LES GACACAS, UN AN APRES

Kigali, le 11 juin 2003 (FH) – Il y a un an, le 19 juin 2002, douze gacacas pilotes commençaient leurs travaux au Rwanda. Trois mois plus tard, plusieurs centaines d'autres suivaient dans tout le pays.

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Juste avant de lancer ces tribunaux semi-traditionnels, mis sur pied afin d’ accélérer les procès des quelque 80 000 suspects de génocide toujours détenus dans les prisons rwandaises, la Cour Suprême du Rwanda, l’autorité en charge de ces cours de justice, avait estimé que trois à cinq ans seraient nécessaires pour juger tous les cas de génocide, au moins pour les suspects arrêtés.

Or, aujourd’hui, sur les quelque 10 000 gacacas prévues, seulement 760 ont réellement débuté. De plus, aucun procès à proprement parler n’a encore commencé.

Deux autres problèmes sont venus s’ajouter à ces retards : la participation de la population et la remise en question de la compétence des juges.

A quand les “vrais” procès ?
En vertu de la loi sur ces juridictions, les procès gacaca doivent être précédés d’une phase comprenant sept étapes, un processus impliquant notamment l’identification des victimes et des suspects de génocide, et la catégorisation de ces derniers. La VIè chambre (le département gacaca de la Cour Suprême) avait estimé que, pour les douze gacacas pilotes commencés en juin 2002, cette phase initiale serait achevée en février 2003. D’après ce calendrier, les « vrais » procès auraient dû commencer en mars.

Aujourd’hui, le porte-parole de la VIe chambre, Charles Kayitana, est obligé de reconnaître que moins de la moitié des 12 “pilotes” ont effectivement achevé cette phase initiale. Et qu’aucun procès n’a débuté.

“Nous sommes maintenant prêts pour la prochaine phase. Nous allons bientôt recevoir le feu vert de la Cour Suprême”, explique Kayitana, refusant cependant de s’engager sur une date. Plusieurs observateurs s’accordent pour dire que les procès ne commenceront vraisemblablement pas avant la fin du processus visant à mettre fin à la période de transition politique que vit le Rwanda depuis 1994. Fin mai, un referendum sur la nouvelle constitution a été organisé. Les élections présidentielles devraient, elles, avoir lieu en juillet ou août suivies, un mois plus tard, par des élections parlementaires.

Malgré ces contretemps, Klaas de Jonge, directeur de Penal Reform International (PRI), une organisation des droits de l’hommes et l’un des principaux observateurs des gacacas, pense que, étant donné la nature de ces tribunaux, « avec des affaires jointes, la phase des procès pourrait durer entre deux et deux ans et demi ».

Une participation faible
Actuellement, le département gacaca est préoccupé par un autre problème : le nombre de participants aux sessions. Un rapport publié en janvier par la
Commission d’Unité et de Réconciliation Nationales indique en effet que seul un quart de la population rwandaise participe effectivement au processus.

Pour De Jonge, cet enthousiasme déclinant peut être interprété comme un manque d’intérêt de la population pour la phase précédant les procès. Il donne l’exemple de certains cas où les survivants du génocide ont cessé de se rendre aux audiences après avoir constaté qu’ils ne pouvaient présenter aucune preuve. La peur d’être dénoncé au cours de ces audiences expliquerait également cette faible participation.

Celle-ci a rendu les autorités locales nerveuses. L’année dernière, PRI et quelques autres observateurs ont accusé certaines d’entre elles d’obliger les gens à participer, rapportant que des « forces de défense locales » forçaient quelques villages, tandis que d’autres étaient « menacés d’mendes ». Cependant, ces accusations ne concernaient que les autorités “locales” et n’étaient pas dirigées vers les autorités nationales en charge des gacacas.

Ce problème semble moins aigü sur les six derniers mois, comme le confirme Niyibizi Ruben, directeur du Centre de Documentation et d’Information sur les procès de génocide (CDIPG), un projet d’observation des procès de génocide pour le compte de la LIPRODHOR, une organisation locale de défense des droits de l’homme. “Je pense que les gens réalisent peu à peu que ces tribunaux (les gacacas) leur appartiennent et que les autorités semblent désormais respecter leur choix en matière de participation”, explique-t-il. PRI pense également que des progrès ont été accomplis depuis six mois.

“Il faut nous permettre de choisir par nous-mêmes,” déclare Theo Habamungu, un commerçant de 25 ans après une audience gacaca à Nyarugenge (Kigali ville). “Sinon, nous perdrons la confiance placée dans ces tribunaux (…) Et il faut admettre que les choses ont l’air d’aller mieux maintenant”, ajoute-t-il.

D’autant plus que sur le front judiciaire, aucune autorité n’est venue troubler le bon déroulement du processus. Juste avant l’ouverture des gacacas, l’année dernière, certains observateurs avaient fait état de la possibilité de voir des dirigeants politiques ou d’autres membres influents de la société rwandaise « détourner » les gacacas. “A ce jour, nous n’avons pas constaté la moindre tentative d’influence”, confirme Niyibizi.

Former les “Intègres”
Un second problème est apparu ces derniers mois concernant les juges des juridictions gacacas. L’intégrité de ces tribunaux dépend en grande partie des juges qui y siègent, appellés les “Intègres”. En octobre 2001, plus de 200 000 d’entre eux étaient élus à travers le pays pour présider les gacacas, où ils sont 19 à siéger en même temps.

Posséder des connaissances juridiques ou même, dans la plupart des cas, une formation secondaire, ne faisait pas partie des conditions à remplir pour être élu. Le principale condition, sinon la seule, était d’avoir fait preuve d’une intégrité morale supérieure.

Les « Intègres » élus furent ensuite formés pendant six semaines aux principes juridiques de base et à la loi sur les gacacas. Très vite, plusieurs rapports émanant d’organisations des droits de l’homme et de la presse rwandaise avaient exprimé de sérieuses réserves concernant la compétence des juges. PRI, notamment, a souvent indiqué dans ses rapports sa préoccupation quant à leur niveau d’éducation et son impact sur le processus gacaca.

“Je tremble parfois à la pensée que certains de ces juges statuent dans une affaire de génocide”, affirme pour sa part Robert Sebufurira, rédacteur en chef d’Umuseso, un hebdomadaire en kinyarwanda.

“Les gacacas sont un nouveau concept, il n’y a pas de jurisprudence en la matière, et rien à quoi les comparer”, explique Sebufurira. “Certaines personnes censées guider les autres ne semblent même pas comprendre comment les choses fonctionnent ou devraient fonctionner”, ajoute-t-il, faisant référence aux officiels de la VIè Chambre.

L’incompétence des juges est apparue de plusieurs manières, un peu partout dans le pays. En fin d’année dernière, lors d’une gacaca dans la banlieue de Kigali, Hirondelle a ainsi observé son président faire plusieurs fois référence aux témoins en tant que “génocidaires”, au cours d’une session destinée à identifier les suspects de génocide. Dans plusieurs autres cas, les juges semblaient gênés quand il leur fallait utiliser l’information fournie pendant les sessions ou établir des listes de suspects.

“Je pense effectivement que certains de mes collègues ont besoin d’un peu plus de formation”, a ainsi déclaré un juge sous couvert d’anonymat, après une session gacaca à Bicumbi, à quelque 40 kilomètres à l’est de Kigali. “Sinon, nous rencontrerons beaucoup de problèmes lorsque nous serons parvenus à l’étape cruciale des procès”, a-t-il ajouté.

Le département gacaca reconnaît ce besoin d’un surcroît de formation, et explique qu’il y pourvoira au fur et à mesure. Ses propres observateurs, présent à travers tout le pays, conseillent aussi les juges quant aux procédures et à la loi. De plus, “nous espérons que les juges apprendront progressivement des gacacas qu’ils dirigent”, indique le porte-parole de la VIè Chambre, Kayitana.

“Stimuler les gacacas”
En début d’année, le président rwandais Paul Kagame a surpris tout le monde en faisant passer un décret autorisant les autorités judiciaires à ordonner la libération provisoire d’environ 20 000 suspects de génocide emprisonnés.

Ceux-ci avaient en grande partie plaidé coupable et risquaient de passer plus de temps en détention que la peine maximale prévue par la loi sur les gacacas, dans la mesure où ils étaient effectivement reconnus coupables.

Ces suspects passeront bel et bien en jugement devant les gacacas. Pourtant, un grand nombre de survivants du génocide et certains des suspects eux-mêmes ont interprété cette libération comme une amnistie. Certains survivants amers pensent aujourd’hui qu’il sera difficile de statuer correctement sur les cas de suspects qui passeront en jugement dans leur région d’origine. Ils craignent pour la sécurité des témoins, des survivants et d’autres accusateurs.

Plusieurs organisations des droits de l’homme, comme African Rights, ont prévenu que ces libérations en masse, la faible campagne de sensibilisation de la population qui les a précédés et le moment choisi pourraient porter un coup à la confiance et à l’intérêt portés aux tribunaux gacacas.

Le directeur de PRI, Klaas De Jonge, affirme lui aussi que les libérations “pourraient miner le processus, notamment l’authenticité des confessions”, expliquant que la plupart des confessions des suspects relâchés ayant été uniquement corroborées par d’autres détenus, leur crédibilité est entachée.

De son côté, le gouvernement indique qu’en libérant ces suspects, il s’ agissait d’abord de respecter les droits des accusés et, qu’en même temps, cela « stimulerait les gacacas ». “Ces suspects en savent long. Ils aideront beaucoup les tribunaux dans leur quête de la vérité”, déclare Hannington Tayebwa, chef des services juridiques au Ministère de la Justice.

Lorsque les gacacas furent conçus, personne, pas même ses créateurs, n’espérait un système sans faille. Et les pourfendeurs comme les défenseurs des gacacas s’accordent toujours pour dire qu’il s’agit d’un solution “de dernier recours” face à une situation juridique critique. Pour les Rwandais, les gacacas semblent la solution plus acceptable comparée aux autres efforts internationaux et locaux pour déférer devant la justice les responsables du
génocide de 1994. Il reste désormais à voir si les problèmes constatés resteront dans les limites de l’acceptable.

GG/CE/GF/FH (GA’0611e)