Le Kram, coquette petite ville côtière de la banlieue nord de Tunis, située à quelques encablures du Palais de Carthage, cache derrière sa ligne ferroviaire ses franges les plus déshéritées - le grand quartier 5-Décembre, au Kram Ouest. Les habitants aiment d’ailleurs comparer le tracé du chemin de fer au mur de Berlin qui séparait, avant la chute du bloc communiste, les deux Allemagne, celle de la prospérité et celle de l’austérité. Agrandie à l’échelle du pays, cette césure urbaine renvoie à la fracture qui s’est élargie, au fil des ans, entre la Tunisie des démunis, celle des « profondeurs », et la Tunisie riche et ouverte sur la mer. Une fracture qui a précisément été considérée comme un des facteurs du déclenchement de la révolution, en décembre 2010.
Car c’est justement dans les rues du Kram Ouest que, le 13 janvier 2011, les forces de sécurité du président Ben Ali ont été envoyées en renfort et en masse, de crainte que le palais présidentiel soit pris d’assaut, pour poursuivre et attaquer les jeunes manifestants sortis exprimer, comme dans tous les coins de la République, leur ras-le bol d’un régime tyrannique et corrompu. Walid Kassraoui, 30 ans, est l’une des 40 personnes blessées à la cité du 5-Décembre au cours de ces événements. Il occupe aujourd’hui, avec une dizaine de blessés de la révolution, le vaste et luxueux bureau du président de l’Instance générale des résistants, des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes, le Doyen Abderrazak Kilani, récemment nommé à ce poste. Ce bureau a été transformé en « QG » de la crise. Matelas, couvertures, bouteilles d’eau minérale emplissent le lieu. Un slogan entoure le siège de Kilani : « Applique la Loi. Publie la liste. » Telle est la revendication qui unit les protestataires : la publication de la liste finale des martyrs et blessés de la révolution au Journal officiel de la République tunisienne, selon l’article 6 du Décret N° 1515 de l’année 2013 relatif au fonctionnement de l’Instance générale.
Une détresse « qui indiffère les politiques »
« J’ai été touché à la jambe par les escadrons de la mort de Ben Ali. La cartouche de l’agent de sécurité a visé mon genou et l’a arraché instantanément », raconte Kassraoui. Une prothèse lui sert aujourd’hui d’avatar de jambe. A la suite de sa menace de mener une grève de la faim sauvage sur la place de la Kasbah, à la fin de l’été dernier, pour protester contre la dégradation de sa santé, la présidence de la République a pris en charge les frais de ses soins. « Les blessés de la révolution devraient tous être traités sur le même pied d’égalité. Leur prise en charge ne devrait pas être liée à des personnes ou à des circonstances. Voilà pourquoi nous avons entamé une grève de la faim depuis le 21 décembre. Les blessés, pour la plupart handicapés à vie, vivent une situation de détresse sociale, économique, physique et psychologique, qui indiffère les [responsables] politiques de ces dix ans de transition », explique Kassraoui, au chômage après avoir travaillé pendant quatre ans à la cellule de communication de l’Instance vérité et dignité.
Haydar Chawali était en formation pour intégrer l’armée lorsque la révolution a éclaté. Le jeune homme est atteint à la tête alors qu’il accompagne des manifestants, le 13 janvier 2011, dans les rues de Zahrouni, un quartier défavorisé de la capitale, le sien. La suite ressemble aux destins de tous les blessés de la révolution : un avenir fracassé, des capacités physiques réduites de moitié et le rêve d’une vie meilleure évaporé. Recruté dans le cadre de la loi d’amnistie générale de février 2011 comme gardien dans un lycée, il souffre de vertiges continus et s’épuise au bout de quelques heures. Il finit par être licencié. Le 17 décembre 2020, avec un groupe de blessés, il s’est indigné sur la Place de la Kasbah, face au siège du gouvernement, contre dix années d’oubli des autorités de ces jeunes révolutionnaires de la première heure. Mais la police a férocement réprimé ces protestataires.
Un argument contre les négationnistes de la révolution
« On nous a insultés, injurié nos mères, invectivé la révolution, menés au poste, tabassés et jetés pendant plusieurs heures dans les geôles, avant de nous faire signer un engagement stipulant que nous ne retournerions plus sur la place de la Kasbah. Trop c’est trop ! C’est à ce moment-là que nous avons décidé de mener une grève de la faim dans les murs de l’Instance générale des résistants, des martyrs et blessés de la révolution et des opérations terroristes, pour réclamer qu’enfin nos noms soient publiés sur le JORT [Journal officiel de la République tunisienne] et qu’une reconnaissance officielle nous soit rendue », clame Haydar Chawali, aujourd’hui âgé de 34 ans.
Au début, les blessés se sont installés dans le hall de l’Instance, au centre-ville de Tunis, leurs matelas jetés à même le sol dans les courants d’air et le froid de canard de ce début d’année 2021. « Au cœur d’une institution censée les protéger et prendre soin d’eux. Dramatique ! », s’insurge Olfa Lamloum, directrice du bureau de l’ONG Alert International, à Tunis. Le 5 janvier, ils y ont tenu une conférence de presse en présence de plusieurs associations nationales, dont l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), influente centrale syndicale, qui leur apporte son soutien.
Tous ceux qui défilent au cours de cette rencontre avec les journalistes insistent sur la dimension symbolique de la publication de cette liste : « Cet acte incarne une réhabilitation pour nous. Une manière de nous signifier que nos sacrifices n’ont pas été vains. C’est aussi un argument contre les thèses négationnistes de la révolution, qui ne cessent de fleurir », dit un des protestataires.
Quatre blessés, dont Wael Karafi, qui a perdu sa jambe le 8 janvier 2011 à Kasserine, se présentent devant les médias, la bouche cousue avec du fil, les lèvres ensanglantées et la mine livide. Le 8 janvier, dix ans jour pour jour après sa blessure, le jeune Kasserinois a gravi les sept étages pour s’installer dans le bureau de Kilani : « Lorsque, à la suite de la conférence de presse, nous sommes allés voir le président de l’Instance pour lui demander encore une fois d’appliquer la loi et de publier la liste, il s’est lamenté : « Aidez-moi, je ne peux rien faire ». On l’a alors prié de quitter les lieux au motif d’incompétence. »
Bataille de listes
Cette liste représente l’un des dossiers les plus inextricables des dix dernières années. Une affaire qui illustre le manque de volonté politique pour ancrer cette période importante de l’histoire du pays dans la mémoire collective, dans un contexte de retour en force des lobbies de l’ancien régime. Ballotés entre les tribunaux civils, puis militaires et enfin les chambres spécialisées dont les procès sont frappés de lenteurs et blocages, les blessés ont vu se multiplier commissions, enquêtes et répertoires les concernant, en parallèle avec une dégradation de leurs conditions de vie.
Après la révolution a été créée la Commission d’investigation sur les violations et abus commis par les forces de l’ordre, présidée par l’avocat Taoufik Bouderbala. Dans son rapport, la commission a estimé le nombre de morts à 337 personnes et celui des blessés à 3 000. Les tribunaux militaires des différentes régions ont également établi leurs listes de blessés. En 2012, une loi a été promulguée par l’Assemblée constituante pour créer au sein du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales une commission chargée d’établir la liste des blessés et martyrs de la révolution, toujours présidée par Bouderbala. En octobre 2019, après plus de six années de recherches, la commission a fait paraître sur son site Internet les noms des victimes identifiées. On y parle de 129 « martyrs » et de 634 blessés. Or, plusieurs blessés disposant de jugements en leur faveur publiés par le Tribunal militaire depuis 2013 n’ont pas identifié leurs noms sur cette nouvelle liste. De son côté, l’IVD a recueilli les dossiers de 111 martyrs et de 892 blessés.
Ce sont ces différends parmi les victimes autour de ce répertoire d’octobre 2019 que les autorités sont accusées d’exploiter aujourd’hui. Si les acteurs du sit-in de l’Instance générale des résistants, des martyrs et blessés de la révolution réclament sa publication immédiate, quitte à l’attaquer devant le tribunal administratif au sujet des noms qui n’y figurent pas, d’autres blessés, non identifiés dans le répertoire, menacent de se donner la mort s’il vient à paraître sur le JORT.
Un mépris de classe ?
Maitre Lamia Farhani, présidente de l’Association Awfiya, qui défend les victimes de la révolution, regrette amèrement qu’aucune action de coordination entre les initiateurs des différentes listes n’ait été réalisée : « Il fallait tout simplement croiser les divers répertoires et surtout ne pas oublier les PV des tribunaux militaires dans ce travail de vérification. Mais tout devient si compliqué quand la volonté politique de résoudre un tel problème manque. C’est un scandale d’État. Une véritable injustice envers ceux qui ont rendu nos libertés possibles », tonne l’avocate et sœur du jeune Anis Farhani, qui a succombé sous une pluie de balles de la police, le 13 janvier 2011, à Tunis.
Olfa Lamloum refuse de croire à une incompétence d’ordre technique et bureaucratique, d’autant plus que onze gouvernements se sont relayés sur ce dossier depuis dix ans. « Je ne trouve pas d’autre explication à cette obstruction de publier la liste que les divers projets de réconciliation, qui se sont accélérés ces deux dernières années. Ils cherchent tous à clore la parenthèse de la révolution. Les élites politiques, qui ont récupéré la révolution, cherchent à éclipser le rôle joué par ces jeunes, tous venus des quartiers populaires et des régions intérieures. Un mépris de classe ! », dénonce la directrice d’Alert International. Et en attendant, les blessés menacent de ne quitter les lieux de l’Instance que lorsque leur demande aura été exaucée. « Sinon, vous nous sortirez d’ici dans des cercueils ! », promet Walid Kassraoui.