Le phénomène de l’esclavage en Mauritanie « persiste de manière mentale, idéologique, religieuse et coutumière dans toutes les ethnies qui composent le peuple mauritanien », explique à Justice Info Biram Dah Abeid. Député et deux fois candidat malheureux à la présidentielle mauritanienne, cet activiste et opposant est l’un des militants antiesclavagistes les plus connus dans son pays. Les Arabes et les Berbères « pratiquent encore un esclavage pur et dur », précise ce descendant d’esclave, qui préside l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA).
Selon l’Indice mondial de l’esclavage (Global Slavery Index) publié par la Walk Free Foundation, 90 000 personnes vivaient en état d’« esclavage moderne » en Mauritanie, en 2018, soit 2,4 % de la population, tandis que 62 % étaient « vulnérables » vis-à-vis de ce type d’esclavage. Pour les associations locales qui accusent le gouvernement de ne pas autoriser un recensement des esclaves, ces chiffres sont loin de refléter toute l’ampleur du phénomène.
« Enfants susceptibles d’être vendus »
La communauté des Haratines est la plus esclavagisée. Les Haratines sont « esclaves domestiques par ascendance, donc attachés à la famille des maîtres pour lesquels ils travaillent sans discontinuer et sans salaires, et ils subissent des châtiments corporels », explique Dah Abeid. Le plus dur est le sort des esclaves de sexe féminin. « Femmes, filles et fillettes sont violées dès l’âge de la tendre jeunesse par le maître, le fils du maître, le cousin ou le voisin du maître où un étranger de passage ; elles sont aussi des objets d’apprentissage sexuel pour les enfants des suzerains », égrène le président de l’IRA. « Les enfants de ces femmes esclaves, dont les pères biologiques sont rarement identifiés, sont susceptibles d’être loués, gagés, vendus, cédés ou donnés par le propriétaire de la mère à qui il veut. Selon la loi dite ‘religieuse’ qui codifie l’esclavage, le statut d’esclave se transmet par la ligne de la mère ».
Les Arabes et les Berbères, chez lesquels une famille peut posséder jusqu’à une cinquantaine d’esclaves, se considèrent « comme des Blancs, des nobles, tandis que le noir est synonyme d’esclave », rappelle-t-il. A cause de leur long passé, ces Haratines, noirs de teint, parlent le hassania (arabe mauritanien), la langue de leurs maîtres au teint blanc.
A côté des Haratines et de leurs maîtres, il y a ceux que l’on appelle les Négro-Mauritaniens ou Afro-Mauritaniens. Ils sont Wolofs, Soninkés ou Peuls et leurs langues maternelles sont des langues africaines plutôt que l’arabe. Chez eux, esclaves et maîtres sont tous noirs. Mais là aussi, les esclaves subissent « des sévices et des traitements inhumains et dégradants », affirme Dah Abeid.
Le casse-tête de l’état civil
Selon El Kory Sneiba, chargé de communication à l’ONG mauritanienne SOS Esclaves, même après avoir réussi à s’échapper des griffes de leurs maîtres, d’anciens esclaves restent confrontés à une kyrielle de difficultés liées à l’état-civil. « C’est un véritable casse-tête pour eux, ils restent comme des apatrides », s’indigne l’activiste joint par Justice Info à quelques jours de l’organisation, le 16 août, à Nouakchott, par son association, d’une journée de sensibilisation sur ce sujet. « C’est une question très urgente. Les conditionnalités d’accès à l’état-civil sont pratiquement irréalisables pour les esclaves. C’est un problème sérieux qui peut menacer la cohésion sociale, il y a un déséquilibre patent qui fait froid dans le dos : des centaines de milliers de gens sont dans l’incapacité de se faire enregistrer. Quelqu’un qui n’est pas enrôlé, il n’existe pas civilement, il ne peut accéder à aucun droit y compris celui de l’éducation », déclarera El Kory Sneiba au journal local Cridem, à la clôture de cette conférence.
« De la poudre aux yeux »
L’esclavage est officiellement aboli en Mauritanie depuis 1981 et une loi de septembre 2007 prévoit une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement pour les détenteurs d’esclaves. Cette même loi punit les fonctionnaires et juges ne portant pas assistance aux esclaves ainsi que la complicité d’esclavage et son apologie.
En août 2015, une nouvelle loi a été votée. Elle qualifie l’esclavage de crime contre l'humanité et durcit les peines : 10 à 20 ans. Le nouveau texte crée des juridictions spécialisées. Il permet, en théorie, un dédommagement des victimes et accorde aux ONG « reconnues » le droit de dénoncer les cas d'esclavage, d'assister les victimes devant les tribunaux et de se constituer partie civile.
« Ces avancées sur le plan législatif ne sont que de la poudre aux yeux », indique à Justice Info l’activiste El Kory Sneiba pour qui ces chambres spécialisées « ne font pas leur travail ou le font mal ». « Ces textes, c’est pour plaire à la communauté internationale. Il n’y a pas de réelle volonté politique d’abolir l’esclavage (..) La Mauritanie fait partie des derniers bastions de la déshumanisation de l’être humain », renchérit Fatimata Mbaye, présidente de l’Association mauritanienne des droits de l’homme (AMDH). Première femme avocate de son pays, Me Mbaye a défendu Dah Abeid lorsque son engagement antiesclavagiste l’a conduit en prison.
Une analyse partagée par leurs partenaires occidentaux, dont Jean-Marc Pelenc, président de la section IRA-France. « A l’heure où nous parlons, ces lois ne sont absolument pas appliquées parce qu’elles ont été votées sous la pression internationale. Elles ne sont là que pour assurer à la Mauritanie une certaine couverture diplomatique ».
« Une complicité de groupe et de corps social »
Au cours des quinze dernières années, plusieurs plaintes pour crimes d’esclavage ont été déposées. « Mais très souvent, les autorités mauritaniennes, au lieu de s’attaquer par la loi en vigueur à ceux qui ont commis les crimes, s’attaquent aux plaignants, aux victimes d’esclavage et aux antiesclavagistes, pour les arrêter, les torturer, les diaboliser et les condamner », déplore Dah Abeid.
« Dans les cas rares cas où l’État accepte de se saisir d’une affaire d’esclavage, c’est pour dénaturer les faits et absoudre les criminels. Il y a une complicité de groupe et de corps social très flagrante entre les juges, les officiers de police judiciaire et les criminels car ils sont issus des mêmes groupes aristocratiques qui dominent le pays », ajoute-t-il.
Dans un rapport conjoint de février 2021 destiné au Conseil des droits de l’homme de l’Onu, l’Association des femmes chefs de familles (AFCF), SOS Esclaves, Anti-slavery International (ASI), International service for Human rights (ISHR) et Minority Rights Group International (MRGI) écrivent : « Plusieurs affaires d’esclavage portées à l’attention des autorités ont été reclassées comme des affaires de conflit du travail ou d’exploitation de mineurs ou ont été résolues via des règlements à l’amiable. Cette technique de requalification des faits a eu pour conséquence de nier l’importance pénale de ces affaires et de décourager les recours en justice des victimes. Dans les rares cas où les plaintes pour esclavage aboutissent, les procédures et les délais sont rarement respectés. Les retards inexpliqués dans les procédures soulignent un manque de volonté d’exposer les maîtres à toute responsabilité pénale ».
Des victimes encouragées à retirer leurs plaintes
Dans son rapport 2021 sur le trafic d’êtres humains, le département d’État des États-Unis d’Amérique fait état d’informations selon lesquelles, au cours de l’année 2020, « certains policiers, procureurs et juges d’instruction auraient refusé d’enquêter et juger des affaires d’esclavage héréditaire ou refusé d’admettre que l’esclavage héréditaire continuait d’exister ». Toujours selon ce rapport, certains procureurs auraient encouragé les victimes à retirer leurs plaintes en échange d’une modeste compensation financière. L’une des trois chambres spécialisées, celle de Nouadhibou, a condamné trois trafiquants d’esclaves à 20 ans de prison et a acquitté un quatrième, faute de preuves. Sur les trois condamnés, seul un est en prison, les deux autres ayant été jugés par contumace. Des jugements « fantaisistes », selon Biram qui ajoute que dans d’autres procès, des peines ont été prononcées contre des personnes décédées.
Fin 2017, pour la première fois, l’Union africaine, à travers son Comité d’experts sur les droits et le bien-être des enfants (CAEDBE), avait jugé que le gouvernement mauritanien violait son obligation de protéger les enfants de l’esclavage. C’était suite à une plainte déposée par SOS Esclaves au nom de deux jeunes frères victimes d’esclavage, Sais Ould Salem et de Yarg Ould Salem. Cependant, « même si les autorités ont mis en œuvre certaines des recommandations émises par le Comité en ce qui concerne les deux frères, comme la prise en charge sociale, éducative et la remise des documents d’identité, la plupart des recommandations sont restées lettre morte sur la prise en charge et la libération plus généralement de tous les enfants en situation d’esclavage », constatent SOS Esclaves et ses organisations internationales partenaires.
Indignation du bout des lèvres
Le 29 janvier dernier devant le Conseil des droits de l’homme, le Commissaire aux droits de l’homme et à l’action humanitaire Mohamed El Hassen Boukhreiss, qui conduisait la délégation mauritanienne, a tenté de balayer les critiques. Selon le délégué, « la capacité des tribunaux spécialisés dans la lutte contre les pratiques d’esclavage avait été renforcée par une augmentation significative des allocations financières et du soutien en ressources humaines ». Selon lui, « l’activité judiciaire dans ce domaine s’était intensifiée et (que) les tribunaux avaient commencé à statuer sur les affaires pendantes et rendu des décisions judiciaires à tous les niveaux du contentieux, qui impliquaient des peines allant d’un an à vingt ans d’emprisonnement assorties de réparations pour les victimes. »
Lors des débats, certaines délégations se sont indignées, à mots couverts, de la persistance des pratiques d’esclavage. Ainsi, selon le rapport de ces échanges, le Royaume-Uni a recommandé à Nouakchott de « redoubler d’efforts pour mettre fin à toutes les formes d’esclavage et de discrimination, en particulier celles fondées sur la caste ou l’appartenance ethnique ». Dans la même veine, les États-Unis ont « exhorté la Mauritanie à intensifier les efforts pour enquêter sur les détenteurs d’esclaves, les poursuivre et les condamner à des peines d’emprisonnement appropriées ».
Un esclavage d’État
Mais les activistes exigent plus de fermeté envers Nouakchott. « L’esclavage est parfaitement organisé en Mauritanie. Il s’agit en fait d’un esclavage d’État, d’un racisme d’État. Tout le monde s’en émeut, le corps diplomatique est informé, quantité de livres ont été publiés sur le sujet mais il n’y a pas d’action, personne n’a le courage de taper du poing sur la table », s’indigne Pelenc.
Judith Abitan, directrice exécutive du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, renchérit. « Cette réalité peut être assimilée à un apartheid non-écrit qui se traduit par l’exclusion systématique sur le plan économique de la communauté noire et le maintien des pratiques esclavagistes ancestrales ». Basé au Canada, le Centre participe à la défense de militants antiesclavagistes mauritaniens.
Des pressions plus fortes s’imposent pour que « l’État mauritanien fasse une déclaration manifeste de sa volonté d’abolir vraiment l’esclavage », acquiesce Sneiba. « Ce n’est qu’à cette condition que les magistrats, les responsables de police et de gendarmerie pourront traiter les affaires d’esclavage conformément aux lois qui existent, sans les requalifier de travail de mineur ou de travail forcé », estime ce membre de SOS Esclaves. Pour lui, « il faut » non seulement « une application rigoureuse des lois » mais aussi « une politique de prise en charge des anciens esclaves ».