Le 21 septembre, le gouvernement soudanais a annoncé qu'il avait évité une nouvelle tentative de coup d'État par des officiers de l'armée et des partisans de l'ancien président déchu Omar el-Bechir. L'armée l'a rapidement réprimée, arrêtant des dizaines de suspects.
L'histoire du Soudan est émaillée de nombreux coups d'État, dont celui de 1989 qui a porté el-Bechir au pouvoir. Même après son éviction 30 ans plus tard, le nouveau gouvernement de transition a déjà dû faire face à plusieurs coups d'État, dont une tentative d'attentat contre le Premier ministre Abdallah Hamdok, début 2020. Mais le dernier en date semble avoir ébranlé le gouvernement de transition jusque dans ses fondations. Alors qu’ils spéculaient sur les auteurs de l'attentat, les dirigeants ont échangé reproches et récriminations pendant des semaines. Enfin, ces derniers jours, le général Abdel Fattah al-Burhan, qui dirige le Conseil souverain, et ses alliés ont appelé à une dissolution du gouvernement de transition.
Obstacles à l’exercice de la justice
La transition du Soudan accuse un retard considérable. Plus de deux ans après que les dirigeants ont signé le document constitutionnel d'août 2019 qui a formé le gouvernement de transition, ils n'ont pas mis en œuvre ses éléments de base : ils n'ont pas formé de conseil législatif de transition ou de commissions constitutionnelles pour travailler dans des domaines essentiels comme la justice de transition, l'élaboration de la constitution, les élections, la réforme du droit et l’égalité entre les sexes. En l'absence de conseil législatif, les deux plus hauts organes exécutifs - le Conseil souverain et le Conseil des ministres, dirigé par le Premier ministre - font office de Parlement et de Président tout à la fois.
Cette situation ne peut durer face à la montée de la colère populaire. Les conditions économiques désastreuses, qui ont déclenché la révolution de 2019, perdurent alors que le gouvernement multiplie les ajustements structurels, et supprime les subventions les plus nécessaires. L'inflation oscille toujours autour de 400 %, l'électricité est sporadique dans de nombreuses régions, les routes et les systèmes d'égouts sont en mauvais état, et les dividendes de l'aide internationale – parmi lesquels des centaines de millions de dollars d’appui américain - semblent désormais hors de portée pour le Soudan.
La situation en matière de sécurité, notamment en dehors de Khartoum, semble hors de contrôle, et les militaires continuent de rejeter les réformes du secteur de la sécurité. Le plus décourageant de tout est que le gouvernement n'a pas rendu justice comme promis pour la répression brutale des manifestants, le 3 juin 2019, au cours de laquelle les forces de sécurité ont tué des dizaines, voire des centaines de personnes, et en ont violé et agressé davantage. L'une des premières actions du gouvernement de transition a été de mettre en place un comité indépendant pour enquêter. Mais deux ans plus tard, le comité n'a toujours pas publié ses conclusions. Étant donné que l'on s'attend à ce que le rapport mette en cause des dirigeants du Conseil souverain, cela pourrait ne pas être le cas de sitôt.
Mandats de la CPI en suspens
Compte tenu de ces menaces qui pèsent sur la stabilité du pays et des obstacles inhérents à la justice nationale dans le contexte actuel, le gouvernement de transition doit donner suite à ses promesses de coopération avec la Cour pénale internationale (CPI). La CPI a lancé des mandats d'arrêt contre quatre personnes, dont trois sont détenues par le Soudan : l'ancien président Omar el-Bechir, l'ancien ministre de la Défense Abdel Raheem Hussein et l'ancien ministre des Affaires humanitaires Ahmed Haroun, pour des atrocités commises au Darfour.
Alors que l'ancien gouvernement refusait toute coopération, depuis début 2020, les dirigeants militaires et civils ont promis de coopérer avec le tribunal de La Haye. Dans une certaine mesure, ils l'ont fait, en accueillant plusieurs visites et en signant un protocole d'accord en relation avec l'affaire Ali Kosheib, qui s'est rendu lui-même à la Cour en juin 2020, et en faveur d’une coopération plus large. Un an plus tard, après une visite de l'ancienne procureure Fatou Bensouda au cours de laquelle elle a demandé le transfert d'Haroun, le Conseil des ministres a annoncé sa décision de remettre les trois suspects.
Quelles sont les options pour le Soudan ?
Dans le cadre du Statut de Rome de la CPI, un État se doit de soit transférer ses suspects à la Cour soit les poursuivre au niveau national. A ce jour, le Conseil souverain du Soudan n'a toujours pas fait part de ses intentions, et le temps presse.
Il paraît difficile de voir s’engager des poursuites au niveau national pour les crimes dont ils sont accusés par la CPI : au Soudan, les trois hommes sont en prison depuis plus de deux ans pour des accusations liées au coup d'État de l'ancien gouvernement, en 1989, et à la corruption, et non à des crimes commis au Darfour. Le système judiciaire soudanais n'a pas l'expérience ni la capacité de poursuivre les crimes de masse ; son code pénal ne les incluait pas à l'époque où les crimes ont été commis au Darfour.
Selon des sources proches de l'armée, al-Burhan et son adjoint, Mohamed Hamdan Dagalo, "Hemedti", qui dirige le redoutable groupe paramilitaire qui a dirigé le massacre du 3 juin, craignent les conséquences de la remise des suspects demandés par la CPI - pour eux-mêmes, pour leurs collègues et pour la réputation de l'armée. Cependant, lors de leurs visites au Soudan, les procureurs de la CPI ont assuré qu'ils se concentraient sur les affaires en cours et qu'ils n'étaient pas en mesure d'enquêter sur de nouveaux suspects.
Toute autre poursuite contre la multitude de suspects potentiels pour des crimes commis au Darfour devrait être menée par des procureurs soudanais, ou peut-être devant un tribunal spécial tel qu'envisagé dans l'accord de paix de Juba. Certains avocats préconisent la création d'un tribunal mixte, mais le Soudan n'a pas étudié sérieusement cette idée. La CPI, de son côté, a annoncé qu'elle ouvrirait un bureau au Soudan afin de faire avancer ses enquêtes en cours, et qu'elle pourrait éventuellement aider les Soudanais à mener leurs propres procès. Mais ces procès ne peuvent remplacer les poursuites menées devant la CPI.
Les hauts responsables soudanais pourraient avoir des raisons de craindre les poursuites nationales (le Soudan applique la peine de mort, après tout), mais rien ne permet de penser que le fait de remettre les trois suspects à la CPI les exposerait davantage qu'ils ne le sont déjà à de futures poursuites nationales.
Des partenaires internationaux frustrés
Maintenant plus que jamais, le gouvernement de transition doit montrer son engagement envers les objectifs de la transition. La communauté internationale, qui a réaffirmé son soutien à de nombreuses reprises au cours des deux dernières années, est frustrée. L'envoyé spécial des États-Unis pour la Corne de l'Afrique a prévenu, lors de son récent voyage à Khartoum, que l'incapacité du Soudan à respecter les principaux engagements de la transition mettait en péril ses relations bilatérales avec les États-Unis et tout le soutien - y compris la coopération militaire - qui en découle.
La remise des suspects satisferait les demandes de milliers de victimes du Darfour et des organisations qui les défendent, ainsi que les signataires de l'accord de paix de Juba et les partenaires internationaux, notamment l'Union européenne et ses membres qui ont signé le Statut de Rome. Elle marquerait une rupture avec le passé, serait conforme au droit international et éloignerait physiquement les suspects du Soudan, limitant leur capacité à utiliser leurs téléphones pour mobiliser des partisans, comme cela s'est produit en juin.
Alors que les dirigeants s'efforcent de résoudre leurs différends, une victoire rapide serait de donner suite à la décision du Conseil des ministres de remettre l'ancien président el-Bechir et deux autres suspects à la CPI. Il s'agit là d'un fruit mûr que les dirigeants soudanais ne peuvent se permettre d'ignorer.
JEHANNE HENRY
Jehanne Henry est avocate spécialisée dans les droits humains et ancienne directrice pour l'Afrique de l'Est à Human Rights Watch. Elle a récemment occupé le poste de conseillère auprès du ministre soudanais de la Justice à Khartoum, la capitale du Soudan.