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Aaron Weah
Militant de la société civile et universitaire spécialiste en justice transitionnelle
Aaron Weah est un expert de premier plan en matière de justice transitionnelle au Liberia. Il est le seul universitaire libérien à avoir assisté à des audiences du procès pour crimes de guerre de Gibril Massaquoi devant un tribunal finlandais relocalisé au Liberia du 15 février au 7 avril. A la veille de la reprise du procès en Sierra Leone, il partage ses réflexions sur la façon dont les Libériens ont été écartés de ce procès et comment celui-ci peut malgré tout renforcer leur désir de justice.
PARTIE 1 : LE PROCÈS MASSAQUOI
JUSTICE INFO : En début d’année, un tribunal finlandais a annoncé qu'il tiendrait une grande partie du procès de Gibril Massaquoi - un ancien commandant rebelle sierra-léonais résidant en Finlande et accusé de crimes commis au Liberia - à Monrovia, la capitale du Liberia. L'affaire Massaquoi est ainsi devenue le premier procès pour crimes de guerre à se tenir sur le sol libérien. Quelles étaient les attentes au Liberia avant la venue du tribunal finlandais à la mi-février ?
AARON WEAH : C’était exaltant et trop beau pour être vrai. Contrairement à son prédécesseur Ellen Johnson Sirleaf, nommée par la Commission vérité et réconciliation (CVR) pour son rôle présumé dans le conflit, le président du Libéria George Weah n'est pas controversé sur cette question. Et dès 2004 il avait demandé la création d'un tribunal pour crimes de guerre. Mais il y a un hic : l'élection de Weah, en 2017, est le résultat d'un compromis avec des individus comme Prince Johnson [un ancien chef de guerre dans la première guerre civile au Liberia] et d'autres acteurs impliqués dans le conflit. C'est devenu une sorte de stratégie pour quiconque aspire à devenir président de forger une alliance avec d'anciens chefs des factions armées qui se sont retranchés dans leurs communautés ethniques et leurs comtés et interprètent la guerre pour une majorité de Libériens qui n'ont pas d'opinion indépendante sur ce qu’elle a été. Étant donné qu'aujourd'hui 60 à 65% de la population est née pendant la guerre ou après l'accord de paix d'Accra en 2003, vous avez une grande partie de la population libérienne qui se fait essentiellement dire par les politiciens ce qu'ils doivent penser de la guerre. C'est pourquoi il était difficile de vraiment croire qu'un tribunal pour crimes de guerre allait venir au Liberia au milieu de toutes ces complications. Mais une fois que l'information s'est avérée vraie, j'ai pensé que le gouvernement était enclin à changer son approche sur les atrocités au Libéria. La société civile était enthousiaste à l'idée que quelque chose de similaire aux audiences publiques de la CVR – à laquelle on pouvait assister autant qu'on voulait - allait se passer.
Vous pouvez donc imaginer la confusion et la frustration de la société civile lorsqu'il est apparu que non seulement le procès n'était pas accessible aux villageois, aux résidents qui ont subi les atrocités, mais qu'il n'était pas même permis à des militants notoires d'y assister. Tout a été entouré de confidentialité ; l'accès a été très restreint et très limité. En fait, le débat sur le procès finlandais aura lieu après le verdict, lorsque les gens sauront vraiment qu'il y a eu un procès ici, qu'il s'est déroulé sous nos yeux sans que nous soyons autorisés à y assister. Quelle était la valeur de toute cette affaire si des composantes critiques, comme la société civile et les associations de victimes, se sont vues refuser d’y participer ?
Avez-vous une idée des raisons pour lesquelles le gouvernement a donné son accord ?
Les Suédois sont de gros bailleurs de fonds du programme de développement au Liberia. Leur influence a peut-être eu un impact sur le gouvernement, qui a autorisé les juges finlandais à venir ici mais à la condition qu'ils ne fassent pas de vagues : ‘Voici une société où des gens militent encore pour que les responsables des crimes passés rendent des comptes, nous vous autorisons à accomplir une mission restreinte : vous recueillez vos preuves et vous partez’.
Les élites font tout pour que le conflit soit oublié. Le procès finlandais va renforcer le désir de rendre des comptes, malgré la frustration de ceux qui voulaient y assister et ne l'ont pas pu.
L'un des avantages de l'expérience est que les juges, les procureurs et les avocats finlandais comprennent mieux à quoi ils ont affaire et qu’ils soient, en venant ici, mieux équipés pour juger. Un autre avantage est que les victimes n'ont pas à faire le voyage jusqu'en Finlande. Voyez-vous encore des aspects positifs ?
En termes de logistique, oui. C'est une bonne chose que les témoins n'aient pas à prendre l'avion pour un long trajet. Le procès finlandais a également mobilisé les communautés. Au cours d'une des audiences, j'ai entendu un témoin dire que lorsque la police [finlandaise] est venue prendre sa déposition initiale, il n'était pas sûr qu'elle reviendrait. Mais elle est revenue et ce témoignage contenait beaucoup d'espoir. Le fait qu'un témoin exprime un tel optimisme est très significatif dans le contexte libérien, où les élites sont parvenues à un consensus qui est, à mon avis, l’amnésie collective. Elles font tout pour que le conflit soit oublié. Donc, au final, je pense que le procès finlandais va renforcer le désir de rendre des comptes, malgré la frustration de ceux qui voulaient y assister et ne l'ont pas pu.
Massaquoi n'est pas libérien. Cela a-t-il joué un rôle dans la décision du gouvernement libérien d’autoriser son procès à Monrovia, parce qu’il était moins sensible et moins susceptible de perturber la scène politique libérienne ?
Certainement. Il serait presque inconcevable que le gouvernement libérien permette à un tribunal finlandais de venir juger un seul Libérien. Vous pouvez imaginer les retombées politiques. Je pense que la décision a été principalement motivée par la nationalité de Massaquoi en tant que Sierra Léonais. De plus, les pays scandinaves sont des acteurs importants dans le programme de développement au Liberia, et le pays est en état de récession, le calcul du gouvernement est donc plein de rationalité.
Au fil du procès, il est devenu évident que les souvenirs des communautés locales contredisent les dossiers officiels de la CVR.
Vous êtes le seul universitaire libérien à avoir assisté à quelques audiences du procès Massaquoi et à l'avoir suivi de près. Il est apparu que le tribunal n'avait pas une grande connaissance de la chronologie du conflit, alors que cela peut avoir un impact direct sur la compréhension de l'affaire. Quelles sont vos observations et réflexions ?
La chronologie du conflit libérien est très importante. Prenons la dynamique de ce que les gens ici - et les témoins au tribunal - appellent "première guerre mondiale", "deuxième guerre mondiale" et "troisième guerre mondiale". Historiquement, cela fait référence aux différentes vagues de violence qui ont eu lieu en 2003, à la fin de deuxième guerre civile (1999-2003). Entre juin et août 2003, la faction belligérante du LURD [Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie] a violemment avancé sur Monrovia en vue de prendre la ville. Au cours de la procédure, j'ai observé que presque tous les témoins se sont trompés sur cette chronologie. Pourtant, certains journalistes s'en souviennent avec précision. Par exemple, Jeddi Armah était rédacteur en chef et reporter vedette de Radio Veritas, une station de radio appartenant à l'Église catholique, considérée comme le média le plus respecté et le plus équilibré. Il se souvient des dates exactes des trois vagues d’attaques qui ont donné leur nom aux trois "guerres mondiales" : 6 juin, 27 juin et 19 juillet.
J'habitais dans le centre de Monrovia, dans un immeuble d'appartements sur Water Street, situé entre le Vieux Pont et le Nouveau Pont, décrit dans le procès Massaquoi comme un lieu majeur. Tout cela est très frais dans mon esprit. 2003 est la période la plus récente de véritable violence, où le pays tout entier s'est arrêté. On pourrait penser que les personnes qui ont souffert directement de cette violence auraient tendance à s'en souvenir de manière plus vive. Or, étonnamment, certains témoins font référence à 2001 ou 2002 pour 2003. Les raisons de cette amnésie et de cette confusion ne sont pas très claires. Pourquoi les Libériens confondent-ils ces dates récentes ?
Et bien sûr, ce qui peut poser problème, c'est qu'il y a apparemment suffisamment de preuves dans les dossiers du Tribunal spécial des Nations Unies pour la Sierra Leone qui attestent de la présence physique de Massaquoi en Sierra Leone au même moment où, en 2003, il est accusé d'avoir causé des dommages à Monrovia.
Voici un autre aspect intriguant. La CVR s'est rendue auprès des communautés et a recueilli des témoignages dans le Lofa. Cette région a fait l'objet de recherches particulières. Le rapport de la CVR traite de différentes catégories d'auteurs présumés et de massacres. Sur la liste des massacres au Lofa, le Front révolutionnaire uni [RUF, mouvement rebelle dont Massaquoi était le porte-parole] n'est pas du tout mentionné. Le RUF est cité pour 86 types de violations des droits de l'homme dans le rapport, mais lorsqu'il s'agit d'attribution des responsabilités, alors que le Conseil pour la paix au Liberia (LPC), par exemple, est cité pour 11 % des atrocités, et le Front patriotique national du Liberia (NPFL) pour 47 %, le RUF représente quasiment 0 %. Le RUF n'est pas reconnu comme un important responsable des atrocités. Certains de leurs principaux commandants - comme Sam Bockarie, Superman, Issa Sesay, Johnny-Paul Koroma - sont mentionnés. Massaquoi ne figure pas parmi eux. Pourtant des témoins sous serment ont déclaré avoir vu Massaquoi commettre des crimes de guerre, notamment des actes de torture et des exécutions sommaires. Au fil du procès, il est devenu évident que les souvenirs des communautés locales contredisent les dossiers officiels de la CVR.
PARTIE 2 : LA JUSTICE AU LIBERIA
Dans le contexte du Liberia, on doit mesurer les progrès avec modestie. Cela se passe à un niveau moins élevé et plus tordu, mais ceux qui parlent demeurent des victimes libériennes.
Comment le procès finlandais s'inscrit-il dans la longue quête de justice que les Libériens n'ont jamais obtenue sur les atrocités commises pendant les deux guerres civiles ? Leurs attentes étaient-elles trop élevées ? Devons-nous considérer ce procès comme l'une des nombreuses étapes de ce long processus ?
Dans un environnement post-conflit où les attentes sont élevées et où les processus de justice transitionnelle sont habituellement régis par les élites – et, au Liberia, les élites sont surtout complice de la guerre – on devrait essayer de mesurer les progrès d'une autre manière. Ce procès en est un jalon important. Nous devons reconnaître que, sans qu’il le veuille, une partie de la décision du gouvernement d'accepter ce procès a pu être [le résultat] d'une certaine pression de la société civile.
Le tribunal examine des atrocités commises dans le comté du Lofa, celui qui a enregistré le plus grand nombre de massacres - 32 sites - dans l'histoire du pays. Il se penche également sur les combats qui ont eu lieu à Waterside, l'un des lieux les plus récents où tant de Libériens ont été tués à Monrovia, notamment lors de bombardements. Aussi confidentiel et réservé qu'ait pu être l'accès des Libériens au procès, on a rappelé à ces communautés que la justice est encore possible. Elle peut prendre des formes différentes, mais les Libériens du Lofa et d'autres endroits qui ont connu la violence pendant au moins deux générations voient des opportunités se présenter sous différentes formes, sous celle de la justice pénale finlandaise, sous celle d’un gouvernement à la recherche de coopération et de développement. Et en fin de compte, ce sont les victimes qui se voient offrir un espace où parler de ce dont la CVR voulait qu'elles parlent.
Il s'agit donc d'une opportunité importante qui va dynamiser la société civile et [le soutien] d'un parlement qui se développe au-delà des partis. Le barreau, rompant avec la tradition procédurale de l'élite libérienne, s'oriente désormais vers la justice. Tiawon Gongloe, l'actuel bâtonnier, a été victime du régime du président Charles Taylor. Sous sa direction, un premier projet de loi a été rédigé en 2019 pour la création d'un tribunal extraordinaire. Une version révisée de ce projet de loi vient d'être achevée. Dans le contexte du Liberia, on doit mesurer les progrès avec modestie. Témoins et militants repartent avec un nouvel espoir. Ils auraient souhaité davantage, un autre cadre, et se réveiller chaque jour à la « une » des journaux, à la télévision et à la radio, mais ce n'est pas le cas. Cela se passe à un niveau moins élevé et plus tordu, mais ceux qui parlent demeurent des victimes libériennes.
Au cours des dernières années, un certain nombre d'anciens chefs de guerre libériens ont été jugés dans différents pays occidentaux. Quel impact ces procès à l'étranger ont-ils eu au Liberia ?
Ils ont eu un impact très intéressant. Certaines communautés ethniques s'interrogent sur la coïncidence des arrestations de membres de certains groupes - Jungle Jabbah [jugé aux États-Unis], Alieu Kosiah [jugé en Suisse], Kunti K [en attente de procès en France], sont tous issus de l'ethnie mandingue - et ils accordent trop d'importance à cette coïncidence. Les communautés sont embrouillées ; elles ne sont dirigées que par une explication simple, à savoir que les purges ethniques se poursuivent après la guerre, même dans les capitales occidentales. C'est une question sur laquelle la société civile doit vraiment travailler pour expliquer qu'il ne s'agit pas d'une poursuite des pogroms ethniques et d’une politique ethnique, mais qu'il s'agit simplement d'une situation où des organisations internationales poursuivent des criminels de guerre présumés en utilisant le mécanisme de la compétence universelle pour obtenir une justice effective alors qu'elles ne peuvent pas le faire au Liberia.
En l'absence d'un tribunal pour crimes de guerre au Liberia, les stéréotypes ethniques continueront à triompher, à colporter des informations erronées et des demi-vérités.
Bien qu'il y ait encore beaucoup de résistance parmi les politiciens libériens contre un tribunal national pour crimes de guerre, certains disent que les anciens chefs de guerre se sentent plus inquiets aujourd'hui de devoir rendre des comptes. Est-ce vrai ?
C'est vrai jusqu'à un certain point. De manière générale, les Libériens aspirent à la justice, mais ceux-là mêmes qui expriment ce désir se divisent sur la question ethnique. Un homme comme Prince Johnson a réussi à faire partager sa version de la guerre, que les ethnies Gio et Mano ont été menacées d’élimination. Il a nourri sa communauté de ces demi-vérités, à tel point qu'une majorité des Gio et des Mano qui le soutiennent estiment qu'il ne devrait y avoir aucune poursuite contre quiconque du comté de Nimba. Et il en va de même au sein de l'ethnie mandingue. Nous sommes donc confrontés au problème plus important de l'absence d'une histoire commune de la guerre, enseignée à l'école.
Chaque communauté ethnique est prise dans cette situation où elle possède son propre récit - sa mémoire sociale - de ce que la guerre a été à ses yeux. C'est pourquoi, en général, les gens ont tendance à se montrer en faveur de la justice, mais lorsqu'il s'agit d'un individu particulier d'un groupe ethnique particulier, ils se demandent dans quelle mesure cela est juste et transparent. Nous sommes dans une situation compliquée. C'est pourquoi, à mon avis, un tribunal pour crimes de guerre qui établirait des critères nationaux très clairs et cohérents pour déterminer qui est coupable donnerait un sens plus acceptable à la justice. En l'absence d'un tribunal pour crimes de guerre au Liberia, qui viendrait compléter les poursuites internationales en cours et des archives historiques solides sur le conflit, les stéréotypes ethniques continueront à triompher, à colporter des informations erronées et des demi-vérités, et à avoir un impact sur la mémoire sociale des communautés ethniques locales.
Tant que ceux qui ont commis des crimes odieux pendant la guerre ne seront pas poursuivis, les fonctionnaires de l'après-guerre seront encouragés à voler sans remords. Vous ne pouvez pas traiter l'un sans l'autre ; ils se renforcent mutuellement.
Mais cela fait 18 ans que la guerre est terminée et le débat porte toujours sur la création d'un tribunal pour crimes de guerre. On a l'impression que l'élan est brisé. Ne s'éloigne-t-on pas plutôt de cette perspective ?
Je ne le pense pas. Y a-t-il des défis à relever ? Assurément. Cela fait maintenant 12 ans que la CVR a publié son rapport final, dans lequel elle demandait la création d'un tribunal extraordinaire. Le rapport de la CVR en lui-même n'était pas un instrument solide pour préparer le terrain à la justice pénale. Il laisse beaucoup à désirer. Mais pour de nombreux Libériens, les noms mentionnés dans ce rapport [pour leur responsabilité présumée dans la guerre] étaient très valables.
Un autre défi est que la société civile est fragmentée. L’ordre du jour est le même, mais les différents acteurs ont leurs propres stratégies. Chacun veut être considéré comme l'acteur principal du débat. Les processus de justice transitionnelle sont souvent des compromis et le fruit d’une coopération entre les élites, la société civile et les associations de victimes. Nous voulons tous la même chose, mais nous nous y prenons d'une manière qui nuit à nos propres progrès.
La communauté internationale se méfie du fait que la justice transitionnelle soit soutenue par des personnes extérieures. Une partie de cette suspicion est fondée sur l'idée que le Liberia est une société à faible capacité et que tout ce qui offre une certaine qualité en matière de justice doit être l'œuvre d'un étranger. C'est triste, mais ce discours existe depuis longtemps et il perdure. Il ne donne pas beaucoup de crédit à ceux qui travaillent sur la justice au Liberia, et il tend à dépouiller les militants et les associations de victimes de certaines initiatives pionnières après l'Accord de paix d'Accra.
Un autre point est que la mouvance de la justice transitionnelle au Liberia émane essentiellement de Monrovia. Il existe environ 207 sites de massacres dans le pays. Les principaux lieux de ces massacres se trouvent dans les régions du Lofa, de River Cess, de Grand Cape Mount et de Gbarpolu. Le groupe de travail sur la justice transitionnelle, composé d’associations de victimes et d'organisations de la société civile, est en grande partie un consensus entre gens de Monrovia. Il ne se trouve pas dans les comtés où les événements se sont produits. On a tous les beaux discours sur la justice transitionnelle à Monrovia, mais les gens peuvent facilement y oublier ce qui s'est passé il y a 18 ans. Dans les zones rurales, les gens se réveillent chaque jour avec les rappels visibles de ce passé. Cela constitue un obstacle majeur dans la lutte pour la justice transitionnelle au Liberia.
Une chance, à cet égard, est que les Libériens commencent à voir une forte corrélation entre les atrocités de la guerre et la corruption de l'après-guerre. L'appel croissant en faveur d'un tribunal pour les crimes économiques en témoigne. Auparavant, le lien entre les deux était flou. Aujourd'hui, les gens constatent que les responsables dans les gouvernements d'après-guerre estiment qu'il est normal de voler puisque ceux qui ont tué (et commis certains des massacres les plus horribles) se promènent en liberté et bénéficient d'une protection contre les poursuites. Tant que ceux qui ont commis des crimes odieux pendant la guerre ne seront pas poursuivis, les fonctionnaires de l'après-guerre seront encouragés à voler sans remords, avec la seule satisfaction de n'avoir tué personne. Vous ne pouvez pas traiter l'un sans l'autre ; ils se renforcent mutuellement. La violence et la corruption sont normalisées. Malheureusement, la communauté internationale ne voit pas ce lien, alors qu’il est au coeur de l’agenda. Ceux qui pensent que la possibilité de rendre justice s'éloigne sont ceux qui ne voient pas clairement le lien entre les atrocités commises pendant la guerre et la corruption dans l’après-guerre.
Un dernier point est que la société est désormais stratifiée en trois générations : la génération d'avant-guerre qui a connu le conflit ; la génération née pendant la guerre ; et la génération de l'après-guerre, née après les accords de paix d'Accra de 2003. Les deux plus importantes sont les deux dernières générations et elles doivent encore développer une vision indépendante de ce qu'a été la guerre. Leurs points de vue et leurs attitudes sont largement influencés par les dirigeants politiques libériens qui ne veulent vraiment pas de justice. Ils assistent à la normalisation de la violence et de la corruption, sans aucun souvenir de ce qu'était le Liberia avant la guerre.
PARTIE 3 : LE TRAVAIL DE MÉMOIRE
Le gouvernement a construit un monument fixe, sans texte commémoratif, rien. Quelques mois plus tard le monument était profané, vandalisé par des jeunes du coin. Qu'est-ce qui motive cette attitude ?
Vous travaillez sur la manière dont les communautés locales ont pris en charge le travail de mémoire lorsque l'État y a renoncé. Où cela se passe-t-il et quelles formes cela prend-il ?
Je suis fasciné par la façon dont les communautés locales utilisent les monuments commémoratifs comme stratégie de justice, de règlement, pour tenter de réparer les pertes subies pendant la guerre. Certaines communautés locales se réapproprient ce qui était autrefois la prérogative de l'État, comme les mémoriaux, les commémorations, le fait de renouveler l'idée du patriotisme, de réimaginer la citoyenneté ou de donner un nouveau sens à la nation. Dans le centre du Liberia, par exemple, il y a une communauté appelée Samay qui a innové en créant un monument à la mémoire des morts de 1993-1994. Il s'agit d'un crucifix recouvert d’un toit, avec une salle de lecture.
Prince Johnson a érigé un monument à son effigie, une Bible à la main, qui dit : "Ici se tient le révolutionnaire qui a sauvé le comté de Nimba de la destruction, évangéliste, homme d'État et diplomate", et j'ai entendu dire qu'il essayait de le détruire. En novembre 2020, lorsque j'ai visité l'endroit, il était caché et je n'ai pas pu vérifier s'il avait été détruit ou s’il était toujours debout.
Un autre travail de mémoire que j'ai remarqué se trouve dans la banlieue de Monrovia, à un endroit appelé Duport Road, où la communauté a érigé un panneau commémoratif qui disait "victimes de la guerre du Liberia tuées à cause de l’ethnie à laquelle elles appartenaient". Le panneau est tombé en ruine et la communauté s'est réorganisée pour construire un mémorial digne de ce nom. Alors que ce projet était en cours, le gouvernement, avec peu ou pas de consultation, par l'intermédiaire de la Commission des droits de l'homme, a construit un monument fixe, sans texte commémoratif, rien. Quelques mois plus tard, des membres de la Commission ont commencé à se plaindre que le monument était profané, vandalisé par des jeunes du coin. Qu'est-ce qui motive cette attitude ? Les jeunes réagissent-ils au fait que le gouvernement tente d'imposer un monument qui ne dit pas grand-chose et qui n’émane pas d'un consensus au sein de la communauté ?
À deux pâtés de maisons de l'endroit où nous nous trouvons [quartier de Sinkor, au centre de Monrovia], se trouve l'église luthérienne Saint-Peter, où a eu lieu l'un des massacres les plus emblématiques en 1990. Ce site est commémoré aujourd'hui par deux étoiles sur le terrain de basket, dans l'enceinte de l'église. Elles marquent l'emplacement des fosses communes pour 600 personnes. Une des victimes était le père du président Taylor, Philip Nelson Taylor (qui avait affirmé ne pas soutenir son fils). En 1999, la mère du président Taylor et des membres de sa famille se sont rendus à l'église Saint-Peter et ont érigé une plaque en l'honneur de Philip Nelson Taylor. La question qui s’est alors posée était : pourquoi le président Taylor n’a-t-il pas érigé un mémorial plus approprié pour la majorité des Mano et Gio qui ont été tués à l'église, au motif qu'ils étaient tous considérés comme des partisans de Taylor ?
En bref, il y a de plus en plus de projets de mémoire dans les communautés locales. La question la plus importante est de savoir s’ils s'inscrivent dans une démarche constructive sur le passé du Liberia ou s'ils sont destructeurs, dans le sens où ils ne contribuent pas à restaurer des relations endommagées.
Propos recueillis par Thierry Cruvellier, JusticeInfo.net
AARON WEAH
Aaron Weah est membre du Réseau africain de justice transitionnelle et maître de conférences à l'université du Liberia. Il est actuellement doctorant à l'Institut sur la justice transitionnelle (TJI) de l’Université d'Ulster, à Belfast, en Irlande du Nord/Royaume-Uni. Auparavant, il a été directeur de Search Common Ground Liberia et chargé de programme au Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) au Liberia. Il est également le co-auteur de "Impunity Under Attack: The Evolution and Imperatives of the Liberian Truth and Reconciliation Commission".