Depuis janvier, la Commission vérité et réconciliation (CVR) du Burundi fait le tour des institutions et des groupes de pression pour présenter son dernier rapport d’activités. En 2020, la CVR a sillonné les provinces de Gitega et Karusi, dans le centre du pays, avant de poursuivre ses activités dans les provinces méridionales de Rumonge, Bururi et Makamba. Ses travaux ont consisté à recueillir des témoignages sur les massacres de 1972 et à exhumer et analyser des charniers.
Selon un résumé publié le 3 février en kirundi, la langue nationale, le rapport 2020 de la Commission comprend six livres, constitués pour la plupart de collections de photos de témoins, de fosses communes ouvertes et de restes humains exhumés. Le premier livre, présenté comme le cœur du rapport, retrace notamment la genèse, la préparation et le déroulement des massacres. Il comprend les listes provisoires de victimes par catégories : militaires, autres agents de l’État, citoyens ordinaires, étrangers. Y sont également listés les survivants identifiés à ce jour.
374 personnes ont été entendues par la CVR. « La Commission a eu accès à des informations de première main, des acteurs directs des violations massives des droits de l’homme en 1972 et des victimes ayant 60 ans de moyenne d’âge », écrit la Commission, qui souligne n’avoir pas encore entendu tous les témoins de cette sanglante période. La Commission promet que les auditions seront publiées, dans les prochains mois, sous la forme d’un livre de témoignages.
S’agissant des exhumations, huit grandes fosses communes ont été découvertes dans la province de Karusi, contenant les restes de 7.348 victimes, onze dans la province de Gitega avec des ossements de 3.630 victimes, trente-quatre en province de Makamba avec 1.680 victimes, seize dans la province de Rumonge avec 813 victimes et sept dans la province de Ngozi avec 113 victimes.
Pour le moment, « la Commission conserve provisoirement les ossements, les effets personnels des victimes et les instruments utilisés » pour leur ôter la vie. Chaussures, chapeaux, ceintures, pièces de monnaie, portemonnaie, cartes d’identité, colliers, bracelets, chapelets et bibles figurent parmi ces effets personnels exhumés. Quant aux instruments de mise à mort, il s’agit notamment de balles, grenades, machettes, chaînes annelées, barres de fer, cordes en plastique, fils de raphia et câbles électriques.
1972, des massacres planifiés
Selon le rapport, tout débute le 29 avril 1972, lorsque des insurgés hutus lancent une attaque dans le sud du pays, ciblant des membres de l’élite tutsie, au pouvoir. Sous la présidence de Michel Micombero, un Tutsi, la répression est très sanglante, s’étendant même à des régions non touchées par l’insurrection. Des Hutus sont tués en masse pendant des mois, dans tout le pays. Sont particulièrement ciblés les agents de l’État, les enseignants, les étudiants d’université, les élèves du secondaire, les magistrats, les militaires ou les gendarmes, les personnes ayant un statut social enviable dans leur milieu.
l’ampleur des tueries et le mode opératoire prouvent qu’il y a eu une planification préalable
Pour la CVR, la célérité avec laquelle les massacres embrasent le pays, l’ampleur des tueries et le mode opératoire prouvent qu’il y a eu une planification préalable. « Comment expliquer que les massacres qui avaient débuté à Rumonge ou Nyanza-Lac [dans le sud] se soient étendus dès le lendemain à tout le pays avec des listes de Burundais qui étaient arrêtés, conduits à la mort et jetés dans des fosses ? », interroge le rapport.
Les gens sont cueillis partout, dans les administrations, à des barrages routiers, sur les collines, dans les centres commerciaux, les écoles, relate la CVR. Dans les services publics, le mode opératoire est le même. Un convoi militaire arrive, encercle les lieux, une liste de personnes est lue et les concernés montent de force dans des camions. Une fois le convoi reparti, le travail reprend comme si de rien n’était.
Les listes étaient généralement établies par les services de renseignements, les militants du parti au pouvoir Uprona, les responsables administratifs, affirme la Commission, selon laquelle des listes de personnes à massacrer ont été retrouvées dans les archives de l’arrondissement de Bukirasazi (province de Gitega) et au bureau communal de Buhiga (province de Karusi).
Tri ethnique dans les écoles, les administrations et les congrégations
« Dans les écoles du sud, ce sont souvent des élèves tutsis qui établissaient les listes de leurs camarades » hutus, dit le rapport. A l’Athénée, un établissement public d’enseignement secondaire à Gitega, les élèves qui devaient être tués étaient identifiés selon des critères morphologiques (mollet, biceps, mâchoires, taille), affirme la CVR en citant des survivants. Les responsables administratifs faisaient irruption dans les dortoirs, ordonnaient aux élèves de se mettre debout dos au mur pour être identifiés. Après avoir sélectionné leurs victimes, les autorités les emmenaient et ordonnaient aux autres de se remettre au lit.
En certains endroits, les autorités ont convoqué une réunion de leurs administrés pour ensuite les séparer, rangeant Hutus d’un côté et Tutsis de l’autre. Les Hutus étaient ensuite exterminés et leurs corps jetés dans des fosses, abandonnés dans les champs et les forêts, noyés dans les eaux du lac Tanganyika ou dans des rivières. La Commission affirme que des hélicoptères ont également été utilisés pour mitrailler des Hutus regroupés. Selon le rapport, des Tutsis ordinaires ont pris part aux massacres, travaillant de concert avec l’administration et l’armée.
La plupart des fosses communes de la province de Rumonge ont été découvertes près des églises, surtout pentecôtistes. Des chrétiens et leurs pasteurs y ont été jetés, selon la commission. Les régions du centre ont aussi connu leur lot de religieux assassinés, dont le célèbre abbé et écrivain Michel Kayoya, tué le 17 mai 1972 et jeté dans une fosse commune près de la rivière Ruvubu. Dans cette même région, écrit la CVR, certains Tutsis, notamment parmi les consacrés, ont été tués parce qu’ils s’opposaient au meurtre de leurs collègues hutus.
Demande d’excuses publiques
Alors que, dans le sud, les fosses étaient creusées par des hommes, cette macabre besogne était exécutée par des machines dans les provinces du centre. « Avant que les machines aillent creuser les fosses, les autorités civiles ou militaires allaient d’abord identifier les endroits. (…) Très souvent, les fosses étaient creusées entre 3 et 6 heures du matin. Certains chauffeurs de ces machines ou de camions bennes ayant transporté des personnes jetées mortes ou vivantes dans ces fosses sont encore en vie et ont été entendus par la CVR. La Commission dispose de leurs récits enregistrés et de leurs déclarations signées. »
La commission, présidée par Pierre-Claver Ndayicariye, ancien président de la Commission électorale, clôt son rapport en appelant les autorités locales à mettre à sa disposition « des locaux adéquats pour la conservation provisoire des restes humains et objets exhumés ». Elle demande à l’actuel gouvernement de présenter des excuses publiques, « au nom de la Nation burundaise, à toutes les personnes qui ont été endeuillées lors des crises du passé ». Et s’agissant de la crise de 1972, elle suggère le vote d’un texte de loi réhabilitant ceux qui ont été qualifiés de traîtres à l’époque.
Pourquoi 1972 avant les autres ?
Mais pourquoi la Commission a-t-elle choisi de se pencher en priorité sur les massacres de 1972 alors que le Burundi a connu, avant et après cette terrible année, d’autres sombres périodes qui rentrent dans sa compétence temporelle ? La Commission, qui reconnaît que la question lui est « souvent posée », invoque l’ampleur des massacres. « Ils n’ont épargné aucune province. Ils ont frappé tout le pays », explique-t-elle, en insistant une fois de plus sur le rôle des autorités de l’époque. L’autre argument avancé par la Commission est la crainte de perdre des preuves de première main, surtout testimoniales. « Certains témoins sont déjà morts, d’autres prennent de l’âge », indique-t-elle.
Le Forum pour le renforcement de la société civile (FORSC) n’est pas convaincu. « A part que la CVR travaille dans le contexte d’un foisonnement d’actions et de mouvements de revendication sur la reconnaissance du génocide des Hutus en 1972 – une revendication soutenue par le régime en place, dont plusieurs grands ténors se réclament orphelins de la crise de 1972 – rien d’autre ne justifie de commencer par la crise de 1972, en laissant de côté d’autres crises qui l’ont précédée, en 1961, 1962, 1965, 1969 et 1971 », écrit son président Vital Nshimirimana.
Le FORSC regrette le peu d’attention portée par la CVR aux Tutsis massacrés en 1972 dans plusieurs communes du sud. « Ces massacres étaient opérés par des rebelles sous le commandement d’un Burundais du nom de Mpasha Céléus, lui-même inspiré par « la révolution sociale » du Rwanda en 1959 », affirme le FORSC. Le forum estime aussi que la CVR aurait dû « ouvrir les archives de certaines administrations et diversifier les sources » au lieu de « compter quasi exclusivement sur les témoignages sélectionnés pour la cause ».
La Commission se focalise uniquement sur les crimes, certes extrêmement graves, commis contre la communauté ethnique hutu en 1972, et semble décidée à ignorer les autres dates noires de l’histoire et particulièrement les crimes commis contre la communauté ethnique tutsi"
Le Forum pour la conscience et le développement (FOCODE) n’est pas moins critique. La Commission « se focalise uniquement sur les crimes, certes extrêmement graves, commis contre la communauté ethnique hutu en 1972, et semble décidée à ignorer les autres dates noires de l’histoire et particulièrement les crimes commis contre la communauté ethnique tutsi », accuse, dans un communiqué, Pacifique Nininahazwe, président du FOCODE. « Cette démarche sert plutôt la propagande du régime et la volonté de mobilisation ethnique », conclut cette organisation.
« La CVR est un instrument de mobilisation des Hutus »
Pour Anschaire Nikoyagize, président de la Ligue des droits de l’homme Iteka, aujourd’hui interdite au Burundi, les choix et les conclusions de la CVR ne devraient pas surprendre. « Lorsque Ndayicariye a pris la présidence de la Commission, on a vite constaté que sa mission était d’aider le gouvernement à raviver la haine ethnique. La priorité accordée à la crise de 1972 s’inscrit dans ce cadre-là. C’était une façon de remobiliser les Hutus, surtout en 2020, qui était une année électorale », dit Nikoyagize. « La CVR est un instrument de mobilisation des Hutus, elle ne contribue pas à la réconciliation des Burundais, elle fait exactement le contraire de sa mission », poursuit ce défenseur des droits humains aujourd’hui réfugié à Kampala, en Ouganda. « Avant de passer à la phase de ces exhumations, la CVR aurait dû chercher à présenter aux Burundais une lecture dépassionnée de leur passé », conclut-il, accusant la Commission d’avoir brûlé les étapes en connaissance de cause.
Pour Marie-Louise Baricako, présidente du Mouvement Inamahoro-Femmes et Filles pour la paix et la sécurité, ce rapport d’étape de la CVR « traduit le désir [du régime actuel] de se venger contre les personnes de l'ethnie tutsie ». Elle fustige la procédure des exhumations : « C'est un procédé irresponsable, ils auraient dû prévoir d'abord ce qui se ferait après l'exhumation : soit l'inhumation, soit la conservation dans un mémorial. C'est également un manque de respect aux morts et un manque de considération pour les familles des victimes. »
Mais la CVR semble faire fi de ces critiques. Elle annonce d’ores et déjà qu’elle poursuivra cette année son travail sur la crise de 1972, pour notamment donner une qualification juridique à ces faits. Avant de promettre de se pencher ensuite sur les autres périodes sombres de l’histoire du Burundi.