Le document a fait grincer des dents à Bamako. D’une part parce qu’il décrit pourquoi et comment les crimes de guerre et crimes contre l'humanité échappent pratiquement à toutes poursuites, hier, aujourd’hui et probablement demain. D’autre part, et peut-être surtout, parce que les experts de la Commission d’enquête internationale pour le Mali, dont le rapport a mis sept mois à être rendu public, y soulignent sans fard les « exactions » commises par les forces de défense et de sécurité maliennes. « L’absence de sanctions contre les auteurs de violations graves des droits de l’homme pourrait laisser penser que les autorités maliennes tolèrent, voire encouragent ces pratiques en particulier en ce qui concerne les violations et crimes commis par les forces de défense et de sécurité », lit-on.
Ces accusations ont embarrassé les autorités maliennes, qui n’ont pas souhaité les commenter. Les partenaires du gouvernement malien se montrent tout aussi prudents. « S’il nous semble que le rapport indépendant a suivi une méthodologie rigoureuse, c’est avant tout à ceux qui ont souhaité cette enquête de s’approprier et se prononcer sur son contenu et ses recommandations » nous a répondu par courriel l’Union européenne, qui a apporté un appui de près de 25 millions d’euros depuis 2015 au système judiciaire malien. Selon la commission onusienne, la persistance de l’impunité au Mali est avant tout due à l’absence de volonté politique de faire de la lutte contre l’impunité pour les exactions liées au conflit toujours en cours, une priorité, malgré l’existence d’un pôle judiciaire spécialisé dont les compétences ont été étendues en 2019 aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
La lenteur dans le traitement des affaires voire l’inaction de ce pôle, sur lequel était fondé de nombreux espoirs, déçoit. « Au Mali, nous avons beaucoup d’enquêtes ouvertes, mais quand seront-elles fermées, c’est toute la question » explique Drissa Traoré, coordinateur du programme AMDH-FIDH qui fait partie avec Avocats sans frontières Canada et Amnesty International d’un projet conjoint lancé le 4 février à Bamako pour « renforcer la lutte contre l’impunité au Mali. Le coordinateur du programme AMDH-FIDH prévoit de faire un point sous forme de demande d’explication aux autorités en mars sur les nombreuses affaires censées être « en cours » d’instruction, notamment sur les tueries survenues dans les villes d’Ogossagou, Sobane Da, Boulikessi, Dioura, Sokolo, Aguelhok et d’autres encore.
La nouvelle initiative est accueillie avec défiance par certains membres de la société civile qui n’y voient qu’un projet de plus. Ces voix critiques ne souhaitent cependant pas être citées. « Nous entendons très souvent des discours de ce type, la lutte contre l’impunité est de longue haleine. Nous n’avons pas la prétention d’y mettre fin, mais, ce n’est pas pour autant que nous allons croiser les bras » assure Traoré. Depuis 2012, 181 victimes de crimes ou de violations graves des droits de l’homme, dont plus de 100 victimes d’agressions sexuelles sont accompagnées par le programme AMDH-FIDH. Pour un résultat mitigé. Peu de procès, des auteurs condamnés puis libérés, le constat est amer pour les victimes et les militants des droits humains.
L’affaire Sanogo ou la justice sous influence
Les organisations de défense des droits de l’homme, tout comme la Commission d’enquête, demandent à ce que soient jugés, a minima, quelques dossiers ‘’emblématiques’’ qui pourraient selon elles avoir un effet de dissuasion. Le procès d’Amadou Haya Sanogo, ancien chef de la junte militaire auteure du coup d’État en 2012, devait s’inscrire dans cette dynamique. Mis en cause avec 17 autres personnes pour enlèvement, assassinat et complicité d’enlèvement et d’assassinat de 21 soldats des commandos parachutistes, le procès Sanogo a tourné à la catastrophe judiciaire. Les familles des victimes attendaient beaucoup de ce procès qui s’est ouvert en 2016 à Sikasso, ville à 380 km de la capitale. Après quelques jours d’audience, le procès a été renvoyé afin de permettre de nouvelles autopsies sur les corps, les premières étant menées dans des « situations et des conditions inacceptables », reconnait Me Mamadou Ismaila Konaté, alors ministre de la Justice.
La reprise du procès a été annoncée pour la première session d’assises de 2017, il n’en a rien été. Trois ans plus tard, une nouvelle date a été fixée, pour le 13 janvier 2020. Mais un nouveau report, motivé par des « contraintes majeures liées à la préservation de l’ordre public et à la cohésion au sein des forces armées mobilisées pour la défense de la patrie » a été décidé. Selon un haut responsable de l’ancien régime, qui a requis l’anonymat, « c’est un procès avec beaucoup d’implications politiques, il n’y en pas beaucoup qui souhaitent le voir à terme ». Parmi les co-accusés de Sanogo, il y a notamment Ibrahim Dahirou Dembélé, qui était ministre de la Défense. Pour l’ancien garde des Sceaux Me Konaté, « rien n’empêche aujourd’hui que les mis en cause passent à nouveau devant un tribunal », cela pourrait bien ne jamais arriver.
Remis en liberté provisoire le 28 janvier 2020, Sanogo meuble son temps entre parties de football avec des amis et travaux dans son champ à Kati, à quelques 13 km de Bamako. L’ancien putschiste qui a côtoyé en 2012 le président du Conseil national de transition, le colonel Malick Diaw, était invité aux premières loges, après le coup d’État d’août dernier, aux festivités marquant le mois suivant le 60ème anniversaire de l’indépendance du Mali. Une autre instruction, ouverte contre Sanogo et d’autres militaires pour des exactions en marge de la mutinerie du camp de Kati fin septembre 2013, est au point mort. « Selon certains interlocuteurs, écrit la commission onusienne, l’absence d’avancée serait liée à l’influence discrète mais toujours avérée du général […] et à un manque de véritable volonté́ politique de voir ce dossier avancer. »
La Commission a fait le suivi de nombreuses plaintes collectives déposées devant la justice malienne, notamment pour des violences sexuelles et basées sur le genre, commises en 2012 et 2013 principalement par les groupes armés extrémistes actifs à cette période (Ansar Eddine, Aqmi et Mujao). Une seule a abouti à un procès pénal. « Pour les autres plaintes, déplore la Commission, soit des actes d’instruction ont été menés mais aucune poursuite n’a été engagée à ce jour, soit la plainte ne peut être retrouvée, soit enfin les informations à la disposition de la Commission laissent penser qu’aucun acte d’instruction n’a été entrepris malgré l’existence d’une constitution de partie civile. » « Dans la plupart des cas d’abus, de violations et de crimes documentés, la Commission n’a pas été en mesure de déterminer si une procédure judiciaire avait été ouverte ou était en cours », ajoute-t-elle plus loin.
Avant de dresser une liste, vertigineuse, des obstacles à la justice : l’insécurité pour les magistrats et le personnel judiciaire ; les risques de représailles pour les victimes et les témoins ; la désorganisation des juridictions pénales maliennes – qui n’épargne pas le pôle judiciaire spécialisé ; la corruption du système judiciaire malien ; le manque de moyens de la justice et de formation de son personnel ; l’absence de mesures concrètes de protection des victimes, des témoins et des défenseurs des droits de l’homme ; les difficultés d’accès à la justice ; le manque de confiance des Maliens dans la justice nationale au profit d’une justice coutumière inadaptée ; les interférences à l’indépendance de la justice ; les libérations de détenus à des fins politiques ; et enfin, « la loi d’amnistie du 18 mai 2012 et la loi d’entente nationale ». La Commission fait dès lors « l’amer constat que huit ans après le début de la crise et cinq ans après la signature de l’Accord pour la paix et la réconciliation, l’impunité pour ces violations, abus et crimes liés au conflit demeure l’un des défis principaux pour la paix et la réconciliation au Mali. »
Accords et libérations
La communauté internationale a sa part de responsabilité dans l’instrumentalisation politique de la justice malienne, suggère également la Commission d’enquête à plusieurs endroits de son rapport. Ainsi, elle « a noté qu’un autre obstacle politique à la justice se manifeste par la libération unilatérale de prisonniers par le gouvernement, sans consultation avec le pouvoir judiciaire dans le contexte de négociations avec les groupes armés. Les enquêtes de la Commission ont révélé que les autorités maliennes ont ainsi libéré, à la demande des groupes armés et dans le cadre de mesures dites ‘de confiance’, plus de 150 personnes pourtant formellement détenues par la justice malienne ».
Une actualité survenue après la clôture du rapport en est une parfaite illustration. En octobre 2020, 207 détenus et prisonniers ont été libérés en échange de la libération d’un homme politique malien et de trois otages occidentaux enlevés par un groupe djihadiste. « La libération de ces prisonniers dont certains étaient détenus pour faits terroristes, d’autres pour des crimes imprescriptibles tels que des crimes de guerre, attaques contre les Nations unies et les forces internationales porte un coup dur aux efforts de lutte contre l’impunité » se désole Guillaume Ngefa, chef de la division Droits de l’homme de la Minusma, la mission des Nations unies au Mali.
En 2014 déjà, Ag Alhousseini Houka Houka, ancien président du tribunal islamiste de Tombouctou, inculpé pour son rôle présumé dans des violations graves des droits humains avait été libéré par les autorités, dans le cadre de négociations politiques entre le gouvernement malien et la Coordination des mouvements de l’Azawad, une alliance rebelle créée en 2014 au Nord du Mali. « Il a pu rentrer dans la région de Tombouctou ou il a repris ses activités », note la Commission dans son rapport. Les crimes impliquant ces groupes armés ainsi que les forces de défense pourraient ne jamais faire l’objet de poursuites. Et ce, en dépit de la publication des notes trimestrielles de la Minusma, dans lesquelles sont répertoriés, notamment, des abus des forces de défense. La division des droits de l’homme indique que suite à son « plaidoyer », des ordres de poursuites ont été signés par le ministre de la Défense, mais que aucune poursuite n’a encore été initiée. Sur ce point, la justice militaire n’a pas donné suite à nos sollicitations.