Ce n’était pas prévu. De février à mai, la cour finlandaise chargée de juger l’ancien commandant rebelle sierra léonais Gibril Massaquoi, poursuivi pour des crimes commis au Liberia entre 1999 et 2003, avait tenu des audiences pendant trois mois au Liberia et en Sierra Leone. 73 témoins y avaient été entendus sur des faits survenus dans deux parties du pays : la province du Lofa, dans l’extrême nord-est, et le quartier commerçant de Waterside, au centre de la capitale libérienne, Monrovia. De retour en Finlande, la cour a entendu, en juin, quelques autres témoins. Elle devait mettre l’affaire en délibéré pour un jugement attendu en octobre. Mais le bureau du procureur pense qu’il existe de nouveaux éléments autour des crimes allégués à Monrovia et à propos de l’alibi de l’accusé. Il force donc la cour à retourner au Liberia, voire en Sierra Leone, pour de nouvelles auditions de témoins.
Il n’existe aucun nouveau fait allégué. Mais l’une des intrigues majeures du procès est au cœur de ce rebondissement imprévu de l’affaire. Les témoins de l’accusation ont donné des dates variables pour l’attaque sur Waterside, la situant en 2001, 2002 ou 2003. Lors des audiences à Monrovia, plusieurs ont corrigé la date qu’ils avaient donnée lors de leurs interrogatoires par les enquêteurs, la faisant passer de 2003 à 2001 ou 2002. Le problème de l’année 2003 est que Massaquoi dispose à cette époque, a priori, d’un alibi imparable : il est alors un informateur clé du bureau du procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, une cour de l’Onu basée à Freetown, capitale de la Sierra Leone. « Probablement le plus important de tous », selon Alan White, l’ancien directeur des enquêtes de ce tribunal.
Un alibi bétonné par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone
L’enquête finlandaise a établi que Massaquoi est mis sous la protection des services du procureur en septembre 2002. Puis, à partir du 10 mars 2003, il est placé sous la responsabilité du service de protection des témoins du tribunal. Une déposition écrite de l’ancien chef de ce service, Saleem Vahidy, un policier pakistanais chevronné, figure dans le dossier d’enquête finlandais. Vahidy y décrit les conditions dans lesquelles Massaquoi est alors gardé dans des résidences protégées, jusqu’à son départ en exil en Finlande, en août 2008. L’ancien fonctionnaire de l’Onu y écrit qu’il « serait extrêmement improbable que Massaquoi puisse quitter la résidence sécurisée sans que la WVS [section chargée des témoins et des victimes] ne le sache ; quant à la possibilité de se rendre dans un autre pays, ce serait virtuellement impossible ».
Jusqu’à récemment, le procureur finlandais considérait cet alibi suffisamment solide pour soutenir que les crimes commis à Waterside l’avaient été avant 2003. Un obstacle de taille s’opposait pourtant à sa thèse : l’attaque décrite par les témoins, en plein centre de la capitale, ne pourrait avoir eu lieu qu’entre juin et août 2003. L’immense majorité des témoins ont en effet évoqué l’existence de combats avec un mouvement rebelle libérien, le LURD, et une ligne de front fixée sur le Vieux Pont enjambant le fleuve Mesurado, au cœur de la capitale. Or, un tel contexte armé ne semble pouvoir décrire que les tous derniers mois de la guerre, entre juin et août 2003, quand le LURD est entré dans la capitale et a provoqué la chute du régime du président libérien Charles Taylor.
La Cour n’a entendu qu’un seul expert sur l’histoire du conflit, Ilmari Käihkö, un ancien membre des forces armées finlandaises, devenu universitaire et professeur à la Swedish Defence University. Käihkö a enquêté, entre 2012 et 2015, sur les événements survenus à Waterside. D’après une transcription non officielle réalisée par l’ONG Civitas Maxima de sa déposition devant les juges, en juin dernier, il a confirmé que ces faits se sont déroulés durant « l’été 2003 », et plus précisément « en juillet ».
Massaquoi pouvait-il se soustraire à la protection de l’Onu ?
Le procureur semble vouloir désormais réconcilier les témoignages à charge et cette réalité chronologique. Il explique que certains témoins présentés par la défense, entendus à Freetown en mai, sont venus affaiblir l’alibi de l’accusé, faisant penser que l’accusé aurait pu échapper à la surveillance onusienne et se trouver en juin ou juillet 2003 à Monrovia. Du coup, certains témoins, que le procureur avait écartés car ils plaçaient précisément Massaquoi à Waterside cette année-là, pourraient trouver une nouvelle crédibilité. En d’autres termes, la nouvelle théorie de l’accusation serait de dire que, oui, les événements à Waterside ont bien eu lieu en 2003, et que Massaquoi y était car son alibi est poreux.
La bataille judiciaire reflète la radicale incompatibilité des deux versions de l’histoire. Les anciens membres du tribunal de l’Onu, notamment les agents chargés de la protection de Massaquoi, risquent d’être appelés par la défense pour affirmer qu’il était impossible qu’il ait pu s’échapper incognito de Freetown, pendant plusieurs jours, en juin-août 2003, pour se rendre au Liberia en guerre.
Une accusation « hautement improbable », selon Dufka
La défense a d’ailleurs déjà engrangé un témoignage lourd de danger pour l’accusation. Le 18 juin dernier, Corinne Dufka, chercheuse à Human Rights Watch (HRW) a été appelée comme témoin devant la cour finlandaise. Dufka a conduit des enquêtes en Sierra Leone entre 1999 et 2003, pour l’ONG américaine et pour le tribunal de l’Onu, au service duquel elle a travaillé entre octobre 2002 et octobre 2003. Elle a raconté avoir rencontré huit fois Massaquoi en Sierra Leone entre juin 2001 et septembre 2003. Les quatre premières fois ont eu lieu en juin-juillet 2001, alors que le conflit était encore en cours en Sierra Leone et que Massaquoi était porte-parole de la rébellion sierra léonaise du Front révolutionnaire uni (RUF). Elle l’a revu fin janvier 2002 à Freetown, alors que la guerre civile venait officiellement de prendre fin dans ce pays. Puis elle l’a revu le 18 juillet 2002 et une autre fois « en août », sans qu’elle puisse confirmer le jour exact, ne disposant plus de ses notes personnelles sur ce mois-là.
C’est d’ailleurs Dufka qui a présenté Massaquoi à Alan White, le chef des enquêteurs du tribunal de l’Onu. Une initiative qui allait sceller le destin de l’ancien rebelle. « Je n’avais absolument aucune illusion sur le fait que Massaquoi ait été coupable de terribles abus et qu’il ait représenté une organisation coupable de plusieurs terribles atrocités », a-t-elle précisé devant les juges finlandais. Mais ses recherches ne lui indiquaient pas que Massaquoi ait figuré parmi les plus grands responsables des crimes du RUF, dit-elle. Les procureurs avaient besoin de retourner certains « témoins de l’intérieur » (insiders) pour condamner les chefs. A ses yeux, Massaquoi était un candidat idéal pour jouer ce rôle. En août 2002, puis à nouveau en septembre, elle a donc rencontré Massaquoi en compagnie de White, à Freetown.
- « On nous a dit que Gibril Massaquoi se trouvait dans le programme [de protection des témoins] et que ses mouvements étaient assez limités. Pensez-vous qu’il était en mesure de se rendre à Monrovia au cours de l’été 2003 ? demande l’avocat de la défense, Kaarle Gummerus.
- Je trouve cela hautement improbable. Cet été-là, les rebelles libériens ont lancé une offensive sur la capitale Monrovia. A cette époque, Gibril Massaquoi coopérait avec le Tribunal spécial comme témoin insider et, selon mon entendement, fournissait des informations sur la structure de commandement et sur le président Taylor. L’acte d’accusation [du Tribunal pour la Sierra Leone contre Taylor] avait été rendu public en juin. Je trouve donc improbable que Massaquoi se soit rendu à Monrovia pour défendre la capitale, en combattant aux côtés de la personne qui venait d’être mise en accusation par le Tribunal spécial », répond Dufka.
Devant la cour, la chercheuse ajoute que d’autres commandants du RUF – tels que Sam Bockarie et Dennis Mingo alias Superman – avaient alors été assassinés par Taylor pour éviter, selon elle, qu’ils témoignent contre lui.
Que disaient les victimes du Lofa en 2001-2002 ?
La militante des droits humains s’est, par ailleurs, révélée être un autre atout pour la défense au sujet des crimes reprochés à l’accusé dans la province du Lofa. Car elle a également enquêté sur ces crimes, pour le compte de HRW, en 2001 et 2002. « J’ai parlé à 61 témoins sur les atrocités commises par le gouvernement [libérien] dans la province du Lofa. Ces atrocités comprenaient des massacres, des viols, des mutilations, la destruction de propriétés, le pillage, etc. », a témoigné Dufka, selon une transcription non officielle de l’audience par Civitas Maxima. Six de ces témoins, interrogés entre mars et juillet 2002, venaient plus précisément du village de Kamatahun, un lieu clé des charges pesant sur l’accusé dans le procès finlandais. Leurs témoignages semblent relater les mêmes faits que ceux reprochés à Massaquoi, souvent identifié par les témoins comme se faisant appeler « Ange Gabriel ». « [Les témoins] ont décrit un incident qu’ils situaient en septembre-décembre 2001, dans lequel les forces libériennes ont capturé des gens essayant de fuir les violences et les ont emmenés dans une zone près de Kamatahun. (…) Puis, sur l’ordre d’un commandant, ils ont été emmenés dans trois maisons – l’un des témoins a parlé de quatre maisons – où ils ont été brûlés vifs », explique la chercheuse à la cour.
- Au cours de ces entretiens, des noms étaient-ils mentionnés ? demande l’avocat de la défense.
- Oui. Parmi les six témoignages, cinq ont mentionné Zig Zag Marzah comme étant le commandant, connu aussi sous le nom de Joseph Marzah. Il s’agit d’un commandant tristement célèbre et son nom est revenu plusieurs fois. L’autre commandant cité était Stanley. Et les 61 témoins à qui j’ai parlé ont nommé plusieurs autres commandants subalternes, répond Dufka.
- Avez-vous pris en note les noms mentionnés ?
- Oui.
- Est-ce que Ange, ou Ange Gabriel, a été cité dans les entretiens que vous ou votre collègue avez menés ?
- Non, je n’en ai pas le souvenir.
- Quelqu’un a-t-il mentionné Gibril Massaquoi ?
- Non, pas du tout.
- Vous avez parlé de plusieurs organisations et fonctionnaires à qui vous avez parlé. Des noms de commandants ont-ils été cités ?
- Oui. Une partie du travail d’un enquêteur sur les droits humains est d’identifier les structures de commandement, plusieurs noms ont donc émergé. J’ai discuté de cela avec des organisations des communautés locales, ainsi que des membres de think tank, des diplomates, des organisations sur les droits des réfugiés, etc.
- Est-ce que l’Ange Gabriel ou Gibril Massaquoi sont apparus ?
- Non.
- Juste pour être sûr, vous êtes-vous personnellement rendue dans le Lofa ? contre-attaque le procureur.
- Non, je n’y suis pas allée », répond Dufka, qui avait, à l’époque, interrogé des victimes libériennes réfugiées à la frontière de la Sierra Leone avec le Lofa.
Des juges qui n’ont pas les rênes du procès
Le procès Massaquoi est régi par une procédure qui peut parfois laisser perplexe. Les juges, ainsi, n’ont pas connaissance du dossier d’enquête de plus de 3 000 pages constitué par les enquêteurs. Ils n’ont, par exemple, pas connaissance à ce jour du témoignage écrit de Vahidy. Ce sont les parties seules qui décident ce qu’elles veulent extraire de ce dossier pour le présenter aux juges, sous une forme souvent très succincte, à l’audience. Et c’est sur la seule base de ce qui est dit, assez sommairement, à la cour, que les magistrats vont juger.
Les juges n’ont pas non plus le droit de décider au préalable de la pertinence des témoins proposés par les parties, ou d’en restreindre le nombre. Il y aurait désormais jusqu’à 31 témoins dans la nouvelle session demandée par le procureur, dont certains ont déjà témoigné mais seraient réinterrogés. Cela devrait occuper entre 4 et 5 semaines d’audiences à Monrovia et, peut-être, Freetown. L’ensemble du personnel judiciaire doit être pleinement vacciné contre la Covid-19 avant de se rendre en Afrique de l’Ouest. Contactés par Justice Info, procureur et avocat de la défense évoquent un transport sur les lieux fin août. Du côté des juges, on semble penser plus raisonnable de le prévoir en septembre.
A son retour en Finlande, ensuite, la cour devra entendre au moins trois témoins – dont l’ancien directeur des enquêtes de l’Onu, l’Américain Alan White, qui a promis de longue date de venir témoigner en faveur de l’accusé. A l’issue des futures audiences à Monrovia, la défense pourrait aussi vouloir appeler de nouveaux témoins. Il devient ainsi de plus en plus probable qu’un jugement ne soit rendu que début 2022 dans ce dossier dont les nœuds se multiplient.