L'idée est de permettre à la population rwandaise de participer directement, au niveau local, à des procès en relation avec le génocide. Le projet a été mis en discussion depuis de nombreux mois et le Ministre de la justice, Jean de Dieu Mucyo, tient à le faire avancer, car c'est un moyen de résoudre les problèmes posés au pays par la surpopulation des prisons et la lenteur de la justice en faveur des victimes du génocide.
Quelque 135'000 personnes suspectées de participation au génocide sont actuellement emprisonnées au Rwanda dans l'attente d'un procès, alors que les tribunaux n'avaient jugé qu'un peu plus de 1'200 accusés à la fin de 1998. Entre 500,000 et 800,000 Tutsis et Hutus modérés ont été tués au Rwanda entre avril et juillet 1994.
Responsable de la commission gaçaça au Ministère de la justice, Albert Basomingera a déclaré à l'Agence Hirondelle que la campagne publique sur la nouvelle gaçaça devrait durer jusqu'en août ou septembre, et qu'un projet de loi sera ensuite soumis au parlement. Les autorités espèrent que ce nouveau système pourra être opérationnel à la fin de l'année "ou au début de l'an prochain au plus tard", a-t-il affirmé.
Une consultation en bonne et due forme reste toutefois nécessaire, pour que l'idée d'une justice participative fonctionne, a souligné Albert Basomingera. "En fait, il serait inutile de mettre en place ce système si la population, dont nous attendons la collaboration, n'a pas été suffisamment préparée et n'a pas compris ses avantages potentiels", a-t-il déclaré à l'Agence Hirondelle.
."Actuellement, les victimes du génocide n'ont pas d'espoir de justice à court terme, alors que certains suspects emprisonnés pour génocide peuvent être innocents", a ajouté Albert Basomingera. Selon le même responsable, "la gaçaça n'est pas forcément la solution idéale, mais elle peut offrir une voie de sortie de la situation actuelle. Les crimes pour lesquels les suspects sont poursuivis ont été commis le plus souvent en plein jour, au vu et au su de tous. Nous disons donc: pourquoi ne pas faire contribuer la population au processus judiciaire, particulièrement en fournissant des preuves".
Confier la justice à la population peut aussi aider à contribuer a la réconciliation nationale, estime Albert Basomingera: "il n'est pas seulement question de rendre la justice, mais également de trouver un système qui favorise la coexistence pacifique".
Quinze mille tribunaux
Les gaçaça servent traditionnellement à juger au niveau de la population les délits relativement mineurs, comme les vols et les litiges familiaux. Le gouvernement veut désormais adapter le système pour permettre les procès de suspects de génocide.
Quelque 15'000 juridictions locales devront être mises en place pour l'ensemble du Rwanda. Chaque gaçaça sera composée de 20 membres, des juges choisis par la population locale. Ces "juges populaires" recevront une formation de base et seront assistés par des conseillers techniques connaissant la loi.
La loi rwandaise sur le génocide répartit les suspects en quatre catégories. La première comprend principalement les planificateurs et organisateurs, qui risquent la peine de mort s'ils sont reconnus coupables. Ils seront exclus de la juridiction des gaçaça.
Les gaçaça pourront en revanche juger les trois autres catégories de suspects de génocide. Ces catégories comprennent dans l'ordre décroissant les personnes qui ont été incitées à tuer, celles qui ont commis d'autres violences, et celles qui ont commis des actes de pillage et de vol au préjudice des victimes du génocide.
Selon le projet actuel, les suspects de la quatrième catégorie, accusés d'atteintes à la propriété, seront jugé au niveau de l'échelon administratif le plus bas, c'est-à-dire la cellule, a précisé André Basomingera, La troisième catégorie sera jugée au niveau du secteur et la deuxième catégorie, celle des personnes suspectées d'avoir tué, sera jugée au niveau de la commune.
Un appel du jugement de première instance ne sera possible que pour les troisième et deuxième catégories. Cet appel sera jugé au niveau supérieur, respectivement la commune et la préfecture.
Les gaçaça pourront prononcer des peines en fonction de cas individuels, dans le cadre d'une nouvelle loi. Elles n'auront pas la compétence de prononcer la peine de mort. Les gaçaça seront en outre compétentes, selon le projet du gouvernement, pour commuer des peines de prison en travaux d'intérêt communautaire, une possibilité qui n'existe pas dans la législation actuelle.
Donateurs sollicités
Le projet "nécessitera des fonds considérables", a admis André Basomingera, selon lequel le Ministère de la justice achève présentement l'élaboration du budget de fonctionnement de ces tribunaux traditionnels. Dans des rapports antérieurs, le coût des frais de fonctionnement était estimé à 20 millions de dollars.
Ce système devra toutefois correspondre aux moyens limités du Rwanda. "J'insiste, nous ne mettons pas en place un nouveau service de l'Etat...Non, non, non", dit André Basomingera, "le système sera simple et simplifié de sorte qu'il s'adapte à nos capacités financières.
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Selon le même responsable du Ministère de la justice, lors de discussions officieuses avec des partenaires étrangers et des organisations non gouvernementales, des donateurs ont d'ores et déjà manifesté de l' intérêt à fournir une assistance. Ils sont apparus particulièrement désireux de contribuer à la campagne de sensibilisation et à la formation des "juges populaires".
Avis mitigés
Des personnalités et des organisations ont cependant émis d'ores et déjà des doutes à propos des nouvelles gaçaça. A l'occasion d'un début diffusé par Radio Rwanda au mois de mars, certains participants ont exprimé l'avis qu'un tel système aboutira à banaliser le génocide, qui doit être puni de manière exemplaire. Certains craignent que ces juridictions soient utilisées pour des règlements de compte personnels ou pour amnistier des auteurs du génocide.
Pour des membres d'Avocats Sans Frontières (ASF), une organisation non gouvernemental belge qui travaille au Rwanda depuis plus de deux ans, ce système nécessite des garde-fous.
"Nous sommes des avocats, et en tant que tels, nous croyons fermement aux droits de la défense", a déclaré à Kigali Martine Schotsmans, membre d'ASF, à l'Agence Hirondelle. Le projet de gaçaça ne prévoit pas l'assistance des accusés par un avocat ou par une autre personne. Nous avons donc des doutes importants de prime abord. Mais il faut trouver une autre solution, qui peut fonctionner si la population est impliquée et s'il y a des garde-fous suffisants. Je pense que les organisations de défense des droits de l'homme ont à cet égard un rôle important à jouer".
Pour François Régis Rukundakuvuga, secrétaire exécutif de l'association des survivants du génocide IBUKA, les nouvelles gaçaça "pourront nous aider à recueillir quantité d'informations sur le génocide", qui pourront ensuite être transmises aux tribunaux ordinaires. "Si c'est comme cela que la gaçaça fonctionnera, ce sera une bonne chose", a-t-il déclaré à l'Agence Hirondelle.
"Cette idée est la bienvenue, compte tenu des énormes problèmes judiciaires que nous avons en ce moment", déclare Anastase Nabahire, responsable de la section juridique d'IBUKA. "Mais personnellement j'ai quelques doutes sur le projet dans sa forme actuelle. Le projet dit vouloir confier la justice à la population, qui ne connaît pas la loi."
Pour sa part, le gouvernement souligne que le projet actuel peut encore être amendé, après discussions et débats publics. André Basomingera, responsable au Ministère de la justice, a déclaré à l'Agence Hirondelle être conscient des risques du projet, mais ne pas les juger plus grands que sous le régime du système judiciaire actuel.
"Tout le monde fait bon accueil à l'idée de base", affirme François Rukundakuvuga, de l'association IBUKA. "Mais nous allons suivre de près le développement du projet, pour être sûrs que notre voix sera entendue et pour aider à trouver la voie adéquate".
JC/PHD/FH (RW§0531A)