"Procès par les médias", tel était le nom donné aux aveux publics ritualisés que les Gambiens devaient regarder à la télévision après l'échec d'un coup d'État contre le président Yahya Jammeh. La semaine dernière, dix victimes des agents de l'ancien dirigeant gambien au sein de l'Agence nationale de renseignement (NIA) ont comparu devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC), dans le cadre d'une série d'audiences spéciales qui entame sa deuxième semaine. Parmi les derniers témoins, plusieurs témoignages de soldats et de fonctionnaires qui ont mis en scène ces procès médiatiques.
Lorsqu’Alagie Martin, un général qui a travaillé étroitement avec Jammeh, a comparu en juin 2019 devant la Commission vérité, il n'a pas nié une pratique fréquente de ses hommes de main consistant à « extraire la vérité par la force ». Selon sa propre définition, de tels passages à tabac destinés à obtenir des aveux ne sont pourtant "pas de la torture".
Le "panel » de la NIA
Martin a notamment participé au "panel de la NIA" qui a interrogé Sering Omar Faal, 62 ans, suspect d’une tentative de coup d'État en mars 2006, qui a témoigné devant la TRRC le 12 novembre. Selon plusieurs témoignages, la NIA de Jammeh disposait d'un "panel" servant de juge de la vérité et des mensonges des personnes interrogées. La spécificité de ce "panel" était qu’il n'y avait pas d'autre choix devant lui que d'avouer le crime qui vous était reproché et de présenter vos excuses à Jammeh, ou de recevoir la tabassage de votre vie par les Junglers, un commando paramilitaire opérant sur les ordres du président.
"Ils m'ont dit que je savais quelque chose sur le coup d'État et je leur ai dit que je n'en savais rien. Je n'ai jamais rencontré ou vu Ndure Cham. Ils m'ont dit : quand nous serons prêts, tu parleras", raconte Faal. Le coup d'État de 2006 aurait été mené par le colonel Ndure Cham, alors chef de l'armée gambienne. Cham s'est échappé au Sénégal voisin mais il a été capturé à son retour dans le pays et exécuté par les Junglers. Un ancien Jungler, Omar Jallow, a avoué son implication dans cette exécution, en juillet 2019, devant la Commission vérité.
Faal était accusé d'être leur "marabout". Mais il a déclaré n'avoir été contacté que par un certain Abdou Dean et, plus tard, par Alieu Jobe, un ancien comptable soupçonné d'être la tête civile du coup, pour aider le colonel Cham à s'échapper après l’échec du coup d'État. Il a nié toute connaissance des activités ayant conduit au complot ou toute implication dans son organisation. Sa vérité ne fut pas suffisante pour l’épargner. "Ils ont dit que je devais parler à la télévision et dire mon rôle dans le coup d'État. Ils ont dit que je devrais demander à Yahya Jammeh de me pardonner. J'ai refusé", explique Faal.
Avant les coups, Faal dit avoir reçu une gifle de la part de deux membres du panel pour ne pas avoir dit la vérité. Il s'agissait de Baba Saho, un agent de la NIA dont le nom apparaît fréquemment dans l'enquête sur la NIA, et de l'ancien ministre de l'Intérieur Ousman Sonko, alors inspecteur général de la police. Sonko est actuellement poursuivi en Suisse.
A minuit, des personnes masquées sont arrivées. Faal déclare qu'il peut cependant identifier certains d'entre eux, car ils prononçaient leurs noms au cours de l’interaction. "Malick Jatta a pris un couteau et m'a rasé la barbe », témoigne Faal. « J'ai pleuré parce que je considérais cela comme une atteinte à ma croyance religieuse. Jatta a alors pris un couteau et a menacé de me tuer. Il l'a pressé contre mon cou jusqu'à ce que le sang commence à sortir. Quelqu'un lui a dit d'arrêter. Sanna Manjang a également pris une lame de rasoir et a tranché mon oreille droite... Le général Alagie Martin est venu, a mis un sac en plastique sur ma tête puis a pris un marteau pour me frapper à la tête."
"Écartelé sur une table en métal et gravement battu"
Faal n'est pas le seul à avoir subi humiliations et tortures à la NIA après le coup de 2006.
Plusieurs soldats de haut rang, dont l'actuel chef du camp militaire à Kanilai, le village de l'ancien président, le capitaine Wassa Camara, ont alors été contraints aux aveux à la télévision. Le capitaine Bunja Darboe a lu ce qui était censé être leur discours de victoire si le coup d'Etat avait réussi. En 2019, il a révélé à la Commission vérité que ce discours avait en fait été écrit par la NIA, sous la supervision du "panel". Alagie Martin a nié avoir forcé Darboe à écrire le discours, mais il a reconnu qu'il avait été contraint par des officiers de la NIA.
Selon les témoignages des dix victimes qui ont témoigné devant la TRRC la semaine dernière, aveux forcés et détentions illégales à la NIA étaient très répandus. Un certain Amadou Jogoh Sowe, commerçant guinéen venu en Gambie en 1993, a déclaré avoir eu affaire avec la NIA car l'agence aurait eu un intérêt dans l’arrestation d’Abass Jarju, un de ses associés qui avait été arrêté pour fraude. Bien que Sowe ait affirmé n’avoir rien à voir avec les affaires de Jarju, il a également été arrêté. La NIA n’arrivait pas à mettre la main sur une personne tierce, Amadou Wurry Bah, liée à cette fraude présumée. Sowe a été tabassé pour aider à le trouver. "Ils m'ont demandé où se trouvait Wurry... mais je leur ai dit que je ne le savais pas. C'est alors qu'ils m'ont menotté et j'ai été écartelé sur une table en métal et gravement battu", raconte Sowe. Il décrit la présence dans la pièce de cette table en métal, d’une machine à électrocuter et d’un tuyau d'évacuation utilisé pour les personnes subissant une simulation de noyade.
Sowe a été détenu illégalement à la NIA pendant plus de six mois. Ils l'ont emmené à la prison Mile 2 où il a passé deux mois avant d'être déféré devant une cour. Le tribunal l'a ensuite acquitté et libéré pour manque de preuves. Aujourd'hui, il est traumatisé. "J'ai tellement peur de la NIA que je ne peux pas regarder leur portail en passant [leur complexe à l'entrée de Banjul]", déclare-t-il.
L’oppression contre les détenus politiques
La NIA sous Jammeh jouissait de pouvoirs considérables. Bien qu'elle soit une agence de renseignement, elle avait des pouvoirs prépondérants sur la police et les autres agences de sécurité. Plusieurs de ses victimes étaient des détenus politiques.
Une des victimes régulères de la NIA fut Omar Bah, originaire de Faraba, une localité située à environ une heure de route de Banjul, la capitale gambienne. La première fois que Bah a eu des ennuis, c'était en octobre 1995, lorsqu'il a été arrêté avec 47 personnes et détenu à la caserne de Fajara, un campement militaire proche de Banjul. Ils étaient accusés d'avoir fomenté un coup d'État contre Jammeh.
Les détenus, dont Bah, ont subi des passages à tabac, raconte-t-il à la commission vérité, le 11 novembre. "J'ai eu des ecchymoses sur tout le dos", dit-il. Au moins deux de ses codétenus sont alors morts suite aux tortures, précise-t-il. Mais ce n'était que le début. Bah allait subir quatre autres arrestations et détentions illégales à la NIA. Il assure que c'était à cause de son appartenance au Parti démocratique uni, le principal challenger politique de Jammeh pendant ses 22 ans de règne. Bah explique qu'ils ont fait pression sur lui pour qu’il change d'allégeance et rejoigne le parti de Jammeh, alors au pouvoir, l'Alliance pour la réorientation patriotique et la construction, mais qu’il a refusé.
Alors que les audiences de la NIA entrent dans leur troisième semaine, plusieurs auteurs présumés devraient commencer à comparaître, dont le directeur général actuel de la NIA, Ousman Sowe.