Vêtu d’un jeans et d’un pull à capuche bleu marine, S. est le cinquième plaignant à témoigner, ce 19 février devant le tribunal de Bellinzone, au sud de la Suisse. Nerveux, il regarde droit devant lui. En face, le président de la Cour des affaires pénales, Jean-Luc Bacher, démarre son interrogatoire en lui demandant s’il reconnaît l’accusé, Alieu Kosiah, un ancien haut-gradé du groupe rebelle du United Liberation Movement of Liberia for Democracy (Ulimo). « Oui, je suis 100% sûr que c’est lui. J’ai reconnu ses yeux globuleux. Et depuis qu’il a crié, en début de semaine, cela m’a rappelé ses réactions quand il se mettait en colère durant la guerre », répond le témoin. Au cours des premiers jours d’audience, mis à bout par ses cinq ans de détention et par les récits des plaignants sur ses exactions présumées durant la guerre, Kosiah est en effet sorti de ses gonds plusieurs fois. Ses éclats ont chaque fois entraîné une interruption de l’audience et contraint le juge à déplacer l’accusé à l’une des extrémités de la salle.
Jour après jour depuis la reprise des débats, le 15 février, les victimes civiles se sont succédées à la barre pour raconter les crimes commis par les forces rebelles de l’Ulimo durant la première guerre civile libérienne, entre 1989 et 1996. Des témoignages qui visent à remettre en cause la défense de Kosiah, qui nie avoir commis des exactions et affirme ne pas avoir été présent sur les lieux, au moment des faits qui lui sont reprochés. Parmi ces crimes allégués figurent de nombreux meurtres ainsi que le recrutement forcé de civils pour le transport de matériel ou de nourriture. « Ils avaient nos vies entre leurs mains et nous pouvions mourir à tout moment », raconte S. Il décrit des soldats « arrogants » qui se comportaient comme « des dieux sur terre ». Ces trajets forcés duraient souvent une dizaine d’heures, sans pause ni ravitaillement, pour ces civils réduits à l’état d’esclaves. C’est durant l’un de ces trajets que Kosiah aurait abattu deux oncles de S. Revenant sur cet épisode et la mort de l’un d’entre eux en particulier, le juge Bacher interroge S. sur ses souvenirs. « Mon oncle s’est assis et a dit qu’il ne pouvait plus continuer car il était épuisé. Chef Kosiah lui a dit que s’il n’avançait pas, il allait rester ici. Comme mon oncle ne s’est pas relevé, Kosiah lui a tiré dessus et a continué sa route. Ensuite, les hommes autour de lui se sont mis à chanter la chanson des Ulimo », raconte le rescapé.
Le sinistre chant des lions de l’Ulimo
Une fois les questions du juge terminées, c’est au tour de l’avocat de S., Me Wavre, de l'ONG Civitas Maxima, de revenir sur les atrocités subies par S. lors de ces marches forcées. Notamment un épisode où son client aurait surpris par hasard un combattant, un certain Mami Wata – littéralement « mère des eaux », divinité aquatique africaine très crainte –, en train de préparer un repas à base de cœurs humains. « Il y avait plusieurs cœurs dans une marmite. Mami Wata m’a expliqué que ces cœurs étaient pour le commandant Kosiah car ils lui donnaient du courage et le rendait plus fort. »
Revenant sur la mort d’un des oncles de S., l’avocat demande à son client d’entonner l’hymne guerrier des forces Ulimo. Soudain gagné par l’émotion, S. se recroqueville sur lui-même. Des sanglots coulent sur son visage, forçant le président de la cour à ordonner une suspension d’audience. De retour quelques minutes plus tard, S. raconte : « Encore aujourd’hui je me rappelle du son de cette chanson, c’était une chanson guerrière. Cela m’a fait pleurer d’y penser car mon oncle est mort au moment où elle a été chantée. »
Intitulée Donlimo Suyé, cette chanson mandingue évoque le retour en force des rebelles devenus des « lions » après avoir pris les armes. Elle est évoquée de nombreuses fois durant les témoignages. Regardant le juge, S. s’exclame: « Vous savez ce qu’un lion peut faire aux autres animaux dans la jungle ? C’est comme ça que les soldats Ulimo se voyaient. Quand ils chantaient cette chanson, c’est qu’ils s’apprêtaient à tuer des gens. »
C’est au tour de l’avocat de Kosiah, Dimitri Gianoli, de prendre la parole. Comme après chaque témoignage des plaignants, il entend établir des contradictions entre le témoignage de S. devant la cour et ses dépositions au bureau du ministère public de la Confédération helvétique, à Berne, en 2015, notamment sur l’arme utilisée par Kosiah et le nombre de coups de feu qu’il aurait tirés. Mais l’avocat jurassien effectue de nombreuses digressions dans ses questions et ce modus operandi finit par irriter le juge Bacher. En début de soirée, ce dernier s’exclame : « Votre question n’a pas de rapport avec l’acte d’accusation. Essayez de vous restreindre aux faits de la cause et non pas à la guerre au Liberia dans son ensemble ! Si vous allez plaider de la même manière, nous en avons pour 25 heures ! » Après cette saute d’humeur, les audiences sont renvoyées au lendemain.
Un mathématicien à la barre
Le 20 février au matin, c’est au tour de E. de témoigner. Portant jeans et polo Ralph Lauren jaune, E. enseigne les mathématiques et tient à le faire savoir d’entrée de jeu. « Je suis un professeur, je ne veux parler que de ce que j’ai vu ou entendu et je ne suis pas intéressé par les ouï-dire », déclare-t-il. S’exprimant de manière lente et claire, E. raconte comment les Ulimo avaient mis en place les « lundi noirs ». Ces journées spéciales, également mentionnées devant la Commission vérité et réconciliation au Liberia, ont vu des centaines de civils se faire exécuter sans raison apparente. « Pour moi, c’est Kosiah qui en est l’inventeur. Je me souviens l’avoir entendu un jour expliquer qu’aucun civil ne devrait sortir de sa maison le lundi. C’était vrai car beaucoup de civils ont été tués ce jour-là », dit le témoin.
Méthodique et précis, E. ajoute : « On ne parle pas d’un ou deux lundi mais d’une dizaine, entre avril et juillet 1994. » C’est lors de l’un d’eux que le témoin dit avoir vu, alors qu’il était terré dans sa maison avec le reste de sa famille, les hommes du commandant Kosiah extraire de force un enfant de la maison voisine. « Kosiah était dans un pickup avec des civils surveillés par des militaires sur la benne. Lorsque cet enfant n’a pas voulu suivre les soldats, Kosiah est sorti du véhicule. Il lui a demandé de monter. Quand l’enfant a refusé, il lui a tiré dessus avec son pistolet avant de remonter dans la voiture. »
Interrogé par le juge sur la couleur du véhicule, E. s’exclame : « Merci pour cette question monsieur le juge ! C’est la preuve que Dieu nous écoute ! Le pickup était de la même couleur que la veste qu’Alieu Kosiah porte aujourd’hui, vert militaire. » Plus tard dans la journée, E. dit se souvenir avoir vu le même véhicule repasser dans le village, cette fois-ci sans civils à l’arrière et avec les militaires à son bord couverts de sang. « Vous me dites que vous êtes versés dans les chiffres et très observateur. Sans vous retourner, pouvez-vous me dire combien de personnes sont présentes dans cette salle ? » demande le juge. Après une brève hésitation, le mathématicien répond : « Ce matin, en entrant, j’ai compté 23 personnes. » Après vérification de l’huissier, le juge en compte 22. Un des plaignants était rentré à son hôtel en cours d’après-midi. Après avoir répondu avec confiance aux questions du juge Bacher ainsi qu’à celles des avocats de la défense et des parties plaignantes, le juge assistant Stephan Zenger conclut cette semaine d’auditions en interrogeant E. sur les sentiments qu’il éprouve envers l’accusé. « Depuis le début de la semaine, chaque fois que je vois Alieu Kosiah, j’ai des mauvais sentiments quand je pense à tous les civils qui ont été tués. Ce n’est pas de la haine, simplement de la tristesse. »