A l’ouverture, en avril 2018, de la commémoration annuelle du génocide perpétré contre les Tutsis du Rwanda en 1994, le secrétaire exécutif de la Commission nationale de lutte contre le génocide, Jean-Damascène Bizimana, fait part de ses inquiétudes. Les libérations anticipées de condamnés des tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR), accordées par le président du Mécanisme de l’Onu chargé de gérer les fonctions posthumes de ces tribunaux, ne lui plaisent guère. « Il est clair qu’à ce rythme, même le colonel Bagosora, qui fut à la tête des planificateurs du génocide, aura été libéré dans trois ans seulement », déclare le responsable rwandais.
Theodor Meron, le juge qui préside alors le Mécanisme, applique systématiquement une remise en liberté conditionnelle des condamnés une fois qu’ils ont purgé les deux tiers de leur peine. Une pratique déjà observée par le TPIY mais que le TPIR n’appliquait pas, n’accordant de remise en liberté qu’une fois la peine totalement purgée (quand elle était relativement courte) ou accomplie aux trois quarts. Mais cette harmonisation de la gestion des peines entre les deux tribunaux de l’Onu a pour conséquence d’envenimer les relations entre les autorités rwandaises et le juge.
En janvier 2019, le Maltais Carmel Agius succède à l’Américain Meron à la tête du Mécanisme. Deux mois plus tard, l’ancien colonel rwandais Théoneste Bagosora, le plus célèbre des accusés du TPIR, dépose sa requête pour libération anticipée. S’exprimant lors d’un débat au Conseil de sécurité de l’Onu, le 17 juillet 2019, la représentante permanente du Rwanda, Valentine Rugwabiza, dit espérer des changements avec la nouvelle présidence au Mécanisme. Elle réitère la demande de son pays de pouvoir donner son avis sur chaque requête en libération anticipée.
Dès son entrée en fonction, le juge Agius annonce la couleur en promettant de revoir la « directive pratique relative à l’appréciation des demandes de grâce, de commutation de peine ou de libération anticipée ». Le texte révisé est publié en mai 2020. Il prévoit, entre autres innovations, que le président du Mécanisme « peut décider de demander ou d’accepter l’avis de tiers » et que « l’octroi d’une libération anticipée peut être soumis à conditions ».
Trois jours d’horreur à Kigali
Le 1er avril 2021, après deux ans d’attente pour Bagosora et à quelques jours des commémorations annuelles du génocide, le juge Agius a rendu sa décision, qui douche les espoirs du requérant. Dans son analyse, le juge admet que Bagosora est éligible à une libération anticipée : emprisonné depuis 1996 et condamné à 35 ans de prison, Bagosora a purgé les deux-tiers de sa peine depuis juin 2019. Mais cela ne suffit pas, dit le juge. D’autres critères doivent entrer en ligne de compte, parmi lesquels figure au premier plan la gravité des crimes.
Condamné à la prison à vie en première instance en 2008, Bagosora avait vu sa peine réduite à 35 ans de prison en appel, en 2011. Les juges d’appel avaient annulé plusieurs conclusions de la chambre de première instance. Sa responsabilité n'avait été retenue que pour n'avoir pas prévenu les crimes commis par des militaires et pour n'avoir pas puni ses auteurs, alors que les juges de première instance avaient conclu qu'il avait ordonné ces crimes.
La chambre d'appel maintenait toutefois une conclusion centrale du jugement de première instance, selon laquelle Bagosora avait été, entre le 6 et le 9 avril 1994, c’est-à-dire, au début du génocide, la plus haute autorité militaire présente au Rwanda. La chambre avait ainsi confirmé la condamnation pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre.
Revenant sur le jugement, Carmel Agius rappelle qu’au cours de ces trois jours d’avril 1994, plusieurs figures de l’opposition rwandaise avaient été assassinées, des Casques bleus belges lynchés à mort, des civils tutsis tués en masse et des femmes tutsies violées en différents endroits de la capitale, Kigali. « Un examen, même rapide, du jugement de première instance et du jugement d’appel révèle l’énorme gravité des crimes dont Bagosora a été reconnu coupable et mon propre examen détaillé de ces jugements me laisse horrifié par l’extrême gravité de ces crimes. Il n’y a aucun doute que ce facteur milite très fortement contre la libération anticipée de Bagosora », écrit le juge dans sa décision. Le magistrat note par ailleurs que Bagosora n’a pas exprimé de remords et que le condamné s’emploie, dans son argumentaire, à « minimiser sa responsabilité ». Abordant la question d’un éventuel point de chute, en cas de libération, le président du Mécanisme affirme que Bagosora n’a pas suffisamment démontré que les pays dans lesquels il souhaiterait vivre accepteraient de l’accueillir. Le requérant avait indiqué qu’il voulait rejoindre sa famille aux Pays-Bas ou, à défaut, vivre au Mali, aux frais de ses enfants.
Gravité des crimes et règles de droit
Le juge indique enfin avoir pris en considération les avis du procureur et du gouvernement rwandais qui se sont tous deux opposés à la libération anticipée de Bagosora, arguant aussi de l’extrême gravité de crimes. « Pour ces raisons, je rejette la demande », écrit le juge à la fin de sa décision de 19 pages.
Avec ce rejet, le Rwanda obtient ce qu’il réclamait depuis des années. La page Meron est tournée. « Le gouvernement du Rwanda salue la décision du président du Mécanisme, refusant la libération anticipée à Bagosora Théoneste », twitte le ministère rwandais de la Justice. « Nous sommes d’accord avec le raisonnement et la motivation du jugement du juge Carmel Agius », ajoute le ministère.
Mais pour l’avocat Raphaël Constant, qui a défendu Bagosora en première instance et en appel, l’argument de la gravité des crimes ne tient pas la route dans cette affaire. « Il faut rappeler que M. Bagosora avait été présenté par le Procureur comme le cerveau du génocide. La chambre de première instance a largement mis à bas cette thèse. La Chambre d’appel n’a vraiment retenu la culpabilité de M. Bagosora que comme dirigeant de fait (il a démontré qu’il ne pouvait être un dirigeant de jure) et non comme auteur direct », déclare l’avocat, qui ne représentait pas le condamné dans cette procédure de libération anticipée. « Je rappelle aussi que lors de son interrogatoire, M. Bagosora avait indiqué que des Tutsis avaient été tués entre avril et juin 1994 au Rwanda, du simple fait qu’ils étaient Tutsis. Il me paraît donc, dans ce cadre, que la décision de refus de mise en liberté conditionnelle après 23 ans de détention, autrement dit plus des 2/3 de la peine, est hautement critiquable. » Pour l’avocat martiniquais, « dans toute société de droit, M. Bagosora aurait été libéré avec la simple articulation des remises de peines. La décision montre que nous sommes devant une juridiction spéciale qui applique des règles spéciales et non des règles de droit. »
Nouvelle présidence, nouvelle politique
L’avocat américain Peter Robinson n’est pas surpris par le virage pris par la présidence du Mécanisme. Cela fait deux ans qu’il tente en vain d’obtenir la libération anticipée d’un autre condamné rwandais, l’ancien maire Laurent Semanza. A ses yeux, la décision dans le dossier Bagosora est conforme au rejet par le même juge des demandes de Semanza et de condamnés du TPIY. « En fait, beaucoup de paragraphes dans la décision [Bagosora] ont été copiés mot à mot de ses décisions antérieures, en particulier là où il traite de la réhabilitation », c’est-à-dire les indications données par le condamné qu’il s’est suffisamment « réformé ».
Barbora Hola, co-directrice du Centre sur la justice pénale internationale à l’université VU Amsterdam, souligne que, jusqu’ici, ce critère était défini de manière assez aléatoire mais que, pour simplifier, « il paraissait suffisant qu’un condamné se comporte bien en prison, participe à des cours de langues ou travaille dans une équipe de cuisine, par exemple, pour indiquer sa réhabilitation ». Le juge Agius, lui, introduit de nouveaux critères, dont l’exigence « d’une réflexion critique du condamné sur les crimes pour lesquels il/elle a été condamné.e et de ses possibilités de réinsertion ». Si la première politique semblait « inadaptée » aux crimes internationaux, selon la professeure Hola, « exiger d’un prisonnier qu’il réfléchisse de manière critique sur son passé uniquement parce que le temps a passé et qu’il a le loisir de le faire, sans aucune assistance et en essayant d’arracher une telle réflexion paraît étrange ».
« L’impact de la décision dans le dossier Bagosora est qu’il y a peu d’espoir pour les demandes de libération anticipée pendantes tant que le juge Agius restera président du Mécanisme », en conclut Me Robinson. « Il a changé les règles en ce qui concerne la libération anticipée si bien que ceux qui deviennent éligibles au cours de sa présidence sont traités différemment de ceux qui sont devenus éligibles au temps où le juge Meron était président. »
Le juge Agius reste saisi d’autres demandes de condamnés du TPIR. Celle du major Aloys Ntabakuze, qui commandait le bataillon paracommando au sein des ex-Forces armées rwandaises (FAR) et a été condamné à 35 ans de prison, a été déposée le 19 novembre 2020. Mais surtout il y a celle de Hassan Ngeze, l’ancien propriétaire du tristement célèbre journal Kangura, porte-étendard de l’extrémisme hutu au début des années 90, condamné à 35 ans de prison et emprisonné depuis 1997. Cela fait déjà trois ans que Ngeze a déposé sa demande de remise en liberté. Dans les nombreux documents qu’il a adressés depuis l’année dernière au Mécanisme et au monde entier, en appui à sa requête, le condamné ne cesse de clamer qu’il s’est repenti et qu’il s’est désolidarisé des penseurs du génocide des Tutsis. L'ancien journaliste semble vouloir montrer qu'il répond aux nouvelles exigences du juge Agius.