OPINION

Pourquoi juger un centenaire nazi ?

La justice allemande s’empresse actuellement de juger les derniers nazis encore en vie. Quel sens cela a-t-il de juger si tardivement et de condamner des vieillards à des peines de prison qu'ils ne purgeront pas ? Le professeur Rainer Schulze rappelle l’histoire chaotique de la poursuite judiciaire des nazis en Allemagne. Et explique la valeur spécifique de ces ultimes procès.

Joseph Schütz lors de son procès en Allemagne
L'accusé Josef Schütz cache son visage à l'ouverture de son procès à Brandenburg an der Havel, dans le nord-est de l'Allemagne, le 7 octobre 2021. Cet ancien gardien de camp de concentration, âgé de 100 ans, est la personne la plus âgée à être jugée pour les crimes de l'époque nazie. © Tobias Schwarz / AFP
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Un homme de 100 ans est jugé en Allemagne ce mois-ci. Cet homme, Josef Schütz, est accusé d’avoir participé « sciemment et volontairement » au meurtre de 3 518 personnes en tant que garde SS du camp de concentration de Sachsenhausen.

Il n’est le seul accusé extrêmement âgé à être jugé pour des crimes commis pendant la période nazie. Le procès d’Irmgard Furchner, 96 ans, ancienne secrétaire du camp de concentration de Stutthof, devait commencer le mois dernier, mais a été brièvement retardé après que Furchner se soit enfuie de sa maison de retraite.

Parmi les autres cas récents, citons John Demjanjuk, 89 ans, en 2009 ; Oscar Gröning, surnommé le « comptable d’Auschwitz », 93 ans, en 2015 ; Johann Rehbogen, 93 ans, en 2018 (son procès a été abandonné parce qu’il a été jugé « définitivement inapte à être jugé » du fait de son état de santé très dégradé) ; et Bruno Dey, 93 ans, en 2019. Certains, comme Furchner, sont jugés par des tribunaux pour mineurs en raison de leur jeune âge au moment des crimes présumés.

L’histoire de la poursuite judiciaire des crimes nazis est longue et complexe. Bien que les crimes aient été commis il y a plusieurs dizaines d’années, il est toujours important de porter ces affaires devant les tribunaux aujourd’hui.

Années 1940 : des procédures contrôlées par les Alliés

Dans leur Déclaration de St. James’s Palace du 13 janvier 1942, les gouvernements alliés ont annoncé que l’un de leurs principaux objectifs de guerre était de punir « par la voie d’une justice organisée » tous les individus s’étant rendus coupables de crimes de guerre.

La création de la Commission des crimes de guerre des Nations unies et la déclaration de Moscou sur les atrocités allemandes, toutes deux en 1943, ont confirmé ces intentions. Toutefois, elles ne couvrent que les crimes commis contre les ressortissants des États signataires et ni l’une ni l’autre ne fait référence à l’extermination systématique des Juifs.

Après la défaite du régime nazi, outre la création du Tribunal militaire international à Nuremberg, les alliés ont organisé un certain nombre de procès pour des crimes commis contre des prisonniers incarcérés dans des camps de concentration spécifiques sur le sol allemand, notamment Bergen-Belsen, Dachau, Ravensbrück et Sachsenhausen. Les personnes jugées étaient des commandants de camps SS, des médecins, des gardes et d’autres membres du personnel. Là encore, l’accent a été mis sur les atrocités commises contre des ressortissants des pays alliés.

Des accusés de l'ancien régime nazi lors du procès de Nuremberg en Allemagne, encadrés par la police militaire.
1946, lors du procès de Nuremberg. De gauche à droite, premier rang, dans le box des accusés : Hermann Goering, Rudolf Hess, Joachim Von Ribbentrop, Wilhelm Keitel, Ernst Kaltenbrunner. © Stringer / AFP

En décembre 1945, le Conseil de contrôle allié a donné aux tribunaux allemands l’autorité légale de poursuivre les crimes nazis commis contre des citoyens allemands, mais ils devaient suivre les dispositions alliées. Ce n’est qu’après la création des deux États allemands en 1949 que les tribunaux allemands ont été libérés de la supervision des alliés.

Délaissant la catégorie juridique des crimes contre l’humanité, établie par les procès de Nuremberg, ils pouvaient désormais appliquer le droit pénal allemand ordinaire, qui était mal équipé pour juger les assassinats de masse organisés par l’État.

Années 1950 : des efforts en demi-teinte

En Allemagne de l’Ouest en particulier, les années 1950 sont caractérisées par un net recul des enquêtes et des procès pour crimes de guerre nazis. Au lieu de cela, on assiste à des campagnes d’amnistie et de réduction des peines antérieures, souvent menées par d’anciens nazis de haut rang et soutenues tacitement par des politiciens conservateurs.

Les poursuites judiciaires ne faisaient l’objet d’aucun effort sérieux ou systématique et, dans les deux États allemands, l’accent a été mis sur l’intégration et la réhabilitation plutôt que sur une enquête rigoureuse sur les crimes et atrocités commis par les nazis, dans le but de stabiliser leurs sociétés déchirées par la guerre. Un silence généralisé entoure l’implication des Allemands « ordinaires ».

La situation commence à évoluer en Allemagne de l’Ouest à la suite de plusieurs scandales révélant que d’anciens nazis occupaient des postes importants en RFA. Au fil des années 1950, plusieurs nouveaux procès ont mis en lumière les horreurs et l’ampleur des atrocités nazies. En octobre 1958, l’Office central d’enquête sur les crimes violents du national-socialisme a été mis en place par le ministère de la Justice, ce qui a entraîné une augmentation rapide du nombre d’enquêtes.

Les années 1960 et au-delà : des enquêtes de plus en plus poussées

Suite au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, télévisé et diffusé dans le monde entier, et au procès d’Auschwitz à Francfort (1963-1965), l’Holocauste resurgit dans le débat public. La jeune génération rebelle d’Allemagne de l’Ouest commence à s’interroger sur la manière dont son pays a géré le passé.

Toutefois, en vertu de la législation allemande, l’assassinat est soumis à un délai de prescription de 20 ans, ce qui signifie que les poursuites ne peuvent être engagées contre les coupables si 20 ans ou plus se sont écoulés depuis leur crime. Ce délai a été porté à 30 ans en 1969, puis aboli en 1979. Toutefois, l’exemption ne s’appliquait alors qu’à l’assassinat, et non à d’autres crimes. Les tribunaux exigent donc des procureurs qu’ils présentent des preuves de l’implication directe des suspects dans un assassinat spécifique.

Cela signifie que de nombreux gardes SS « ordinaires », hommes ou femmes, dont les noms et adresses étaient connus, n’ont pas pu être inculpés car il n’y avait pas de preuves suffisantes de leur implication directe.

Mais lors du procès de John Demjanjuk, ancien gardien de Sobibór, en 2011, les procureurs ont fait valoir que le fait de travailler comme gardien dans un camp dont le seul but était l’extermination de ses prisonniers était suffisant pour être condamné pour complicité d’assassinat.

John Demjanjuk arrive à son procès en fauteuil roulant, à Munich, le 12 mai 2011. Alors âgé de 91 ans, il était jugé pour avoir contribué à l’assassinat de près de 30 000 Juifs au camp d’extermination de Sobibor. © Christof Stache / AFP

À la surprise générale, la Cour a accepté cet argument, créant un important précédent juridique. Désormais, toute personne ayant joué un rôle dans le fonctionnement de la machine de mort peut être jugée. Ce principe, qui a ensuite été étendu aux camps de concentration, est beaucoup plus adapté à la manière dont les crimes ont été commis dans les camps de la mort nazis, où il est souvent impossible d’attribuer à une personne spécifique la participation directe aux meurtres. S’il avait été appliqué plus tôt, il aurait été possible de déclencher des poursuites contre beaucoup plus de gardiens de camps de concentration.

Les procureurs se sont ensuite précipités pour essayer de traduire en justice autant de personnes impliquées dans les camps que possible. Cependant, malgré les gros titres que chaque affaire a suscités, peu de personnes ont été jugées depuis Demjanjuk. Ce n’est pas surprenant, étant donné que les crimes ont été commis il y a près de 80 ans et que très peu de personnes impliquées de près ou de loin sont encore en vie.

Des procès qui servent la justice

Les avocats des victimes et de leurs descendants soutiennent que justice doit être rendue, même si elle est tardive. Mais on peut se demander dans quelle mesure justice est rendue lorsque des nonagénaires sont condamnés à des peines de prison qu’ils ne purgeront pas pour cause de mauvaise santé.

Cependant, ces procès offrent un autre type de justice, au-delà de l’attribution des responsabilités. Comme l’espéraient les alliés avec Nuremberg, ces procès peuvent éduquer le public sur la nature et la portée du régime nazi. C’est particulièrement important à une époque où l’antisémitisme est en hausse et où le nombre de survivants de l’Holocauste est de plus en plus réduit.

Pour beaucoup, les atrocités commises par les nazis semblent lointaines et sans rapport avec leur réalité quotidienne. Les procès rappellent à tous qu’elles ont bel et bien eu lieu, qu’elles se sont produites de mémoire d’homme, et pas seulement à Auschwitz mais dans une multitude de lieux à travers l’Europe.

Bruno Dey, un ancien gardien de camp de concentration, a déclaré lors de son procès en 2020 :

« Je veux oublier et ne pas revenir encore dessus. »

Ce sentiment est sans doute partagé par de nombreux Allemands. Des enquêtes récentes indiquent qu’environ un Allemand sur cinq pense que l’Holocauste fait l’objet de trop d’attention, et environ 75 % des partisans du parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne pensent que les Allemands devraient cesser d’« être obsédés par les crimes nazis ».

Ces procès tardifs obligent tout le monde, non seulement les auteurs des crimes, mais aussi les passants et les jeunes générations, à « revenir encore dessus », c’est-à-dire à écouter ce que les victimes et leurs descendants ont vécu, même si leurs souvenirs sont incomplets. Bien qu’inconfortable, cette démarche est vitale pour la culture politique démocratique de l’Allemagne.

La plus grande justice que ces procès peuvent rendre à toutes les victimes de la persécution nazie est de nous troubler, de nous déranger et d’empêcher que ces crimes soient niés, banalisés ou réduits à l’insignifiance.The Conversation

Rainer SchulzeRAINER SCHULZE

Rainer Schulze est professeur d'histoire européenne moderne à l'université d'Essex (Royaume-Uni) et membre (directeur 2011-2013) du Centre des droits de l'homme. Il s'est spécialisé dans l'histoire allemande du XXe siècle, l'histoire de Bergen-Belsen et l'histoire des génocides et des migrations forcées dans l'Europe du XXe siècle. Ses projets actuels portent sur "l'Holocauste et la mémoire" et sur les Roms dans l’Europe du 20e siècle.


Cet article, légèrement modifié par Justice Info avec l'accord de l'auteur, est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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