Mouloud Boumghar est juriste algérien, professeur de droit public à l'université Jules Verne en Picardie (France). Il s'intéresse aux questions de violations des droits de l'homme selon le prisme de l'impunité, notamment depuis la publication après la fin de la guerre civile algérienne de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». L'universitaire a été interviewé début juin dernier à Tunis où il était l'invité de l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC).
JusticeInfo.Net : En quoi consiste le contenu de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » de 2005 ?
Mouloud Boumghar : Il s'agit d'un texte rédigé par les services de l'Etat, qui se veut la seule solution possible pour solder la guerre civile algérienne. Il a été soumis à référendum par le président de la République le 29 septembre 2005. La charte présente un préambule intéressant dans le sens où elle offre la version officielle de la décennie sanglante 1990-2000 taxée d' « agression criminelle sans précédent visant à détruire l'Etat algérien » et de « tragédie nationale ». Dans ce préambule, on relève une négation des causes politiques, qui ont amené à cette « tragédie nationale ». Plus précisément, on trouve dans ce texte une imputation exclusive de la violence à la partie vaincue militairement mais non pas politiquement : les groupes islamiques armés. La charte cite une série de mesures- indemnisation tant des familles des victimes du terrorisme que des familles démunies des groupes islamistes, reconstitution des carrières des personnes internées par des juges anonymes dans les camps administratifs, récupération des droits civiques et politiques des membres de l'Armée islamique du salut (AIS)…- dont l'essence est d'assurer l'impunité au plus grand nombre des groupes armés. L'ordonnance de mise en œuvre de la charte publiée dans le journal officiel en février 2006 met encore plus l'accent sur cette logique de l'impunité, notamment par rapport aux responsabilités des agents de l'Etat face au sort de milliers de personnes disparues.
JusticeInfo.Net : N'est-ce pas paradoxal que l'Etat algérien nie d'un côté sa part de responsabilités dans le drame des disparitions forcées mais prévoit d'un autre côté dans des textes de mise en œuvre de la charte l'indemnisation de leurs familles ?
MB : En effet. Car si la charte déclare que les disparus, près de 8 000, sont les « victimes de la tragédie nationale » et mandate le président de la République pour présenter ses excuses au nom de la Nation auprès des familles des disparus, ce qu'il n'a d'ailleurs jamais fait, elle ne reconnaît pas la responsabilité de l'Etat à ce niveau, assurant que les disparitions sont l'œuvre « d'initiatives isolées » des agents de l'Etat, qui ont parfois excédé leur pouvoir. Pour bénéficier du régime d'indemnisation, la famille du disparu doit tout d'abord recevoir un constat de disparition des mains des forces de sécurité, censées établir des investigations, puis demander au tribunal un jugement de décès. Mais en même temps, elle ne peut pas porter plainte contre cette violation car les agents de l'Etat sont considérés dans la charte comme de nouveaux héros, ceux qui ont « sauvé l'Algérie de la grande discorde ». Les agents de la force publique jouissent depuis l'année 2006 d'une immunité juridictionnelle. Cette impunité est pourtant en contradiction avec la Constitution algérienne et les engagements internationaux conventionnels de l'Algérie, dans la mesure où elle interdit aux victimes d'atteintes graves des droits de l'homme le droit à la vérité et l'accès à la justice. Il y a également d'autres disparus forcés, plusieurs milliers, qui sont le fait des GIA (ndlr : groupes islamiques armés) et sont rangés dans la catégorie des victimes du terrorisme.
JusticeInfo.Net : La charte n'exclue pas les anciens membres de l'Armée islamique du salut des indemnisations. Tous les groupes armés confinés dans les maquis lors de la décennie sanglante bénéficient-ils de ce privilège ?
MB: Le texte de mise en œuvre de la charte dit que « les familles démunies éprouvées par l'implication d'un des leurs dans le terrorisme bénéficient d'une aide sociale ». Depuis 2008, la condition d'indigence a été supprimée et l'indemnisation est devenue une pension attribuée aux familles du seul fait qu'elles aient eu un terroriste parmi leurs membres. C'est une sorte de prime à la violence.
JusticeInfo.Net : Pourquoi à votre avis l'Algérie a-t-elle choisi la stratégie de l'impunité pour régler ses comptes avec la guerre civile ?
MB : Le pouvoir a fait le choix de négocier directement avec les groupes armés qui étaient dans son orbite politique afin de marginaliser une partie des cadres politiques de droite comme de gauche. Le but affiché par les autorités consiste à sauver l'Algérie. Ce qui n'est pas complètement faux, puisqu'il existait un risque réel de l'effondrement de l'Etat. Mais en même temps maintenir les structures de l'Etat se confond pour le régime avec ses propres intérêts, un enjeu central pour lui, qui explique en partie la stratégie de l'impunité. Les autorités ont négocié avec l'Armée islamique du salut, parce que beaucoup plus que les GIA, elle accepte le jeu électoral et le concept de l'Etat nation. Les offres d'impunité avaient commencé depuis l'ordonnance du 25 février 1995 portant « mesures de clémence ». Elles augurent en réalité le début des contacts et des accords alors secrets passés entre le pouvoir et l'AIS, qui va déclarer rapidement une « trêve unilatérale ». Certains de ses membres rejoindront dès l'année 1997 l'armée algérienne pour combattre contre les GIA.