Ce soir du 16 avril 2021, en pleine période de commémoration du génocide des Tutsis de 1994, la presse rwandaise se bouscule à l’aéroport international de Kigali. Un hôte de marque ? Non, c’est plutôt une femme en survêtement qui débarque de l’avion : Béatrice Munyenyezi, extradée des États-Unis pour répondre devant la justice rwandaise des graves accusations pesant contre elle. Cette mère de trois enfants est la première femme renvoyée à Kigali par l’administration américaine pour avoir menti sur son rôle allégué dans le génocide. Cette femme, reconnue coupable aux États-Unis d’avoir incité aux viols systématiques d’autres femmes dans son pays en 1994, est la belle-fille de Pauline Nyiramasuhuko, la seule femme mise en accusation, jugée et condamnée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), ainsi que son fils Arsène Shalom Ntahobali (ndlr : certains écrivent Ntahobari).
Fidélité au président Habyarimana
Nyiramasuhuko voit le jour en 1946 dans une famille de paysans de la commune Ndora, dans l’ancienne préfecture de Butare, dans le sud du Rwanda. Son histoire familiale est marquée par une migration pour cause de disette ou de famine. Son père dut s’exiler en Tanzanie à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en quête de subsistance. En 1959, à une époque où les parents rechignaient à mettre leurs filles à l’école des Blancs, Pauline entre à l’École sociale de Karubanda où elle côtoie les futures épouses de dirigeants de l’après-indépendance. Ministres, députés, officiers de l’armée se disputaient les lauréates de cette école, les préférant de loin aux institutrices et aux infirmières. Le nombre des filières ouvertes aux filles était alors très limité.
Après Karubanda, commence pour elle une longue carrière dans le domaine des affaires sociales. En 1986, alors quadragénaire, Nyiramasuhuko reprend des études. Elle intègre l’Université nationale du Rwanda (UNR) à Butare où elle entreprend des études de droit sanctionnées en 1990 par une licence avec mention « satisfaction ». Une année plus tard, le président Juvénal Habyarimana, sous la double pression de l’opinion intérieure et de la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR), légalise le multipartisme. De nombreux intellectuels originaires du sud entrent dans l’opposition. Mais la très loyale Nyiramasuhuko reste dans les rangs du Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND). A l’époque, elle est cependant peu connue même si son mari, Maurice Ntahobali, lui aussi originaire de Butare, est recteur de l’Université nationale du Rwanda après avoir été ministre, puis président de l’Assemblée nationale.
Ministre de la promotion féminine
C’est en avril 1992 que le nom de Pauline Nyiramasuhuko entre dans l’histoire politique du Rwanda contemporain : elle est nommée, à la surprise générale, ministre de la Famille et de la promotion féminine dans le premier gouvernement multipartite. Deux autres femmes font partie de cette équipe ministérielle : la ministre du Commerce, Agnès Ntamabyaliro et celle de l’Enseignement primaire et secondaire, Agathe Uwilingiyimana.
Issue du principal parti de l’opposition, le Mouvement démocratique républicain (MDR), Uwilingiyimana sera plus tard Premier ministre avant d’être assassinée le 7 avril 1994 aux premières heures du génocide. Pour sa part, Agnès Ntamabyaliro est aujourd’hui emprisonnée au Rwanda après avoir été condamnée pour génocide. Avant elles trois, une seule femme avait occupé les fonctions de ministre dans ce petit pays : Madeleine Ayinkamiye, qui fut brièvement ministre des Affaires sociales en 1964.
Selon de nombreux spécialistes du Rwanda, dont le sociologue français André Guichaoua, Nyiramasuhuko doit sa promotion à son amitié avec l’épouse du président Habyarimana, Agathe Kanziga, elle-même ancienne de l’École sociale de Karubanda. Ce que nie Nyiramasuhuko, qui affirme que son portefeuille lui fut attribué sur la base de son mérite. L’ancienne assistante sociale sera reconduite dans ses fonctions en 1993, puis en 1994, pendant le génocide. Après la victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR), l’ex-ministre se réfugie à Bukavu, dans l’est de l’ex-Zaïre, actuelle République démocratique du Congo (RDC). C’est alors que les organisations internationales des droits de l’homme commencent à la mettre en cause.
Le rapport « Moins innocentes qu’il paraît » publié en 1995 par African Rights est accablant. « Elle a commencé à organiser les massacres (à Butare) avant même le limogeage et le meurtre du préfet (tutsi) Jean-Baptiste Habyarimana qui était parvenu à empêcher les massacres pendant les deux premières semaines du génocide », rapporte l’organisation. Dans une interview accordée à la BBC, elle proteste énergiquement : « Si une personne déclare qu’une femme, qu’une mère a tué, alors, je suis prête à lui être confrontée. Le FPR a mis sur sa liste des noms de tous les intellectuels hutus », déclare l’ancienne ministre.
Mère et fils en prison à Dakar
En 1997, elle est arrêtée à Nairobi, au Kenya, et transférée, pour y être jugée, au TPIR. Dans ce qui sera le plus long procès du tribunal, elle comparaîtra notamment avec son fils
Arsène Shalom Ntahobali, qui restera dans l’histoire le moins âgé des condamnés du TPIR. Aujourd’hui emprisonné, comme sa mère, à Dakar, en vertu d’un accord sur l’exécution des peines signé entre le Sénégal et les Nations unies, Ntahobali junior est né en 1970 en Israël, d’où son prénom hébraïque. Sa mère participait alors à un séminaire de femmes africaines.
Presque tout le monde dans la petite cité universitaire de Butare connaissait Shalom, le fils de la ministre Nyiramasuhuko et du recteur Ntahobali. Alors étudiant à l’université, il avait un statut social que lui enviaient naturellement ses collègues. Des témoins au TPIR l’ont décrit comme un étudiant médiocre, raté, voire même « un enfant mal élevé », mais sa mère et ses sœurs ont nié cela. Dans leurs témoignages, elles ont tout autant nié qu’il ait joué un rôle quelconque dans le génocide.
Incitation au viol sur les barrages
Alors que leurs noms commençaient à être oubliés, la famille est de nouveau sous les radars avec l’extradition de Béatrice Munyenyezi. Aujourd’hui âgée de 51 ans, l’épouse de Shalom Ntahobali vient, elle, d’une famille de cultivateurs de la préfecture de Byumba, à l’autre bout du Rwanda. Elle était entrée dans la cour des « grands » en épousant Shalom en 1993. Selon le parquet au Rwanda, elle va l’année suivante jouer un rôle de premier plan dans le génocide à Butare. Elle aurait été présente à des barrages routiers, galvanisant les miliciens Interahamwe, les exhortant entre autres à violer les femmes et les filles tutsies. « Tout cela n’est que mensonge », clame-t-elle lors de sa comparution le 5 mai dernier à Kigali. « J’étais nouvelle à Butare et physiquement faible car j’étais enceinte. Et puis, j’avais aussi deux bébés jumeaux dont je devais m’occuper ». La justice rwandaise n’a pas démarré le procès sur le fond. Celle des États-Unis, s’est quant à elle, prononcée en 2013. En condamnant Munyenyezi à 10 ans de prison et à la déchéance de nationalité pour avoir caché son rôle dans le génocide. D’abord réfugiée au Kenya, avec sa belle-mère et son mari, elle avait réussi, après l’arrestation de ces derniers, à s’installer aux États-Unis, avec ses trois enfants.
La réputation de brutalité de Pauline, Shalom et Béatrice a éclipsé le père de la famille, Maurice Ntahobali, qui fut pourtant ministre, puis président de l’Assemblée nationale avant d’être nommé en 1989 recteur de l’Université nationale. Même si certaines sources au Rwanda l’accusent d’avoir fait tuer quelques-uns de ses professeurs tutsis en 1994, son nom n’est pas aussi souvent cité que ceux de ces trois membres de sa famille. Ce mathématicien vit aujourd’hui en Belgique.