« C’est une décision historique » a réagi le photographe japonais Tsukasa Yajima, membre de la Maison du partage (House of sharings), une association coréenne de défense des victimes d’esclavage sexuel sous l’occupation coloniale nippone. Le 8 janvier dernier, le tribunal central de Séoul a condamné l’État japonais à verser 100 millions de wons (environ 75.000 euros), à douze « femmes de réconfort », euphémisme utilisé pour désigner les 200.000 femmes sud-coréennes contraintes à la prostitution par l’armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Une décision sans précédent dans la guerre de mémoire que se livrent Séoul et Tokyo depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette décision a été entérinée le 23 janvier, lorsque l’État nippon a laissé passer le délai d’appel.
Cho Si-hyun, ancien professeur de droit international et bon connaisseur du dossier est « pessimiste sur l’issue de ces procédures juridiques pour les victimes ». Les chances demeurent minces que les victimes reconnues par cette décision, dont seulement quatre sont encore en vie, perçoivent des réparations. Car ce combat mémoriel entre les deux alliés naturels dans la région, est avant tout une lutte d’interprétation.
Immunité souveraine contre crime contre l’humanité
Pour Tokyo, l’affaire est close. L’interprétation japonaise s’arrête aux deux accords qui ont scellé cette histoire, d’abord celui de 1965, qui ne mentionne pas la question des esclaves sexuelles, puis celui de 2015. Sous le gouvernement de la présidente déchue Park Geun-hye, les deux pays s’étaient entendus sur un milliard de Yen (7,5 millions d’euros) de réparation aux quarante-six victimes encore en vie à l’époque. Fidèle à cette décision et aux principes de souveraineté d’un État, le Japon refuse de reconnaître une procédure judiciaire lancée dans un autre pays. Le Japon a versé une partie des réparations, mais certaines victimes les ont refusées considérant que l’armée japonaise doit d’abord reconnaître sa responsabilité.
De l’autre côté du détroit de Corée, l’interprétation est toute autre. Le tribunal de Séoul a considéré que ces crimes contre l’humanité ont été perpétués de manière planifiée et systémique, ce qui annule l’immunité de l’État Japonais. Par conséquent, les victimes peuvent se porter devant un tribunal sud-coréen pour demander réparation. Cette interprétation est similaire à une décision historique de la justice italienne, qui avait autorisé un de ses ressortissants à poursuivre la République fédérale d’Allemagne pour des faits imputables au Troisième Reich, prononcée en 2004 dans l’affaire Luigi Ferrini.
D’impossibles réparations ?
Ces deux visions inconciliables laissent les plaignantes dans l’expectative. Le Japon ne reconnaissant aucune légitimité au tribunal sud-coréen, le mécanisme d’exécution de la décision ne peut s’appliquer. Et Séoul ne peut saisir les biens de l’État japonais sur son territoire afin d’indemniser les victimes. « Dans le cas de l’exécution d’un jugement contre un État dans un autre État, le droit international n’autorise aucune exception, les propriétés de l’État japonais en Corée du Sud sont immunisées », explique Cho Si-hyun.
Les victimes, dont seules quinze sont encore en vie aujourd’hui, ont tenté toutes les procédures juridiques. D’abord, au Japon dans les années 1990, puis aux États-Unis et enfin en Corée du Sud. La procédure ayant abouti à la décision du 8 janvier a été lancé en 2016, et le même tribunal doit encore statuer sur un autre dossier, concernant une vingtaine de plaignantes en mars prochain. Mais quel que soit le résultat de ce second procès, la voie d’une médiation diplomatique semble bouchée. « A moins d’un changement de parti au pouvoir au Japon, je ne vois pas comment la situation pourrait évoluer », analyse Yajima.
Séoul veut trouver « une solution amicale »
Réagissant au jugement, le premier ministre japonais Suga Yoshihide a exhorté son voisin à prendre des décisions « afin de corriger les violations du droit international », soulignant que « ce jugement ne serait jamais accepté ». En écho, lors de son allocution de nouvelle année, le 18 janvier, le président coréen Moon Jae-in a expliqué vouloir « trouver une solution amicale » au différent. Le ministère des Affaires étrangères a confirmé que Séoul « ne ferait pas de demandes de réparations supplémentaires à Tokyo. » En 2011, la Cour suprême a cependant jugé inconstitutionnelle l’inaction du gouvernement sud-coréen dans ce dossier.
Le président avait dans un premier temps fait de ce sujet un cheval de bataille, en annulant l’accord de 2015, arguant qu’il avait été construit sans les victimes et autorisait le Japon à ne pas utiliser le terme « d’esclave sexuelle ». Mais la décision a entrainé une intense guerre commerciale entre les deux alliés. L’heure ne semble plus à l’affrontement frontal, les deux leaders étant confrontés à une forte impopularité dans leurs pays respectifs. Historiquement, exacerber le nationalisme a été une tactique politique utilisée avec succès pour redorer son image de part et d’autre du détroit.
L’arrivée de Joe Biden au pouvoir pourrait avoir motivé cette attitude pacifiste, le nouveau président américain ayant affiché son souhait de s’appuyer sur ses deux alliés régionaux, tandis que son prédécesseur avait laissé les relations nippo-coréennes se refroidir drastiquement durant son mandat. Ce samedi 13 février, un communiqué coréano-américain rappelait l’importance « de poursuivre la coopération entre la Corée du Sud, les États-Unis et le Japon ».
Des excuses officielles
« Lee Yok-seon, une des six plaignantes qui habite dans la Maison du partage depuis vingt ans, a pris connaissance de la décision de justice. Si elle en est contente, ce qu’elle désire réellement, ce sont des excuses officielles de l’État japonais », rapporte Yajima. Si jusqu’ici le Japon réfute le terme d’esclave sexuelle, Shinzo Abe l’ex-premier ministre japonais avait présenté des excuses orales à la présidente Park, encore loin de la reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État japonais que demandent les quinze survivantes, dont la moyenne d’âge est de 90 ans.