À l'entrée de Banjul, la capitale de la Gambie, se trouve un monument conçu comme un mémorial de la prise de pouvoir militaire par Yahya Jammeh, le 22 juillet 1994. L'imposante structure à trois étages - 42 mètres de haut et 30 mètres de large - a été construite entre 1995 et 1996, pour un coût de 1 million de dollars. Elle a été érigée sur un cimetière d'officiers coloniaux britanniques, dont les restes ont été déplacés à Jeshwang, à quelque 10 minutes de route de Banjul. En 2000, l'Arc est devenu un monument national. On le connaît sous le nom d’Arc 22. A quelques mètres de là, au centre d’un grand parterre de fleurs, se tenait une statue largement dite du "soldat inconnu" - un homme tenant un bébé dans la main droite, avec un fusil d'assaut AK47 dans le dos et deux doigts de la main gauche en l'air. Cet ersatz de statue en bronze symbolisait la qualité supposée que la junte s'était vue attribuer dans les premiers jours de la "révolution" d’être des "soldats pas comme les autres".
Le "soldat inconnu" a été retiré par un groupe de justiciers en civil après la chute de Jammeh, en janvier 2017, et a depuis été réinstallé au musée national à Banjul.
Selon une enquête récente sur les transactions financières de Jammeh, le contrat de construction de l'Arc avait été attribué à un "proche associé" de l'ancien dictateur, Amadou Samba. Mais le monument qui canonise le coup d'État surplombe toujours la Cour suprême et la Haute Cour du pays, qui sont séparées du ministère de la Justice par une route menant à la State House, le siège de la présidence.
"Un endroit très approprié pour tout commémorer"
Fin juin, l'Arc a fait les gros titres en étant le centre d’un litige entre la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) et le ministère de la Justice. Tout a commencé par un protocole d'accord de 8 pages, daté du 24 mai, entre le Centre national pour les arts et la culture (NCAC), l'institution responsable de l'entretien de l'Arc, et la TRRC, qui vise à rebaptiser le monument en "Arc commémoratif". "Une plaque sera érigée et les noms de toutes les personnes décédées à la suite des violations des droits de l'homme et des abus commis par des agents de l'État ou leurs commanditaires pendant l'ère Jammeh seront inscrits sur la plaque", indique le mémorandum. "Les noms des victimes peuvent être gravés dans du bois, de l'argile, de la pierre ou du métal dans l'espace de l'Arc 22 pour devenir comme un mur commémoratif." Parmi les autres choses prévues pour le monument, des expositions de photos des victimes de l'ère Jammeh et des reliques d'artefacts de torture mis en exposition, y compris une reconstitution de "Banba Dinka", le surnom d’une cellule de détention à l'Agence nationale de renseignement, située juste à côté de l'Arc, où les prisonniers étaient torturés.
Hassoum Ceesay, historien réputé en Gambie, est le directeur général du NCAC. "Des milliers de personnes visitent l'Arc, dont des étudiants et des touristes. L'Arc est un endroit très approprié pour tout commémorer", déclare-t-il à Justice Info. De fait, le monument expose déjà des photos célébrant le règne de Jammeh et décrivant ses violations des droits de l'homme. "Le Mémorial apportera une valeur ajoutée en termes d'augmentation des visites du public. Ils [la Commission] étaient également censés donner un coup de jeune à l'Arc", précise Ceesay.
Le blocage du ministère de la Justice
Alors que la Commission se préparait à lancer le projet, la presse locale a révélé l'affaire. Les partisans de Jammeh ont vite saturé les réseaux sociaux, exprimant leur colère face à ce qu'ils considèrent comme une tentative d'effacer l'héritage de Jammeh. Mais ils n'étaient pas les seuls. Des partisans connus du président Barrow, dont le parti a été critiqué pour avoir flirté avec la base de soutien de Jammeh, n'ont pas non plus apprécié l'idée. Un jeune leader du parti de Barrow, Sanusey Taal, a déclaré sur sa page Facebook que le "changement de nom de l'Arc est un suicide politique" pour son parti et le président, car cela mettrait en colère l'APRC, le parti de Jammeh, dont il essaie d'obtenir les votes.
La version officielle des faits, pourtant, n'est pas politique. Le ministre de la Justice, Dawda Jallow, dont relève la TRRC, a affirmé ne pas avoir été informé de la décision. "Nous n'étions pas dans le coup. J'ai donc dû les appeler [la TRRC] et leur dire que le ministère ne devrait pas ignorer le fait de renommer un bien national majeur comme celui-ci. Il existe des règles établies en la matière, notamment celle de demander l'approbation du cabinet", a déclaré Jallow aux médias locaux, le 23 juin. Il a ajouté que la Commission pourrait inclure la proposition dans ses recommandations, lorsqu’elle soumet son rapport final au Président, un événement attendu le 12 juillet.
La TRRC réfute cela. Elle affirme que sa loi lui donne le pouvoir d'accorder des réparations et que l’initiative de renommer l'Arc fait partie de son programme de commémoration, une forme de réparation accordée par les commissions vérité. Elle nie également avoir laissé les autorités dans l'ignorance. "Nous avons informé notre ministère de tutelle - la Justice - et également le ministère du Tourisme. Un aide-mémoire a été rédigé à leur intention", déclare à Justice Info Essa Jallow, directeur de la communication de la TRRC. "Donc, si l'information n'est pas parvenue au [président] Barrow, ce n’est pas notre problème car nous ne correspondons pas directement avec le président."
Opportunisme politique ?
Le rejet par le gouvernement du projet de renommer l'Arc a suscité d’autres controverses. Pour certains militants, il s'agit d'un coup de semonce annonçant comment l'opportunisme politique affectera la mise en œuvre des recommandations de la Commission vérité.
Madi Jobarteh, défenseur des droits de l'homme, estime que la TRRC aurait dû procéder à une consultation approfondie sur la question, et notamment rencontrer le président. "Toutefois, si le gouvernement était tout aussi intéressé et engagé dans cette question, rien ne l'empêchait d'intervenir bien plus tôt, pour simplement s'assurer que le bon processus était suivi", dit-il. "Depuis que le gouvernement s'est contenté de dire 'attendez', on n'a toujours pas entendu ou vu d'effort pour faire progresser le dossier. On a plutôt entendu de nombreuses sources parler du rapprochement entre le NPP [le parti du président Barrow] et l'APRC, ce qui valide les inquiétudes selon lesquelles c'est en effet par opportunisme politique que le gouvernement a mis fin [à l’initiative]."
Pour le chercheur et universitaire gambien Sait Matty Jaw, "le mieux pour ne pas aggraver la polarisation politique, c'est que la TRRC fasse ses recommandations et que le gouvernement les mette en œuvre."
La crédibilité de la TRRC mise en question
L'embrouille politique est, de plus, alimentée par des rumeurs sur les ambitions présidentielles de deux acteurs majeurs de la TRRC : le secrétaire exécutif de la Commission, Dr Baba Galleh Jallow, et son conseiller principal, Essa Faal. Jallow a déclaré en juin qu'il avait sérieusement envisagé de se présenter à l’élection présidentielle en tant que candidat indépendant, mais qu'il avait changé d'avis en raison de certaines contraintes non spécifiées. Faal ne s'est pas exprimé publiquement sur la question.
Bien que le rapport de la Commission doive être approuvé par les commissaires, les deux hommes jouent un rôle important dans sa rédaction. Les critiques soulignent que leur décision de se présenter à la présidence pourrait affecter la façon dont la Commission est perçue. "Compte tenu de leur rôle dans l'une des institutions les plus transformatrices établies pour aider à remédier aux injustices du passé de manière impartiale, le fait qu'ils entrent en lice suscitera sans aucun doute des inquiétudes", explique Jaw. "Et je suis également préoccupé par la façon dont leur intérêt, en particulier celui de Faal, influencera le résultat de la TRRC. Ses détracteurs soulignent déjà le fait qu'il a utilisé la TRRC comme une rampe de lancement politique. Que ce soit vrai ou non, cela divise l'opinion publique et contribue à renforcer la polarisation. Peut-être que la victoire de Fall [aiderait] à mettre en œuvre les recommandations de la TRRC, mais sa défaite et la politique qui l'entoure pourraient rendre difficile la mise en œuvre de ces recommandations par tout gouvernement. Sa section pourrait avoir un rôle important dans la rédaction du rapport de la TRRC, ce qui pourrait également soulever des problèmes de partialité. C’est une question difficile."
Le secrétaire exécutif de la TRRC, Dr Jallow, n'est pas d'accord. "Je pense que la plupart de ces critiques ne sont pas tout à fait innocents ou désintéressés par qui se présente ou non à la présidentielle, car ils soutiennent d'autres partis et candidats", confie-t-il. "De plus, comment exactement l'État ou l'APRC sont-ils censés politiser les recommandations de la Commission au-delà de ce qu'ils ont déjà fait ? L'APRC n'a-t-il pas toujours qualifié le travail de la Commission de chasse aux sorcières politique contre Jammeh ? N'a-t-il pas toujours affirmé que les témoins étaient soudoyés pour témoigner contre Jammeh ? N'a-t-il pas insisté sur le fait que Jammeh n'a jamais commis la moindre violation des droits de l'homme ? Quant à l'État, n'est-il pas notoire que Barrow fait la cour à l'APRC depuis plus d'un an maintenant ? N'est-il pas notoire que le NPP et l'APRC sont en pourparlers et en négociations pour former une éventuelle coalition lors des élections de décembre 2021 ? Si le NPP et l'APRC forment une coalition, ou même si Barrow est assuré d'obtenir les voix des partisans de l'APRC, nous ne nous attendons pas à ce qu'il mette en œuvre les recommandations de la Commission lorsqu'il s'agit de poursuivre les principaux responsables des violations des droits de l'homme, c'est-à-dire Jammeh lui-même et certains de ses principaux lieutenants. Prétendre donc que notre engagement en politique conduira à la politisation des recommandations de la TRRC ne tient pas debout, car l'État et l'APRC font exactement cela depuis longtemps."
Au final, pour l'historien Ceesay, la saga autour de l'Arc en est venue à éclipser ce qui est un bon projet de préservation de l'histoire. "Le changement de nom ne doit pas nous faire oublier l'exposition permanente et d'autres choses qui auraient apporté une valeur ajoutée à l'Arc", souligne-t-il, exprimant sa déception face à la tournure des événements.