Le 14 juillet aurait été le 90e anniversaire de Seni Sise, père d'Ousman Koro Ceesay, un ancien ministre des Finances en Gambie, assassiné en juin 1995. Seni Sise est décédé en 2014. Mais le 14 juillet 2021, les 26 années d'attente de sa famille pour obtenir justice ont enfin porté leurs fruits. "Nous aurions aimé que nos parents, M. Seni Sise et Mme Fatoumatta Sise, soient présents pour assister à cet événement avant leur décès. Nous espérons cependant qu'ils nous regardent depuis là-haut et qu'ils sont reconnaissants pour ce jour", déclare la famille de Sise dans une déclaration publiée après que Yankuba Touray a été reconnu coupable du meurtre d'Ousman Koro Ceesay et condamné à mort. "Bien que cela ait pris plus de deux décennies, nous savons que le timing d'Allah est parfait. Aujourd'hui, le tribunal nous a montré que personne n'est au-dessus de la loi."
En juin 1995, Yankuba Touray était l'un des principaux membres du Conseil militaire de la junte ayant pris le pouvoir en Gambie en juillet 1994. Il était ministre des Collectivités locales, tandis qu'Edward Singhateh était vice-président du Conseil, dirigé par Yahya Jammeh.
" Koro [Ceesay] était un homme de discipline, d'intégrité et de service, avec un fantastique sens de l'humour et d'amour pour sa famille. Ce jour marque le début d'une nouvelle ère avec cette seule condamnation. Nous sommes convaincus que, par la grâce de Dieu, les autres personnes qui ont pris part à ce meurtre seront traduites en justice", ajoute la famille de la victime.
"Une conspiration de haut niveau"
"Les preuves apportées par l'accusation montrent qu'une conspiration de haut niveau a été ourdie par Edward Singhateh, [son frère] Peter Singhateh et l’accusé pour tuer la victime", déclare le juge Ebrima Jaiteh, le 14 juillet devant la Haute Cour de Banjul, capitale de la Gambie. "Alagie Kanyi [un ancien soldat] a témoigné sur la façon dont ils se sont rencontrés au domicile d'Edward Singhateh et ont été informés par M. Singhateh qu'ils allaient se débarrasser de la victime. Son témoignage montre qu'ils se sont rendus en voiture à la résidence de l'accusé qui, à ce moment-là, était vide car il n'y avait aucun garde ou membre de la famille de l'accusé dans ladite maison", a poursuivi le juge. "Pour les raisons qui précèdent, les éléments de preuve et les circonstances ci-dessus montrent clairement que l'accusé a été impliqué, à sa résidence, dans le passage à tabac de la victime avec un pilon. Il ressort également des preuves qu'après que la victime a été frappé avec un pilon à de nombreuses reprises, son corps a été placé dans sa voiture officielle [de l’accusé]. En outre, l'accusé, Edward Singhateh et Peter Singhateh sont partis avec le corps de la victime après qu'il a été tué dans la résidence de l'accusé. De plus, le témoignage de Pa Abibu M'Baye [un officier retraité de police qui était le coordinateur de la gestion de la criminalité au moment du meurtre de Ceesay et qui a été licencié peu après] montre que le véhicule de la victime et celui d'Edward Singhateh ont été vus se dirigeant vers la route de Sukuta-Jambur, vers 1 heure du matin, le 24 juin 1995. Il ressort d'une étude minutieuse des éléments du dossier que les preuves susmentionnées n'ont pas seulement démontré que l'accusé a effectivement pris part au meurtre d'Ousman Koro Ceesay en le frappant avec un pilon, mais qu'il a également pris part au projet de se débarrasser du corps de la victime en le brûlant au point de le rendre méconnaissable, dans le but de dissimuler le crime, ce que je considère comme un fait."
"Un moment historique pour notre système judiciaire"
Après le meurtre de Ceesay, aucune enquête officielle n'avait été lancée par les autorités, malgré les conclusions préliminaires d'un éventuel "acte criminel" auxquelles étaient parvenus des policiers connaissant bien le dossier et des responsables de la sécurité, dont l'ancien ministre de l'Intérieur et chef de l'armée Babucarr Jatta.
"La question qui se pose est la suivante : pourquoi aucune enquête n'a-t-elle été ouverte sur [cette] mort par l'accusé et ses collègues du gouvernement s'ils n'ont rien à cacher au public ? Pourquoi les personnes qui ont commencé à enquêter sur l'affaire ont-elles été renvoyées des services de la police ? La réponse évidente est que si l'accusé n'avait rien à cacher concernant la mort de la victime, les enquêtes auraient pu se poursuivre sans aucune forme d'intimidation envers les enquêteurs ou leur licenciement comme dans le cas de Pa Abibu M'Baye. Nous pensons que les éléments de preuve ci-dessus corroborent le témoignage d'Alagie Kanyi et lient inextricablement l'accusé à la mort de la victime", assène le juge Jaiteh.
Yankuba est condamné à la peine de mort. Un moratoire sur la peine capitale est en vigueur en Gambie depuis 2012, mais elle reste inscrite dans la loi. Depuis une décennie, elle est systématiquement commuée en peine de prison à vie.
C'était la première fois que les Gambiens pouvaient suivre un verdict en direct sur Internet et - comme ils l'ont fait pour les audiences publiques devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) depuis deux ans et demi - ils se sont rendus sur plusieurs réseaux sociaux pour le regarder.
"Le droit a suivi son cours pour Yankuba Touray. Et c'est un grand jour pour la justice. C'est un moment historique pour notre système judiciaire", déclare Sheriff Kijera, président du Centre pour les victimes de violations des droits de l'homme, une organisation qui soutient les victimes de Jammeh.
Edward Singhateh et son frère en ligne de mire
Le procès de Touray pour le meurtre de Ceesay a débuté en novembre 2019 et il est le résultat direct du travail de la TRRC. Il a été déclenché par le refus de Touray de témoigner devant la TRRC le 26 juin 2019, en invoquant son immunité constitutionnelle. Son comportement non coopératif avec la TRRC a alors suscité un tollé national. La Commission a ordonné son arrestation pour outrage. Et le ministre de la Justice de l'époque, Abubacarr Tambadou, a demandé qu'il soit mis en accusation pour meurtre. En janvier dernier, la Cour suprême a statué que Yankuba Touray ne bénéficiait d'aucune immunité de poursuites pour le meurtre de Ceesay. Une grande partie des preuves dans cette affaire a d’abord été révélée devant la TRRC.
L'ancien vice-président Edward Singhateh a lui-même comparu devant la TRRC en octobre 2019. Il a nié toute connaissance du meurtre, alors que son ordonnance et son chauffeur, Lamin Marong et Lamin Fatty, ont affirmé l'avoir déposé chez Touray la nuit du meurtre. Singhateh a assuré, au contraire, qu'il était chez lui. Il a déclaré que Marong et Fatty avaient été "mis à la porte" de chez lui, suggérant qu'ils ont un motif pour mentir contre lui. Mais Jangom, le commandant de la garde de la maison de Touray, a également déclaré qu'au retour de sa patrouille, il a vu Singhateh chez Touray, en train de fumer. Singhateh a rétorqué qu'il ne fumait pas, suggérant que Jangom était également un menteur.
La loi gambienne ne prévoit pas de participation au second degré en matière pénale, ce qui signifie que si une personne prend volontairement part à la commission d'une infraction, elle est considérée comme un acteur principal. Pour de nombreux commentateurs juridiques, si l’accusation est retenue contre Yankuba Touray, les frères Singhateh risquent d’avoir du mal à la réfuter s'ils sont inculpés à leur tour.
Dans l'attente des recommandations de la Commission vérité
Pour les défenseurs des droits en Gambie, ce verdict montre que le temps est venu de poursuivre d’autres crimes devant la justice pénale. "Ce verdict est un énorme soulagement pour les victimes qui savent que le chemin de la justice est peut-être long mais qu'il aboutira un jour. Il donne l'espoir qu'au bout du compte, tous les auteurs de crimes, en particulier ceux qui demeurent impénitents et sans remords comme Yankuba Touray lui-même ainsi qu'Edward Singhateh et Yahya Jammeh, devront faire face à la justice pour leurs crimes odieux", dit Madi Jobarteh, l'un des principaux défenseurs des droits de l'homme en Gambie, dans un entretien à Justice Info. "Bien que je ne sois pas favorable à la peine de mort, cette décision est significative dans la quête pour donner le dernier mot aux victimes et aux rescapés."
La Gambie est sur le point d'entrer dans l’après-Commission vérité. La TRRC devrait soumettre son rapport final au président Adama Barrow avant la fin du mois. Et le rapport devrait inclure des recommandations sur la poursuite judiciaire d'un certain nombre de personnes. Touray est le plus important membre de l'ancienne junte à être condamné pour un crime commis sous Jammeh. Mais de nombreux autres anciens responsables et auteurs de crimes ont comparu devant la TRRC et cela ne les protège pas des poursuites, même lorsqu'ils ont coopéré. Le verdict de Touray intervient dans un contexte de pré-campagne pour les élections présidentielles où de nombreuses questions épineuses se posent quant à la volonté politique du gouvernement actuel de garantir la justice pour les crimes commis sous l'ère Jammeh. Le débat a lieu sur ce qu'il convient de faire du processus de justice transitionnelle une fois que la TRRC aura terminé son travail. Le procès de Touray est un indicateur des controverses que pourrait susciter des poursuites pénales post-TRRC. Les attaques contre le juge dans cette affaire - qui a lui-même été victime sous Jammeh et a témoigné devant la TRRC en mai dernier - sont un signe parmi d’autres de la tension politique qui entoure ces procès. Pour le militant des droits des victimes Kijera, cependant, le verdict prononcé à l'encontre de Yankuba Touray "a renforcé l'engagement des victimes à poursuivre la justice pour les autres".