Pour un soldat comme le major Bernard Ntuyahaga, les réflexes de guerre ne sont sans doute jamais éteints. L’ancien militaire préfère rencontrer son visiteur en plein midi, à terrain découvert, au vu et au su de tout le monde, sur la grand-route de l’aéroport international de Kigali, la capitale rwandaise. Une grande casquette couvre son chef et une paire de grosses lunettes masque près de la moitié de son visage. Pesant ses presque 70 ans et ses 90 kilos, l’homme rondelet avance droit, le regard fixe. Son œil scrute ses devants, cherchant à prendre l’avantage. « Mais on se connaît déjà, à Mutobo ! », s’exclame-t-il alors que nous sommes encore à cinquante mètres.
Un sourire s’esquisse sur ses lèvres épaisses, dans une expression en demi-teinte, mélange d’intérêt et d’inquiétude. Que lui veut-on, après plus de deux ans de calme et d’incognito ? Lors de son séjour au camp de Mutobo – passage obligé, au nord du Rwanda, pour la démobilisation et la réintégration des ex-combattants – il a été sous le feu des médias, qu’il a pour la plupart éconduits. « On voulait juste savoir si tu es bien vivant et comment tu refais ta vie ! », lui explique-t-on. Pour cet entretien, Ntuyahaga a choisi la boutique d’un ancien camarade de promotion à l’armée. « Comme tu le vois, je suis bel et bien vivant, respirant l’air non pollué de mon pays au printemps perpétuel ! », répond-il, avant de plonger dans un profond silence.
Un temps dans le « couloir de la mort »
Après sa remise en liberté en juin 2018 en Belgique, Ntuyahaga a passé six mois dans un centre fermé pour demandeurs d’asile et candidats à l’expulsion. Après avoir été débouté de tous ses recours, y compris devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), son retour forcé vers le Rwanda est alors devenu inévitable. Pour sa fille Bernadette Ntuyahaga, cela signifiait la mort et les « traitements inhumains et dégradants », à telle enseigne que, disait-elle à la presse, « je préfère qu’il soit tué en Belgique plutôt que là-bas. […] De cette manière, nous pourrons au moins visiter sa tombe ».
Aujourd’hui, Ntuyahaga s’applique à justifier de telles appréhensions. Pour lui, une décision d'expulsion d'un demandeur d'asile vers le pays qu'il a fui n'est jamais un moment agréable à vivre, après un quart de siècle passé en exil. « Surtout avec, contre moi, de lourdes charges liées au génocide », explique-t-il, les yeux plissés fixés sur un point imaginaire.
Et il s’en souvient, des plus de huit heures de vol entre Bruxelles et Kigali. Vers la mort ! « J’ai élaboré dans ma tête trois scénarios que je pourrais affronter à mon arrivée au Rwanda », dit-il. Le premier et « le plus probable à mes yeux » : un enlèvement suivi d’exécution, à l’arrivée à l’aéroport de Kigali. Le deuxième : arrestation et détention à la prison de Kigali, en attente d’un éventuel procès. A cet effet, on avait même prévu un avocat à son atterrissage. Enfin le troisième, « auquel j’accordais peu de crédit » : l’accueil dans un processus de réintégration, dans le respect des accords entre la CEDH, la Belgique et le Rwanda, selon lequel il ne serait pas poursuivi, une fois arrivé au Rwanda, pour les mêmes crimes qui lui avaient valu une condamnation à 20 ans de prison en Belgique.
« C’est donc dans la peur et l’angoisse que j’ai vécu jusqu’après mon arrivée à Kigali. Et là, j’ai été agréablement surpris, jusqu’à aujourd’hui », dit-il, le visage plus clair, apparemment rassuré sur la direction que prend l’entretien. A son arrivée, se souvient-il, c’est en effet un général de la Commission rwandaise de démobilisation et de réintégration (CRDR) qui l’attendait, suivant le scénario que Ntuyahaga avait jugé le plus improbable. La CRDR venait organiser son séjour de quelques mois dans un centre de réintégration, avec d'autres anciens militaires, expulsés de la République démocratique du Congo.
Cours d’éducation civique et « désintoxication »
Une fois dans le camp de Mutobo, ils ont suivi des cours d’éducation civique, « conçus sur des réalités rwandaises et propres à nous désintoxiquer », raconte l’ex-major des Forces armées rwandaises. Au terme du séjour, ils ont été formés à des « activités génératrices de revenu », liées à l’agriculture-élevage, au petit commerce et aux services. Puis il a reçu une carte d’identité rwandaise, comme n’importe quel autre citoyen. Avec celle-ci, il a pu avoir accès à une mutuelle de santé qui lui a permis de se faire opérer de la cataracte, explique-t-il.
Ntuyahaga avait construit une maison vers 1993, en prévision d’une probable démobilisation. Après le génocide, cette maison, gérée dans le cadre des biens abandonnés, a été vendue à un officier de police et l’argent versé au Trésor public. Après son retour, la CRDR l’a aidé à lancer une procédure de recouvrement auprès du ministère de la Justice. Il a été décidé que le fruit de la vente devait lui être reversé par le ministère de la Justice, sur présentation d’une attestation de mariage et d’une procuration dûment signée par sa femme, copropriétaire de la maison, selon la législation rwandaise. Ntuyahaga attend toujours ce versement et s’interroge : avec son statut de réfugiée politique au Danemark, sa femme peut-elle prendre contact avec l’ambassade du pays qu’elle a fui, pour établir le document officiel exigé ?
Hier « ennemis », aujourd’hui « frères d’armes »
La boutique Chez Manu, à deux cents mètres en bas de la route vers l’aéroport de Kigali, offre un rendez-vous de détente et de convivialité pour Ntuyahaga et ses abonnés quotidiens. Ici, l’ambiance est à la joie. Et tant que les restrictions dues à la pandémie de Covid-19 le permettent, la bière coule. Tout le monde connaît tout le monde. Le moins âgé palpe la quarantaine. C’est un rendez-vous de vieux du village qui, vus dans le miroir du passé, sont aussi bien des Hutus que des Tutsis. Mieux encore, on y trouve des retraités de l’Armée patriotique rwandaise (APR) et d’autres des ex-Forces armées rwandaises (FAR) qui se sont fait la guerre de 1990 à 1994.
Ils ont choisi un jeu rassembleur, le jeu traditionnel rwandais appelé Igisoro qui oppose deux adversaires et se pratique en se taquinant pour décontenancer le moins vaillant. Ce jour-là, Ntuyahaga n’a pas encore joué, mais il défie certains joueurs et en vante un autre, un ancien de l’APR, qu’il invite à venir les rejoindre, par appel-vidéo sur son smartphone. Tout le monde parle en même temps pour chanter ses hauts faits. Une vraie cour de récréation, animée de façon improvisée par Ntuyahaga, qui en déconcerterait plus d’un parmi ceux qu’il a laissés derrière lui en Belgique, en train de pleurer le jour de son expulsion. « Ce que j’ai trouvé ici est merveilleux : la politique d’unité et réconciliation. Même les ennemis d’hier se considèrent aujourd’hui comme des frères d’armes », raconte l’ancien major, qui évoque aussi « des amis d’enfance, d’école et de rares anciens compagnons d’arme, pour mon réapprentissage au vivre-ensemble ».
L’homme des redditions
Ntuyahaga a un parcours hors du commun (voir encadré). Recherché après 1994 par le Rwanda et la Belgique, mis en accusation puis relaxé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), emprisonné quatre ans en Tanzanie, suspendu à une décision d’extradition, libéré avant de préférer se rendre à la Belgique, il a finalement été condamné pour son rôle dans l’assassinat de paras belges, au premier jour du génocide des Tutsis du Rwanda. Ses descriptions du danger et de l’étau qui se resserrent autour d’un fugitif rwandais, dans son exil au Congo puis en Zambie, sa fuite en Tanzanie et sa reddition au TPIR sous une couverture de « témoin protégé », ses années de prison en Tanzanie sous l’œil des services de renseignement rwandais, avant sa reddition et son transfèrement vers la Belgique, n’ont rien à envier à un thriller hollywoodien. Un parcours de vingt ans, entre sa première reddition aux autorités tanzaniennes, en 1998, et sa remise en liberté par la justice belge.
« Avec le recul, comment vois-tu ton parcours au Tribunal pénal international pour le Rwanda et en Belgique ? » le questionne-t-on. « Ce parcours judiciaire fut physiquement et mentalement pénible mais intellectuellement enrichissant », dit-il, laconique.
« Je suis le mal-aimé »
« Bien des choses m’avaient montré que je suis le mal-aimé », répond-il quand on l’interroge sur son procès en Belgique. Ntuyahaga aimerait sans doute s’arrêter là ; il n’aime pas parler de ce procès, si ce n’est pour dire qu’« il fallait un bouc émissaire pour ce qui s’est passé ». Il se souvient qu’un des avocats des parties civiles l’avait considéré, lui le petit major, dit-il, comme l’un des « quatre mousquetaires » du régime du président Habyarimana, aux côtés des beaucoup plus célèbres colonel Théoneste Bagosora, major François-Xavier Nzuwonemeye et capitaine Innocent Sagahutu, tous condamnés pour génocide par le TPIR.
« As-tu des regrets, concernant ce qui s’est passé ? », lui demande-t-on inévitablement. Il devient pensif, très évasif. « Dans la vie d’une personne, il y a des hauts et des bas, ainsi en est-il de ma vie », essaye-t-il, avant d’élaborer un peu sa pensée. « Quel Rwandais, hutu ou tutsi, n’a pas eu sa part de souffrance de la mauvaise gouvernance ? Qui, pour des causes et en des périodes différentes, n’a pas perdu un membre de sa famille ou n’a pas été réfugié, pour en ignorer l’errance et la souffrance ? Avec cette simple lecture du passé, il est temps de s’asseoir ensemble, d’extirper le mal importé pour recouvrer notre véritable unité. »
« Et toi, dans tout ça ? », poursuit-on. L’ancien major des ex-FAR reste « à l’écoute », dit-il, « des gens, des informations pour des opportunités éventuelles ». Il dit qu’il a des projets et devrait intégrer des structures existantes « comme des coopératives ». Mais il a maintenant hâte de retrouver la convivialité de ses amis autour d’une bière et d’une partie d’igisoro.
L’ODYSSÉE JUDICIAIRE DU MAJOR NTUYAHAGA
- 7 avril 1994. Lynchage de 10 casques bleus belges au camp Kigali. Bernard Ntuyahaga, après les avoir déposés à ce camp militaire, aurait fait courir le bruit qu'ils étaient responsables de l'attentat contre le président Habyarimana, la veille au soir.
- Juillet 1994. Sa famille traverse la frontière et s’installe à Bukavu, au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo).
- Octobre 1995. Suite à l’insécurité et à un mandat d’arrêt lancé contre lui par la Belgique, il quitte le Zaïre et s’installe avec sa famille à Lusaka, en Zambie.
- 6 juin 1998. Craignant d’être “kidnappé par le régime de Kigali”, Ntuyahaga “se rend” au Tribunal pénal international de l’Onu (TPIR), basé à Arusha, en Tanzanie. Le procureur du TPIR dresse un acte d’accusation contre lui pour génocide et crimes contre l’humanité. Ntuyahaga plaide non coupable.
- 29 mars 1999. Ntuyahaga a été relâché par le TPIR, dont le procureur a abandonné les poursuites contre lui, frustré de voir l’accusation de génocide non retenue par les juges. Ntuyahaga se rend à l’ambassade de Belgique en Tanzanie, où il ne réussit pas à négocier sa reddition. En fin de journée, il est arrêté par la police tanzanienne pour « entrée illégale ». Ntuyahaga est incarcéré à Dar-es-Salaam, où une double procédure d’extradition pèse contre lui, déposées par le Rwanda et la Belgique.
- Mars 2004. Ntuyahaga, libéré, s’envole pour la Belgique - parce que, « des maux, il faut choisir le moindre », raconte-t-il aujourd’hui - accompagné d’un diplomate belge.
- 19 Avril 2007. Début du procès devant la Cour d’assises de Bruxelles.
- 4 juillet 2007. Ntuyahaga est reconnu coupable du meurtre des 10 casques bleus belges et d’un nombre indéterminé de civils. Il écope de 20 ans de réclusion criminelle.
- Mai 2018. Remise en liberté.
- 21 décembre 2018. Expulsion vers le Rwanda.