Les douze derniers mois ont été riches en événements pour le Tribunal spécial pour le Liban (TSL). En août 2020, les juges de cette cour hybride basée à La Haye ont prononcé leur verdict dans le seul procès qui a été porté devant eux. Ils ont jugé qu'une personne, Mohamed Ayyash, membre du Hezbollah, était coupable de l'attentat à la voiture piégée qui a tué l'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, tandis que les trois autres accusés ont été acquittés. En décembre, Ayyash a été condamné à la prison à vie pour chacun des cinq chefs d'accusation dont il avait été reconnu coupable.
Le jugement est lourd - deux mille six cent quarante et une pages - et riche en détails historiques et médico-légaux, analysant environ 300 témoins et 170 000 pages de preuves rassemblées sur une période de quinze ans depuis que la première enquête internationale sur le meurtre d'Hariri a été envoyée au Liban. Le jugement a contribué à établir un rapport historique sur la façon dont l'État libanais a été délibérément déstabilisé. Pourtant, ce jugement pourrait être annulé à tout moment.
Ayyash, comme tous les accusés dans cette affaire, n'a jamais comparu devant le tribunal, et si un procès en personne était organisé – au lieu des douze années d'audiences par contumace déjà tenues – le jugement serait remis sur la table.
Et puis ce fut le crash
En mars dernier, les Nations unies ont autorisé un délai supplémentaire de deux ans pour le tribunal. Les propres documents du TSL indiquaient qu'à ce stade, il coûtait "environ 2,8 millions d'euros par mois". Le rapport annuel du TSL était précédé du mot de la présidente Ivana Hrdličková, qui décrivait fièrement l'organisation comme une "institution intelligente, légère et adaptable" - après une certaine restructuration.
Puis, en juin, ce fut le crash. Alors que le tribunal s'apprêtait à ouvrir un deuxième procès, contre le même Ayyash et à nouveau par contumace, il a soudainement annoncé qu'il était "confronté à une crise financière sans précédent" et qu'il devrait fermer ses portes fin juillet 2021. Il n'avait même pas les ressources nécessaires pour achever la phase d'appel de son premier procès, encore moins pour en entamer un second. Il serait contraint de licencier du personnel et de se consacrer uniquement aux "activités de réduction des effectifs".
À Beyrouth, la disparition annoncée du tribunal n'a guère fait de vagues. Entre l'effondrement de l'économie nationale et les efforts pour obtenir une enquête internationale afin de déterminer qui doit être tenu responsable de la plus grande explosion au Liban - celle du port de Beyrouth en août 2020 - les difficultés financières d'une institution s’intéressant à une histoire ancienne semblaient un souci lointain. Comme le souligne Peter Haynes, qui a représenté des victimes dans le premier dossier du TSL, malgré "quelques bons moments" dans le jugement, lorsque les juges ont spécifiquement fait référence aux réparations, "en fin de compte, personne n'a payé, et personne n'a été indemnisé". Cela a pris tellement de temps que "certaines victimes sont décédées pendant la procédure", dit-il.
Avant décembre 2020, quelque 450 personnes travaillaient au tribunal. Le programme de sensibilisation du public a été supprimé ce mois-là. Plusieurs vagues de licenciement ont touché le personnel. D'autres sont partis en juillet dernier, notamment ceux travaillant à l'aide juridique. Il y a actuellement 132 employés et "une autre réduction significative" aura lieu avant la fin de l'année, précise Wajed Ramadan, porte-parole du tribunal.
Pas de soutien à des procès supplémentaires
Un important trou financier et la réticence des pays donateurs à offrir au TSL davantage que les moyens minimaux "pour éviter un arrêt rapide et désordonné des opérations du Tribunal", selon les documents déposés par le greffier, ont stoppé les aspirations du tribunal à mener d'autres procès. Le greffier a informé les juges que les bailleurs voulaient "un plan de retrait détaillé, précisant les coûts de personnel et autres, ainsi qu'un calendrier précis d'exécution". En fait, certains fonds ont été promis "à la condition explicite qu'ils soient utilisés uniquement pour les activités de retrait". Cela inclut la protection des témoins et le stockage des documents sensibles. Face à la situation, le personnel ayant déjà quitté l'institution apparaît flegmatique : "Il fallait bien que cela arrive un jour", déclare l'un d'entre eux, qui souhaite rester anonyme.
Pourtant, le dernier rebondissement est que des fonds ont été obtenus et qu'une audience d'appel de cinq jours se tiendra entre le 4 et le 8 octobre au sujet du premier dossier. Le procureur a fait appel du verdict de non-culpabilité pour trois des accusés. Ce sera la première fois que cette chambre se prononcera sur des questions de fond, plutôt que sur des points de procédure. Le greffier du TSL, David Tolbert, confie à Justice Info que, bien qu'ils aient "perdu beaucoup de personnel" et que le tribunal reste dans une "situation très difficile", il est maintenant dans une "meilleure situation" qu'en juin.
"Il est évident que l'appel était très important pour clore l'affaire", explique Tolbert. Les pays donateurs ont été convaincus de la nécessité de fournir des fonds à cet effet. Mais il n'y a pas eu "d'adhésion à la poursuite d’autres procédures", précise-t-il. La deuxième affaire prévue, qui portait sur trois autres attentats à la voiture piégée, connus sous le nom d'"affaires connexes" selon le statut de la Cour, et visant d'autres dirigeants libanais de premier plan, peut être considérée comme étant dans les limbes de façon permanente. Une fois que la procédure d'appel dans le procès Hariri sera terminée, le tribunal deviendra, selon une lettre adressée au personnel, "une entité dormante".
"Assez pour aller au bout"
Alors, le tribunal a-t-il maintenant assez pour terminer ce qu'il a commencé, et pour clore son existence de manière plus digne ? "Je peux dire qu’on a assez pour nous permettre de d’aller au bout", répond Tolbert. En août, dans leur lettre aux membres du personnel expliquant comment le tribunal allait continuer, les dirigeants du TSL ont informé qu'ils avaient obtenu sept millions d'euros. Wajed Ramadan apporte des précisions sur ces chiffres : "Selon le budget révisé de 2021, approuvé par le comité de gestion le 19 juillet 2021, le tribunal a besoin de 5,7 millions d'euros pour la période du 1er août au 31 décembre 2021. Le budget 2022, approuvé par le [Comité de gestion] le 23 août 2021, s'élève à 7 millions d'euros. Il comprend les activités de base telles que les appels ... ainsi que la transition vers une entité dormante."
On ne sait pas quels pays ont contribué. "Principalement des bailleurs traditionnels", déclare Tolbert, c'est-à-dire le comité de gestion du TSL - qui comprend des représentants du Liban, des Pays-Bas, du Royaume-Uni (président), du Canada (vice-président), de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, du Japon, des États-Unis et de l'Union européenne. Des contributeurs en nombre "suffisant", dit-il, mais "pas tous". Le Royaume-Uni est connu pour avoir adopté une ligne dure quant à l’ajout des fonds. Mais le comité de gestion a collectivement tenu sur l'exigence que le tribunal ne reçoive de fonds que sur une période très restreinte, menant explicitement à la conclusion de toutes ses activités aussi rapidement que possible.
Les donateurs ne sont plus disposés à accorder davantage. "Tout cela a pris trop de temps et la communauté internationale a perdu patience", explique Haynes. D'anciens membres du personnel racontent que "des décisions difficiles en matière de personnel auraient dû être prises bien plus tôt". "La direction a retardé la prise de décisions difficiles", déclare ainsi un membre qui préfère ne pas être nommé.
Mise en sommeil
La fermeture du tribunal est désormais au centre des préoccupations de Tolbert. Officiellement appelées "activités de réduction des effectifs", les plans comprennent "des mesures liées à la protection des témoins, à la protection des preuves et du matériel sensible, au stockage et à l'archivage des travaux du Tribunal, à la cession des actifs, à l'examen des accords contractuels du Tribunal afin de déterminer ceux qui doivent être résiliés ou renégociés, ainsi que des mesures liées à l'évacuation des locaux du Tribunal, d'abord au Liban puis à Leidschendam", la ville voisine de La Haye où siège le TSL.
Tolbert reconnaît que, même avec le soutien des bailleurs pour réaliser ce bouclage final, il s'agit toujours, "pour être honnête, d'une expérience en cours".