La Cour Pénale Internationale (CPI) est le premier tribunal mondial permanent mandaté pour connaître des faits de génocide, de crimes de guerre et de crime contre l’humanité, et les poursuivre. Depuis son inauguration en 2002, elle a lutté sans relâche face à d’immenses défis, à commencer par les controverses sur l’intérêt tout particulier qu’elle semble accorder aux suspects du continent africains ainsi que par une série d’enquêtes entravées et de procédures inabouties, faute de preuves solides.
À l’heure actuelle, certains commentateurs sont sceptiques quant à la longévité de la CPI au vu des difficiles dix premières années d’enquêtes et de procès qu’elle a connues. De telles prévisions, cependant, ne tiennent pas compte de signes visibles de l’enracinement de la CPI dans les structures judiciaires et politiques de certains Etats et d’organisations multilatérales de premier plan. À ce jour 122 Etats ont signé le Statut de Rome, dont les 48 qui s’y sont ralliés depuis qu’elle a commencé à fonctionner. Ces pays signataires couvrent une large partie de la planète, dont 42 en Europe, 33 en Afrique, 28 sur le continent américain, 17 en Asie/Pacifique et 2 en Afrique du Nord et au Moyen Orient. La CPI est également essentielle pour les structures de nombreux organismes régionaux ayant à traiter des conflits de masse, comme par exemple le Plan d’Action de l’Union Européenne pour la CPI.
Aujourd’hui, le Conseil de Sécurité des Nations Unies considère de plus en plus la CPI comme un moyen d’affronter les menaces à la paix et à la sécurité internationales. Cette orientation se manifeste de façon évidente dans les renvois faits à la Cour par le Conseil de Sécurité concernant la situation au Darfour et en Libye, le dernier desquelles faisait suite à une décision unanime du Conseil de Sécurité. Au sein de ce dernier, le soutien apporté par le gouvernement Obama à la CPI — on l’a vu lors du renvoi de l’affaire libyenne, la présence des Etats-Unis en tant qu’observateur aux six dernières assemblées des Etats Parties à la CPI, la décision, prise par le Congrès américain en janvier 2013, d’offrir jusqu’à cinq millions de dollars pour des informations conduisant à l’arrestation de tout individu mis en accusation par la CPI, et le transfert, en mars 2013, du chef de guerre congolais Bosco Ntaganda de l’ambassade américaine au Rwanda vers la CPI — a renforcé le rôle de la Cour au sein du système international.
Toutefois, malgré l’ancrage mondial de la Cour, quatre questions majeures ont jusqu’ici contrarié ses travaux. En renonçant à aborder ces questions, la Cour risque fort de compromettre sérieusement son efficacité et sa légitimité.
1. Une arme contre les faibles
Une critique récurrente adressée à la CPI est qu’elle serait devenue un moyen politique utilisé par des Etats puissants contre les faibles, deux arguments étant avancés pour étayer cette thèse. Tout d’abord, à ce jour la CPI s’est focalisée uniquement sur des situations et des suspects en Afrique, ce qui lui interdit toute prétention à une responsabilité publique à l’échelle mondiale. Ensuite, à deux reprises la Cour a agi sur la base de renvois du Conseil de Sécurité des Nations Unies, dont trois membres (Etats-Unis, Chine et Russie) n’ont pas signé le Statut de Rome. Quelques Etats donateurs s’en sont ouverts directement au procureur de la CPI, lequel a répondu longuement dans plusieurs discours et articles.
Ces critiques, qui s’articulent autour de la crédibilité de la CPI en tant qu’institution mondiale, et impartiale, ont suscité des tensions importantes entre l’Union Africaine (UA) et la Cour, notamment après la mise en accusation par la CPI du président du Soudan, Omar Al Bashir, en juillet 2008 — mise en accusation que le Soudan (non signataire) et l’Union Africaine ont interprétée comme une tentative d’utiliser le droit international pour provoquer un changement de régime. De semblables tensions sont survenues lors des débats au Conseil de Sécurité en 2013, au sujet d’un éventuel report des procès contre des suspects kényans, parmi lesquels le président Uhuru Kenyatta et le vice-président William Ruto.
À n’en pas douter, ces préoccupations vont conduire le procureur de la CPI à orienter ses enquêtes vers des suspects non africains. Ayant à cœur de prouver que la Cour est un acteur autonome et indépendant du jeu politique international, le procureur pourrait mettre en accusation des ressortissants de membres permanents du Conseil de Sécurité (certains commentateurs espèrent que les enquêtes préliminaires de la CPI à l’encontre de ressortissants britanniques soupçonnés de torture en Irak aboutiront), ou bien d’autres Etats perçus comme puissants (tels qu’Israël ou la Russie pour leurs actions militaires respectives à Gaza et en Géorgie). Mais la pénurie chronique de ressources dont souffre la Cour et sa réticence à mettre en péril des soutiens politiques clefs sur l’échiquier international, devrait considérablement freiner de telles tentatives.
2. La Coopération entre Etats et les dangers d’ingérence et d’instrumentalisation
Bien que la majorité des Etats aient signé le Statut de Rome, la CPI reste une institution faible, mal financée, qui dépend lourdement des Etats dans son travail de recueil de preuves, de protection des témoins, d’arrestation et de transfert des suspects. Son efficacité est ainsi limitée, car elle se trouve exposée soit à des ingérences, soit à une instrumentalisation de la part des gouvernements dont elle dépend.
Dans l’affaire kényane, le gouvernement a pleinement réussi à faire obstacle aux enquêtes de la Cour, en faisant assassiner et harceler les témoins, en bloquant l’accès aux documents officiels et aux comptes en banque, et en suscitant l’agitation de son opinion publique contre la Cour. Cette ingérence a contraint le procureur à abandonner tout récemment les accusations portées contre le président Kenyatta, comme il l’avait fait auparavant pour le directeur de l’administration kényane, Francis Muthaura, pour manque de preuves.
Pendant ce temps, l’Ouganda et la RDC offrent un exemple typique d’une instrumentalisation de la CPI à des fins de politique intérieure. Pour obtenir de ces Etats une coopération indispensable, le cabinet du procureur a dû se livrer à de longues négociations avec les gouvernements ougandais et congolais, avant que ceux-ci n’acceptent de renvoyer les affaires les concernant à la Cour. Après avoir “fait la chasse” à ces renvois par les Etats, la CPI a été contrainte de négocier les modalités de ses enquêtes avec les gouvernements en question. Ceci explique pourquoi, à ce jour, aucun haut responsable ougandais ou congolais n’a été mis en accusation, bien que la complicité de personnalités officielles dans les atrocités ait été largement reconnue.
La sélection des dossiers congolais et ougandais a souvent donné l’impression aux communautés intéressées que la Cour est trop proche des gouvernements et que ceux-ci l’ont utilisée pour cibler leurs ennemis politiques et militaires — ce qui a eu pour effet d’exacerber le premier problème cité plus haut, à savoir le jeu du pouvoir politique.
3. Pourquoi l’amnistie reste un outil indispensable de résolution des conflits.
Les partisans de la CPI ont souvent tendance à croire que celle-ci ouvre une nouvelle ère de justice universelle. L’ancrage de la CPI dans le système international, comme on l’a vu ci-dessus, débouche sur une norme généralisée : le devoir de poursuivre, plutôt que d’amnistier les suspects de haut rang. Mais l’entrée en scène de la CPI faisant reculer le recours à l’amnistie, voire le rendant illégal, pose de graves problèmes aux acteurs intervenant dans les procédures de médiation des conflits telles que les négociations de paix, la démobilisation, désarmement et réintégration (DDR) et la réforme du secteur sécurité (RSS).
À titre d’exemple, au cours des pourparlers de paix de Juba, entre le gouvernement ougandais et l’armée de Résistance du Seigneur (LRA), de 2006 à 2008, cette dernière menaça de quitter la négociation si les mandats d’arrêt décernés par la CPI contre cinq de ses chefs n’étaient pas annulés. La présence de la CPI complique infiniment les négociations lorsque les chefs des parties armées (la LRA par exemple) pensent qu’ils s’exposeront à des poursuites dès qu’ils auront déposé les armes. Dans certaines conditions, cette crainte peut pousser les belligérants à poursuivre les combats plutôt que de s’engager dans des négociations de paix.
De la même manière, les processus de DDR et de RSS — comme il en existe en Afghanistan, au Soudan et dans la région des Grands Lacs, et qui ont la faveur de nombreux Etats et organisations multilatérales qui n’en soutiennent pas moins par ailleurs la CPI —, s’articulent fréquemment autour d’une offre d’amnistie pour les combattants de haut rang, afin de les persuader, eux et leurs armées, de déposer les armes et de se démobiliser. En insistant pour que de hauts responsables soient poursuivis, on court de risque de compromettre le recours à l’amnistie qui inciterait ces parties à s’impliquer dans la DDR et la RSS. Pour ces raisons, il conviendrait de bien préciser les conditions dans lesquelles la CPI pourrait s’abstenir d’enquêter et de poursuivre dans l’intérêt de la paix, et comment elle voit son rôle à l’égard des acteurs impliqués dans les processus de paix.
4. Complémentarité et Rapports avec les institutions judiciaires nationales.
Le principe de “complémentarité” de la CPI, pierre angulaire du Statut de Rome, définit quelles situations et quelles affaires sont recevables par la Cour, et lesquelles ressortissent des institutions nationales. Dans le cadre de sa politique, la CPI invoque également le principe de “complémentarité” pour structurer une collaboration et coopération efficaces avec les institutions nationales. À ce jour, cependant, de nombreux Etats africains ont vu dans la CPI une concurrente des institutions nationales, qui chercherait à poursuivre à La Haye des suspects que les responsables nationaux auraient voulu poursuivre dans le pays.
Dans cet ordre d’idées, la Libye a bien réussi, en 2014, à contester la compétence de la CPI dans l’affaire Abdullah Al Senussi, mais a perdu dans l’affaire Saif Khadafi. L’Ouganda va peut-être contester la compétence de la CPI sur Dominic Ongwen, ce commandant en chef de la LRA qui vient d’être capturéEn RDC, les enquêtes de la CPI se sont concentrées sur le district d’Ituri, où trois des mis en cause de la CPI — Thomas Lubanga, Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo — avaient déjà été mis en cause par les autorités nationales avant même que la CPI ne commence ses activités en RDC.
Depuis juillet 2003, l’investissement de plus de 40 millions de dollars de la Commission Européenne dans les institutions judiciaires de l’Ituri a considérablement augmenté les capacités locales.
Pour ces raisons, certains observateurs mettent en cause la pertinence de la stratégie de la CPI en Ituri : pourquoi un tribunal international déploie-t-il ses énergies là où un travail judiciaire était déjà entrepris par la justice du pays ? À la suite des interventions de la CPI en Ituri, le monde judiciaire du pays a éprouvé une profonde déception. En effet, malgré la grande réforme judiciaire de ces douze dernières années, il sera impossible de poursuivre les principaux suspects d’atrocités devant les tribunaux locaux, où — ce qui serait impossible à la CPI — les populations concernées peuvent suivre les débats et voir la justice rendue en direct, ce qui contribue considérablement à la prééminence de l’état de droit.
On comprend, au vu de ces nombreux écueils, que, si la CPI bénéficie d’un large soutien des gouvernements de la planète, elle a dû naviguer entre les pouvoirs politiques, ses relations avec d’autres acteurs mandatés pour résoudre les conflits, et les difficultés que posent les enquêtes sur les crimes graves commis en Afrique (continent sur lequel le personnel hétérogène de la Cour n’a guère d’expérience, à quelques exceptions près). Après treize années d’activité, la CPI se doit d’affronter ces problèmes, faute de quoi elle risque de perdre les soutiens politiques qu’elle a obtenus jusqu’à présent. Pour l’instant, les Etats qui soutiennent la CPI se doivent de lui apporter les ressources dont elle a besoin, faute de quoi ils la condamneraient à n’être plus qu’une coquille vide.