Rwanda : Bagosora, acteur majeur d’un génocide sans « cerveau »

La mort, le 25 septembre, de celui qui a été présenté comme le principal responsable du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, a suscité une faible attention médiatique. Le sociologue et spécialiste du Rwanda André Guichaoua revient sur le trajet du colonel Théoneste Bagosora et sur ces trois jours fatidiques d’avril 1994 où il est entré dans l’histoire comme l’homme-orchestre du plus grand crime de la fin du XXe siècle.

Théoneste Bagosora arrive au tribunal
Théoneste Bagosora, un acteur majeur du génocide qui a incarné la dérive ethniste et criminelle d’un régime aux abois. © Tony Karumba / AFP
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En octobre 1990, lorsque l’Armée patriotique rwandaise (APR), issue d’unités de l’armée ougandaise composées de réfugiés tutsi ayant fui le Rwanda à la fin des années 50 et au début des années 60, lance sa première attaque sur le Rwanda, le régime militaire installé au pouvoir à Kigali depuis 1973 est usé, confronté à une grave crise économique et à de fortes revendications démocratiques. Le pouvoir personnel du général-major Juvénal Habyarimana à la tête de ce Parti-État est vivement dénoncé. L’armée rwandaise est affaiblie et divisée. Les officiers originaires des préfectures du sud sont marginalisés ; les jeunes officiers diplômés à l’étranger dénoncent les logiques clientélistes, ethniques et régionales qui gouvernent l’institution militaire et la divisent ; les grands officiers du nord contestent le monopole du pouvoir et le contrôle des ressources nationales que Habyarimana et ses proches exercent. Plusieurs parmi eux ont d’ailleurs rejoint la rébellion de l’APR.

Confrontés à la guerre en position de faiblesse, menacés par l’instauration du multipartisme, les officiers nordistes issus du terroir présidentiel – dont le colonel Théoneste Bagosora est un porte-parole majeur – tentent de remobiliser les forces armées en exploitant les mêmes slogans ethnistes que ceux des années 1960.

Un officier à la retraite mais en embuscade

Après l’installation d’un gouvernement pluripartite en avril 1992, le nouveau ministre de la Défense, James Gasana, desserre les liens de cette armée ligotée par les réseaux présidentiels, s’attache à reconstruire une armée “nationale” et à remotiver les hommes. Soutenu par un gouvernement réformateur, il restructure profondément le commandement militaire, réorganise les services de renseignements, redéploie les moyens et équipements entre les unités.

Avec la démocratisation, Habyarimana ne peut plus cumuler la présidence de la République et la fonction de chef des armées. En mai, il fait savoir qu’il souhaite nommer Bagosora à sa tête. Le ministre de la Défense et le Premier ministre s’y opposent. Au terme d’un long bras de fer, le ministre met Bagosora à la retraite ainsi que les autres candidats du président. Avec la nomination de deux nouveaux chefs d’état-major de l’armée et de la gendarmerie, pratiquement toutes les personnalités en vue ou proches collaborateurs du président ont été éliminées.

Nommé directeur de cabinet du ministre de la Défense sous les ordres directs du ministre, Bagosora occupe néanmoins un poste stratégique d’observation et de veille. Il ne lui faut pas attendre longtemps pour voir ses attributions élargies : en juillet 1993, le ministre de la Défense, confronté à de graves menaces de la part des noyaux extrémistes de la mouvance présidentielle, est contraint de fuir le pays, tout comme le Premier ministre quelques semaines plus tard. Il est remplacé par Augustin Bizimana, un civil acquis à la cause des extrémistes et ignorant des choses militaires. La restauration est menée tambour battant et, désormais sans uniforme, Bagosora devient un point d’appui privilégié pour les “durs” du régime au sein du ministère de la Défense, sans pour autant pouvoir bouleverser le nouvel équilibre des forces qui prévaut en leur sein.

L’échec de la prise du pouvoir

Le soir du 6 avril 1994, après l’attentat contre l’avion présidentiel qui coûte la vie à Habyarimana, les membres et proches de la famille du président défunt se concertent et, à leur demande, Bagosora se retrouve dans le rôle de l’homme-orchestre, en charge notamment de la logistique sécuritaire et de la mobilisation des unités fidélisées. Il s’agit non seulement d’éliminer les adversaires, mais aussi de mettre sous la protection de la Garde présidentielle puis de l’Ambassade de France, les dignitaires du régime, les ministres et leurs familles.

Laisser s’installer Théoneste Bagosora à la tête d’un Comité militaire apparaît, dans un premier temps, au noyau désormais restreint des radicaux du régime comme la solution la plus efficace et sûre. Pourtant, Bagosora ne parvient pas à s’imposer.

Le chef d’état-major étant également décédé dans l’attentat, divers officiers venant aux nouvelles au ministère de la Défense organisent une réunion improvisée. Deux positions s’opposent. La première, très largement majoritaire, voit dans le “comité” une structure provisoire chargée de sécuriser les institutions le temps que des autorités intérimaires, sous l’autorité d’Agathe Uwilingiyimana, la Première ministre, mettent rapidement en place les institutions de transition. La seconde, soutenue par Bagosora et quelques autres officiers puis entérinée par les dirigeants du parti présidentiel MRND, consiste à transmettre le pouvoir à ce “comité de crise”, qui se substituerait au gouvernement pluripartite en place et négocierait une succession conforme aux intérêts des politiciens et hiérarques militaires du Nord.

L’avènement des extrémistes

Bagosora se voit contraint de renoncer à installer un Comité militaire de crise sous ses ordres. Mais autour de Bagosora, les officiers minoritaires organisent alors en sous-main les règlements de comptes et vengeances dont ils rêvaient depuis des mois. Ainsi, au cours de la journée du jeudi 7 avril, alors que le Haut-commandement militaire ordonnait aux bataillons de reconnaissance et à la police militaire de se déployer pour faire cesser les massacres de la population qui ont déjà commencé, des unités de ces mêmes bataillons s’associent aux tueries organisées par la Garde présidentielle, avec l’aval de son commandant, le major Protais Mpiranya.

Bagosora continue à donner des ordres toute cette journée-là afin de créer les conditions d’un chaos où les éléments radicaux extrémistes pourraient s’engouffrer. Par exemple, il ne signe qu’en début d’après-midi le communiqué du Comité de crise, alors que les assassinats des membres du gouvernement et de personnalités de l’opposition intérieure se sont généralisés. Parallèlement, il organise avec les dirigeants du MRND la mise en place d’un gouvernement intérimaire composé exclusivement de représentants des tendances pro-hutu des partis d’opposition.

Alors même que la majorité des membres du Comité de crise ne sont pas en mesure de se déplacer pour apprécier eux-mêmes la situation en ville et qu’aucune information ou explication n’est jamais fournie par les “décideurs” réels des événements qui se succèdent et bouleversent le cadre politique, ils sont invités le 7 au soir pour installer le nouveau président et, en fin d’après-midi le 8 avril, pour “réceptionner” les nouvelles autorités civiles intérimaires. La mission du Comité de crise est désormais achevée mais l’unité du commandement militaire est définitivement rompue. On assiste à une mobilisation désordonnée des ressources disponibles, dont la finalité vise plus le renforcement de telle ou telle fraction régionale au sein d’une alliance hétéroclite que la victoire politique et/ou militaire sur le camp adverse. Le 21 mai, Bagosora est enfin réintégré dans les corps de l’armée.

Un génocide sans cerveau

En 2012, au terme d’une longue procédure entamée avec l’arrestation de Bagosora au Cameroun en 1996, la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda, instauré par l’Onu au lendemain du génocide, rend son arrêt. Se concentrant sur ces trois jours décisifs d’avril 1994, les juges confirment la responsabilité de Bagosora pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, pour ne pas avoir prévenu les crimes ni les avoir punis. La chambre ne retient pas qu’il y a eu une entente criminelle, vexant le procureur sur sa thèse de la planification du génocide. Activiste majeur du génocide, Bagosora a incarné la dérive ethniste d’un régime aux abois et son instrumentalisation des massacres, mais il n’en est pas le “cerveau”.

Cette formule est en effet inadéquate. En premier lieu parce que, en dehors de sa position hiérarchique, de son grade, de son origine shiru (comme Habyarimana), qui le propulsent au devant de la scène, son implication n’est pas fondamentalement différente de celle de nombre d’autres officiers influents qui mènent là où ils sont en responsabilité et avec les ressources qu’ils maîtrisent ce qu’ils savent être leur dernier combat. En second lieu parce que ces officiers que le président Habyarimana appréciait et consultait pour leurs compétences stratégiques ne sont plus alors en capacité de le faire. Face aux exigences immédiates de survie, ils réagissent et mènent la guerre comme des “buffles blessés”, selon l’expression en kinyarwanda. Enfin, ils savent que cette politique génocidaire engage leur responsabilité et, une fois n’est pas coutume, ils la sous-traitent autant que possible à des personnalités du sud ou à des ambitieux et des arrivistes.

André Guichaoua

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ANDRÉ GUICHAOUA

André Guichaoua est professeur de sociologie à l’Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne. Témoin-expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda, il a déposé dans de nombreux procès devant cette juridiction de l’Onu ainsi que devant des tribunaux nationaux. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont « Rwanda. De la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994) » (La Découverte, 2010).

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