A peine le véhicule arrêté, la foule forme un attroupement autour de lui. "Oh, voici tel de chez untel…", les commentaires vont bon train pendant un bon quart d'heure, avant que chacun ne revienne reprendre sa place.
Vers treize heures, le procureur de Nyamata, avec un mégaphone à piles, prend la parole au milieu de la foule:"Voici vos enfants, vos voisins. Vous savez ce qui s'est passé dans notre pays en 1994. Ils sont soupçonnés d'avoir participé au génocide. Vous allez dire ce que vous savez d'eux, à charge ou à décharge, comment ils se sont comportés durant cette période macabre. Faites attention à vos sentiments. N'accusez personne à tort. N'ayez pas peur de dire la vérité. Il y a ici vos autorités de base et je suis venu avec le chef de police de la région. Ils sont là pour vous protéger chaque fois que vous aurez besoin d'eux".
Le procureur fait venir le premier prisonnier et lui donne le mégaphone. Il se présente lui-même : nom, prénom, noms du père et de la mère, cellule natale, etc. "Qui le connaît ?" demande le procureur à la foule. Des mains se lèvent. D'abord timidement. Chacun avance au milieu du grand cercle et dit ce qu'il sait de lui. Il en sera ainsi par la suite jusqu'à 16 heures 30 pour chacun des dix-huit prisonniers. Au fur et à mesure que le temps passe, les gens parlent avec plus d'assurance.
Un des détenus est particulièrement chargé. "Il a tué mon beau-fils et rendu ma fille veuve. Lui et son groupe de tueurs portaient des chapeaux en feuilles vertes de bananiers et de gros gourdins. Ils disaient que tous ceux qui avaient donné leurs filles en mariage aux Tutsis devaient eux aussi être exterminés", déclare un vieillard hutu qui a survécu. Sa fille, la veuve, miraculeusement restée en vie elle aussi, et de nombreuses autres personnes, accusent l'homme de la mort d'une bonne demi-dizaine de familles et de plusieurs opérations de commando dans les secteurs voisins. L'émotion est à son comble, et des larmes coulent sur plusieurs visages.
Un autre est accusé d'avoir été le chef local du MRND (Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement) du président Juvénal Habyarimana, dont la mort dans l'attentat contre son avion le 6 avril 1994 a donné le coup d'envoi au génocide. "Il a servi de chauffeur aux miliciens Interahamwe avec sa camionnette. Les miliciens se sont servis de machette prises chez lui" affirment les intervenants.
Un autre "est allé subir les entraînement para-militaire des Interahamwe. Il a appris à tuer le plus de Tutsis possible en très peu de temps. Il a tué des frères, des sœurs, des enfants … de plusieurs de ses voisins et amis". "Celui-là a failli me tuer avec un gourdin. Il m'a pris mon vélo. J'ai pu lui échapper, mais il a eu mon petit frère qui venait un peu plus loin derrière moi sur la piste ce jour-là".
Tout est déballé sur cette place publique, où la chaleur devient de plus en plus étouffante. Mais pour une dizaine des comparants, les témoignages sont positifs. Un des détenus n'était pas résident permanent du secteur. Les gens ne savent pas très bien quel a été son comportement pendant la période de génocide. Originaire de Sake, Kibungo, au sud-est du Rwanda, il sera transféré chez lui pour la poursuite de son dossier, précise le procureur.
Tout est noté par l'équipe du procureur. A la fin de la réunion, quelqu'un dans la foule demande au procureur : "Il aurait fallu nous apporter les listes de ces prisonniers bien avant aujourd'hui. Ca nous aurait permis de dire beaucoup de choses sur eux". Et le procureur de répondre : "Non ! Nous ne voulons pas courir le risque de voir se constituer des groupes de délateurs ou de défenseurs".
"Au 21 juin, tous les détenus originaires du district de Gashora doivent avoir été présentés à leurs voisins sur leurs collines. Généralement, la population répond massivement à la convocation de ces réunions et parle avec sincérité. Au début des réunions, c'est plutôt timide, surtout de la part des rescapés. Mais ça finit par bien marcher", a déclaré le procureur à l'agence Hirondelle, à l'issue de la rencontre de Katarari.
Le procureur a encore précisé que sur l'ensemble du ressort de son parquet, qui couvre les districts de Gashora, Nganda et Nyamata (anciennement Kanzenze) où l'opération a déjà pris fin, quelque 431 détenus doivent comparaître devant la population, "l'objectif étant de boucler tous les dossiers encore incomplets". Cette opération est en cours sur l'ensemble du pays et doit avoir été achevée au 30 juin 2001, conformément à la loi.
"L'avantage est que tout le monde connaît tout le monde. Le génocide s'est commis en plein jour. Chacun sait ce que l'autre a fait. Tous les détenus qui ont été innocentés seront relâchés ces jours-ci et pour les autres, la procédure se poursuivra normalement", a indiqué le procureur à l'agence Hirondelle.
"Ceci est un bon exercice avant l'arrivée des gacaca, où la justice sera rendue par les citoyens eux-mêmes pour leurs amis, voisins ou parents", a pour sa part déclaré l'adjoint du maire de Gashora. Les gacaca pourraient commencer vers la fin de l'année, selon les estimations officielles.
WK/PHD/FH (RW0619A)