Intenses, apolitiques, médiatiques et ciblées : certains traits distingueraient les « violences extrêmes » des crimes classiques. Débat en zones d’incertitudes, entre États faillis et failles de nos États, autour de quatre exemples – Boko Haram, Daech, la Centrafrique et les cartels mexicains – qui fascinent les populations par leur cruauté médiatisée, mais renvoient les chercheurs à l’impuissance du politique et de la justice.
« Il s’agit plus d’une hypothèse que d’une certitude », prévient d’emblée Jean-Pierre Massias, président de l’Institut universitaire Varenne, qui organise ce séminaire à Paris, vendredi 12 juin 2015, en partenariat avec l’Institut des hautes études sur la justice et l’Association francophone de justice transitionnelle. « Ces violences-là, nous avons l’impression qu’il n’y a pas d’instrument de répression qui soient en place pour les traiter », ajoute-t-il, évoquant « le poison de l’impunité ».
Très vite, la nouveauté de ces violences médiatisées apparaît relative. Les décapitations, on le sait, sont loin d’être nouvelles. La vraie nouveauté avec Boko Haram, donnera en exemple un politologue, c’est l’attentat suicide et l’usage des motos chinoises Kasea à 600 € pour attaquer les villages. Et un constat s’impose : ces violences font, quantitativement, peu de victimes directes face aux guerres plus « classiques », qui utilisent notamment l’aviation et font en comparaison plus de victimes chez des populations civiles.
Ainsi, au Nigéria où la guerre du Biafra avait causé selon les estimations entre 100.000 et 1 million de victimes, le nombre de victimes directes du conflit actuel ne dépasserait pas 18.000 morts depuis 2009 – dont beaucoup ne peuvent être imputées à Boko Haram. L’État islamique, pour Nicolas Hénin, journaliste spécialiste du Moyen-Orient, a d’autant plus intérêt à mettre en scène sa barbarie qu’avec 30.000 victimes estimées il reste très en retrait par rapport au régime syrien, qui serait responsable, indique-t-il, de près de 300.000 morts. Les violences en Centrafrique ont fait, selon l’Onu, de 3.000 à 6.000 morts. La guerre contre les cartels de la drogue au Mexique aurait elle causé plus de 50.000 morts.
"tout détruire... et manger les morceaux"
Sanglantes, les « violences extrêmes » ne constitueraient donc pas des crimes de masse. Elles renvoient par contre, dit Nicolas Hénin en citant l’Irak et pour la Syrie, à des « défaillances criminelles des États ». En Centrafrique, approuve Enoch Tompte-Tom, la violence n’a pas cessé d’entrer par toutes les pores de ses frontières depuis la chute de Bokassa en 1979. Mais il y a eu une escalade avec les violences entre Seleka et anti-Balaka, de la « mise en scène de la violence ». « Avant, tuer avec une machette c’était bon, même si on ne peut pas dire que c’était bien. Ils se sont mis à découper, à brûler, à manger. Pour réduire l’autre au néant. L’âme, le corps, tout détruire… et manger les morceaux. » Une cruauté « nécessaire », peut-être, pour marquer la différence avec l’autre quand c’est le voisin qui devient l’ennemi.
Le retrait de l’État de droit trace un pont, évident, avec les territoires des cartels et des bandes au Mexique. « S’il y a quelque chose qui s’oppose au droit c’est bien la faveur, souligne le sociologue Jean Rivelois. » Avant que le Mexique ne déclare la guerre aux cartels sous pression des États-Unis, les narcos payaient un impôt informel aux autorités. Système, dit-il, qui avait abouti à une pacification des rapports sociaux. Depuis, cette « régulation pourrie » a sauté, et s’imposent la guerre et les accords opportunistes des cartels, avec par exemple des villes frontières comme Tijuana. « Aujourd’hui au Mexique, soit l’on est pour la corruption soit l’on est pour la violence d’État, mais d’un côté comme de l’autre on s’éloigne de l’État de droit ».
En écho Olivier Mongin décrit une mondialisation qui ferait « passer le contrat au-dessus de la loi, produisant un monde où les allégeances personnelles sont en train de redevenir centrales ». Et les tentatives de réponses paraissent faibles, quand Sonia Le Gouriellec, chercheur Afrique rattachée au ministère de la Défense, pointe l’échec des politiques de « state building ». Ou impropres, quand le philosophe Michel Terestchenko désigne « la vulnérabilité profonde des sociétés démocratiques » qui réagit, face au terrorisme, par des violations systématiques du droit – de la torture aux drones en passant par la surveillance électronique. « Quand le droit est ébranlé, dit-il, c’est la colonne vertébrale structurante de nos sociétés qui est ébranlée. »
L'ébranlement du droit
Cependant, sur le plan du droit, les « violences extrêmes » constituent des crimes entrant tout à fait dans des catégories juridiques connues, estime Xavier Philippe, professeur de droit public à l’université d’Aix-Marseille. Le pénaliste doute fortement qu’il puisse exister une façon spécifique de répondre par le droit à ce type de crimes où l’on retrouve, bien souvent, des auteurs et des victimes « interchangeables ». « La réponse n’est pas nécessairement pénale, suggère-t-il modestement. On sait que l’on ne jugera pas tout le monde et certainement pas tout de suite. Les victimes veulent aussi des réparations, connaître la vérité sur ce qui s’est passé. » Une justice transitionnelle, adaptée au contexte, avec ses limites aussi.
S’il fallait chercher une clé à ce débat, on pointerait l’absence de stratégie, de but politique concerté des réponses à la violence extrême. Qui semble expliquer, selon les chercheurs, l’inefficacité des États dits « forts ». Le secrétaire général de l’IHEJ, Antoine Garapon s’interroge dans ses conclusions sur le devenir de démocraties « qui ne peuvent se contenter de réponse juridique », tant il ne peut y avoir de formulation légale sans projet politique.