Le 30 mars, Faustin-Archange Touadera a de nouveau prêté serment en tant que président de la République centrafricaine (RCA), après avoir remporté un second mandat à l'issue d'une élection marquée par l'insécurité et la montée des tensions alimentées par les groupes rebelles. Dans son discours d'investiture, le président Touadera a promis de faire de la fin de l'impunité la « colonne vertébrale » de son mandat. Quelques jours auparavant, il avait également annoncé l'organisation, dans un avenir proche, d'un « dialogue national ».
Les termes de « justice », de « lutte contre l'impunité » et de « dialogue national » ont cependant été tellement utilisés en RCA qu'ils risquent de rebuter les Centrafricains, qui attendent toujours les mesures concrètes et transformatrices que la transition politique avait promises. En effet, la RCA a dû faire face à un cycle continu de conflits violents qui ont affaibli l'État et sa capacité à fonctionner. Ces conflits successifs étaient censés être résolus par divers dialogues et forums et par des tentatives de rendre justice aux victimes, par le biais d'institutions telles que le système judiciaire national, la Cour pénale spéciale (CPS), un tribunal hybride, et la Cour pénale internationale (CPI), et d'organes non judiciaires futurs tels que la Commission vérité, justice, réparation et réconciliation (CVJRR) nationale.
Victimes oubliées
Une récente étude du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) et de Cordaid examine du point de vue des victimes l'administration de la justice en RCA. Elle met en évidence la panoplie de mesures, d'institutions et d'initiatives qui étaient censées répondre aux besoins des victimes centrafricaines mais qui ne l'ont pas fait pour plusieurs raisons. Les initiatives les plus significatives sont celles qui ont suivi le Forum de Bangui sur la réconciliation nationale de 2015, qui a appelé à la création de la CPS et a ouvert la voie à la création de la CVJRR. Pourtant, la justice a jusqu'à présent échappé aux Centrafricains, et un sentiment commun parmi les victimes est qu'elles ont été tout simplement oubliées.
Comme l'ont raconté les victimes qui ont participé à l'étude, elles n'ont guère réussi à accéder à la justice par le biais du système judiciaire national centralisé. Ce système est souvent dysfonctionnel et entaché de corruption. Et bien qu’il soit très coûteux pour les citoyens, il manque perpétuellement de ressources et de capacités. Par conséquent, la plupart des Centrafricains ont recours à des alternatives de justice traditionnelles.
Des tribunaux nationaux peu soutenus
La CPS, dont de nombreuses victimes pensaient qu'elle viendrait à leur secours, a créé des attentes qui ont à leur tour alimenté l'espoir des Centrafricains, qui largement, ont cru que les élections de 2016 mettraient fin à l'impunité. En réalité, les victimes n’ont pu que déplorer la lenteur de la CPS. Créé en 2015, le tribunal n'a commencé à fonctionner qu'en 2018 et, début 2021, il n'a toujours pas ouvert de procès. Ce qui décourage les victimes, dont certaines sont mortes en attendant que justice soit rendue. Nombreux sont ceux qui pensent que les fonds alloués à la CPS auraient pu être mieux utilisés par et pour les tribunaux ordinaires, malgré les multiples défaillances institutionnelles du système judiciaire national. L'affaire emblématique de Bangassou, durant laquelle un tribunal centrafricain a rendu un verdict de culpabilité concernant des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, a validé cette conviction et a largement fait pencher l'opinion publique en faveur des tribunaux nationaux.
De façon similaire, le démarrage de la CVJRR est lent. Un comité directeur a été créé en 2017 pour organiser des consultations nationales et, sur la base des résultats, rédiger la loi qui établirait la CVJRR. Ces consultations n'ont toutefois pas été organisées avant 2019. Le Parlement n'a ensuite adopté le projet de loi qu'en avril 2020, et en décembre 2020, les commissaires ont été sélectionnés et nommés. Aujourd'hui encore, la commission n'est pas opérationnelle.
Manque étonnant d'attention aux besoins des victimes
Selon les victimes interrogées dans le cadre de notre étude, si la responsabilité pénale est un élément important de la justice, elle est loin d'être la seule. Les victimes soulignent que les mesures de justice existantes ne correspondent pas à la réalité dans laquelle elles vivent. En effet, les victimes de Bangui, qui ont elles pu intenter certaines actions en justice contre les auteurs, s’accordent avec les victimes des zones situées en dehors de la capitale pour demander une même « justice équitable », qui implique des améliorations significatives de leurs conditions de vie générales. Dans la ville rurale d'Alindao, par exemple, les victimes considèreraient comme une forme de justice la réparation des dommages moraux, physiques et matériels qu'elles ont subis en raison des crimes commis à leur encontre.
Cela n'est pas surprenant dans l'un des pays les plus pauvres du monde, où la moitié de la population souffre de malnutrition chronique. Ce qui est étonnant, c'est que la planification et la conception des processus de justice en RCA n'aient pas jusqu'à présent porté sur ces besoins immédiats. Ceux qui, en RCA, conçoivent les processus de justice transitionnelle devraient considérer avant tout l'impact social du conflit sur les victimes et les besoins immédiats des victimes, ainsi que des facteurs tels que le contexte politique et les défis sécuritaires.
Les réparations d'abord
D'autres pays offrent de précieux enseignements à cet égard. En Colombie, par exemple, le gouvernement a promulgué une politique de réparation en 2011, des années avant l'accord de paix de 2016, qui allait jouer un rôle essentiel pour garantir la participation des victimes au processus de paix. Au Maroc, le gouvernement n'a pas engagé de poursuites pénales, mais il a donné la priorité aux réparations et a créé l’Instance Équité et Réconciliation. Les conclusions et les recommandations de la commission ont par la suite précipité des réformes constitutionnelles et législatives qui ont contribué à empêcher la répétition des violations.
Compte tenu de l'ensemble des défis spécifiques à la République centrafricaine, il est crucial d'explorer et de concevoir des stratégies de justice transitionnelle innovantes et centrées sur les victimes, qui favorisent le développement économique, garantissent la non-récurrence et abordent les questions socio-économiques liées à l'identité sociale, aux inégalités, à l'éducation et à la pauvreté. Il est important de noter que les initiatives de justice doivent être planifiées et mises en œuvre de manière séquentielle dans le cadre d'un processus de transformation à long terme. Lors de la conception des programmes de réparation, les victimes doivent être consultées sur leurs besoins immédiats et sur les mesures qui, selon elles, peuvent améliorer leurs conditions de vie. Ces programmes ne devraient pas être déterminés, dans leur élaboration, par les décisions des tribunaux pénaux.
En définitive, le succès de tout processus de justice transitionnelle dépend de la participation significative des victimes et de l'amélioration de l'égalité d'accès aux services publics pour tous les Centrafricains, en particulier les communautés marginalisées et les groupes minoritaires. Cela reste à faire en République centrafricaine.
RIM EL GANTRI
Rim El Gantri est experte senior en droits humains et en justice transitionnelle au Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ). Elle est actuellement chef de programme pour la Libye. El Gantri a fourni une assistance technique à diverses commissions de vérité et autres mécanismes, ainsi qu'à des organisations de la société civile et des groupes de victimes. Elle a notamment accompagné la conception et la naissance de processus de justice transitionnelle en Tunisie (2011-2015) et au Népal (2016). Elle est titulaire d'un master en droit public de l'Université de droit et des sciences politiques de Tunis et d'un diplôme de l'Académie internationale de droit constitutionnel.