusions. Pour une de ces méthodes, appelée "Shabah", les poignets des détenus sont attachés ensemble et suspendus à un crochet au plafond ou à un cadre de porte pendant des heures, alors que leurs orteils touchent à peine le sol. "Non seulement cela fait mal, mais cela limite la respiration, ce qui peut entraîner une longue asphyxie", explique le professeur Rothschild. Dans l'ensemble, son analyse des photos était conforme à deux rapports de la BKA sur la torture et les conditions de détention : "Les récits des témoins cités dans les rapports étaient pour la plupart plausibles", conclut Rothschild.
Les similitudes l'emportent sur les différences
Selon les témoins de Coblence, les dossiers César sont bien authentiques, et ils sont la preuve d'abus inimaginables. Mais que signifient-ils pour le procès de Raslan et al-Gharib ? Selon l'officier de la BKA, deux témoins ont affirmé que les cadavres de la division 251 ont été pour la plupart emmenés dans un autre hôpital militaire, dénommé Harasta. C'est peut-être pour cela qu'un seul des dossiers César a pu être relié à la date et au lieu - la division 251, en 2012 - des crimes dont les deux accusés doivent répondre. L'homme sur ces photos a des blessures par balle, mais ne présente aucun signe de torture, de famine ou de captivité, comme des bandeaux sur les yeux ou des menottes. Et, contrairement aux autres photos, le numéro de la division 251 n'est pas écrit sur son corps. Il n'apparaît que dans le nom du fichier.
Néanmoins, "ces photos peuvent prouver que les crimes se sont produits dans le contexte d'une attaque généralisée et systématique contre une population civile, ce qui les définirait comme des crimes contre l'humanité", explique un avocat des parties civiles, Patrick Kroker, à Justice Info. Après que le jugement aura été rendu à Coblence, ajoute-t-il, il servira de précédent pour les futurs procès.
Un autre aspect important est le caractère systématique des abus, visible sur les photos. Celles-ci suggèrent que malgré de petites différences, toutes les divisions des services de sécurité suivaient le même modus operandi, a constaté le professeur Rothschild. "Les similitudes l'emportent sur les différences", a-t-il déclaré au tribunal. En consultant les milliers d'images, lui et sa collègue ont régulièrement pensé qu'ils avaient fait une erreur et qu’ils étaient en train de travaillé sur la même image pour la deuxième fois, dit-il. "Ensuite, nous avons réalisé que l'affaire ressemblait exactement à une autre. Il semble que les mêmes instruments de torture étaient utilisés de la même manière partout."