Depuis deux ans, la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie a entendu de nombreuses preuves sur les violations des droits de l'homme sous l'ancien dirigeant Yahya Jammeh, qui vit en exil en Guinée équatoriale depuis janvier 2017. Mais la torture était-elle une politique ? C'est la question qui a été posée à Omar Cham, un ancien membre de l'Agence nationale de renseignement (NIA) de Yahya Jammeh, institution où, selon des témoins, il s’agissait "d’arracher la vérité aux gens".
- Vous avez travaillé à la NIA de 1996 à 2011 et nous avons appris que, pendant cette période, la NIA était un centre de torture. Est-ce vrai ? demande Essa Faal, conseil principal de la TRRC.
- C'est vrai, parce qu'à cette époque, si quelqu'un était appelé à répondre là-bas, il était terrifié.
- Ce fait était-il connu du personnel de la NIA et de la direction ?
- Je pense qu'il n'y avait personne travaillant à la NIA à cette époque qui n'avait pas entendu parler de la torture.
- Serait-il juste de dire que tous ceux qui travaillaient à la NIA savaient que c'était un centre de torture ?
- Oui, si vous en entendez parler, vous le savez. Tout le monde le sait. Même le personnel qui y travaille, si on vous appelle, vous avez peur parce que vous ne savez pas à quoi vous attendre. Et si vous avez des problèmes avec Yahya Jammeh et qu'on vous emmène à la NIA, il est probable que vous y soyez torturé.
- Diriez-vous que la torture faisait partie d'une politique appliquée aux personnes menaçant le gouvernement de Yahya Jammeh ?
- Oui.
Aveux et dénonciations de tortionnaires
Des témoignages précédents devant la Commission ont établi qu'une salle de torture, peinte en rouge et équipée d'un lit en fer et d'une machine d'électrocution, existait à la NIA. Le lit était équipé de chaînes qui servaient à y menotter les gens.
En 1996, Mballow Kanteh et quelques mercenaires formés en Libye ont attaqué et pris le contrôle de Farafenni, le deuxième plus grand campement militaire du pays, situé au centre de la Gambie, le long de la frontière avec le Sénégal. Leur but était de renverser Jammeh, bien qu'ils ne possédaient apparemment qu'un seul fusil de fabrication locale. La tentative a duré quelques heures. Un renfort de Banjul, capitale de la Gambie, a rapidement repris le camp et Kanteh a été capturé et envoyé à la NIA. "J'ai été électrocuté et ils m'ont coupé les tétons", a déclaré Kanteh à la TRRC.
A l'époque, Cham était un jeune agent. "Quand on nous a dit qu'un rebelle était arrivé, tout le monde était excité. On l'a emmené au service des enquêtes et, peu après, nous avons entendu des cris", se souvient-il. Cham a désigné certains de ses collègues comme étant les tortionnaires présumés. Leurs noms sont déjà familiers à la Commission vérité : Foday Barry, Baba Saho, Babadinding Jobarteh et Daba Marenah. Cham est "sûr à 100%" que Kanteh a été torturé. Pourtant, il garde ses distances avec les faits. Et l’impatience gagne le conseil principal Essa Faal.
- Monsieur le témoin, je vous ai maintenant averti qu’il faut être sérieux. Mentir devant la Commission est un délit, mentir sous serment est un délit. Comment savez-vous que Mballow [Kanteh] a été torturé ?
- Il criait, répond Cham.
- Mais ce n'est qu'une hypothèse.
- Une hypothèse très forte.
- Vous avez vu Mballow [Kanteh] se faire torturer. Vous étiez là, assène Faal.
- Non. Je n'étais pas là.
Il faut plus d'une heure d'un interrogatoire serré pour que Cham reconnaisse avoir une connaissance directe de la torture de Kanteh. Après une pause-café, son récit change. Il raconte désormais que, par curiosité, il a regardé dans la salle de torture et a vu Kanteh se faire électrocuter. "Je ne peux pas dire qui l'électrocutait. Mais les gens autour de lui étaient Foday Barry, Baba Saho et Daba Marenah", ajoute-t-il.
Cham admet avoir lui-même torturé plusieurs personnes, dont un certain Pa Sallah Jeng, Simon Grant, Oldi Jawo, Sainabou Keita, Nfamara Nasso, entre autres. Il nie cependant avoir été impliqué dans la torture de Sillaba Samateh, un escroc présumé qui aurait prétendu avoir vendu de la drogue pour Jammeh avant d’être arrêté. Devant la TRRC, Samateh a dépeint les horribles tortures qui lui avaient été infligées à l'Agence. Cham nie également avoir torturé Ensa Badgie, ancien chef de la police nationale, arrêté avec Samateh et quelques autres.
Interférences avec la justice
Selon les témoignages, les activités criminelles de la NIA de Jammeh comprenaient le truquage des élections, l'arrestation de personnes aux fins de les escroquer, se mettre au service de particuliers pour régler des comptes avec leurs ennemis. Depuis plusieurs années, on dit aussi souvent que Jammeh avait l'habitude d’appeler des juges pour dicter l'issue des procès. La TRRC en a entendu parler, mais elle n'a jamais reçu de témoignage direct. Cham décrit d'autres pratiques présumées d'ingérence dans le système judiciaire. Il affirme que Jammeh a payé trois témoins principaux 10 000 euros chacun pour déposer contre Lang Tombong Tamba, un ancien chef militaire accusé de coup d'État en 2009. Tombong sera finalement condamné à la prison à vie.
- Je n'étais pas content de cela car ce sont des pots-de-vin. Cela n'aurait pas dû arriver, déclare Cham.
- Ces paiements à des témoins pour incriminer faussement d’autres gens, c’était fréquent ?
- Oui.
- Et la NIA était au centre de tout ça ?
- Avec le ministère de la Justice. Le directeur des poursuites publiques et son adjoint, Richard Chengeh et Mikael Abdallah, ont également participé à cette fabrication de preuves, répond Cham.
Cham soutient qu'une fausse déclaration sous serment censée provenir de lui contre l'ancien chef de la police Ensa Badgie a été présentée au tribunal. "J'ai appris que c'était le directeur des poursuites publiques et son adjoint qui avaient falsifié cette déclaration pour faire croire qu'elle venait de moi", déclare-t-il. "J'ai ensuite écrit une lettre au ministre de la Justice, au directeur de la NIA, au juge et à une foule d'autres personnes pour préciser que la déclaration sous serment dans l'affaire de Jesus [Ensa Badgie] ne venait pas de moi. Elle a été falsifiée."
La fabrication de preuves pour influencer l'issue des affaires intéressant Jammeh s'est accompagnée de la production de faux rapports d'enquête pour disculper le président et la NIA. Lorsque le journaliste gambien Deyda Hydara a été tué en 2004, la NIA a tenté, dans son rapport, de dépeindre la victime comme un coureur de jupons et quelqu'un ayant offensé plusieurs personnes à travers ses chroniques quotidiennes dans le journal The Point. On sait maintenant, grâce à des témoignages directs devant la TRRC, que Hydara a, en fait, été tué sur ordre de Jammeh, un crime perpétré par ses tueurs à gages, les Junglers.
Ce qui se passe à la NIA reste à la NIA
Parmi les cinq agents de la NIA qui ont témoigné devant la TRRC la semaine dernière et qui ont souligné le fait que leur outil principal était la torture, se trouve Basiru Sey. Après avoir subi l’entraînement des Junglers, il est devenu membre de l'unité d'opérations spéciales (SOU) de la NIA. Sey affirme que même son niveau de formation de "commando" ne l'avait pas préparé à cette tâche au sein de la SOU.
"Quand j'ai été nommé, je ne savais pas ce qui se passait là-bas et j'ai regretté par la suite d'avoir rejoint cette unité", raconte-t-il. "Notre travail effrayait les gens parce qu'ils nous voyaient toujours entrer et sortir des bureaux", poursuit-il, ajoutant que même les autres agents évoquaient à voix basse leurs collègues de la SOU. Sey explique que cette unité s'occupait des arrestations les plus éminentes et qu'ils torturaient leurs victimes. Il nomme aussi certains de ses collègues qui auraient été impliqués dans des actes de torture. Il s'agit de personnes déjà connues de la Commission, comme Lamin Darboe, Alieu Sumareh, Tamba Masireh, Babucarr Sallah et Alagie Morr.
Sey a avoué son propre rôle dans la torture de plusieurs personnes. Il a en outre témoigné que des membres de la SOU arrêtaient et soutiraient de l'argent à des prostituées, qu'ils étaient impliqués dans la spéculation financière, l'extorsion et le recouvrement de dettes pour des particuliers, entre autres. "On m'a dit que tout ce qui se passait à la NIA était confidentiel et que je le faisais pour le grand homme" – le président Jammeh – a expliqué Sey.