Comme la lueur qui éclaire une brèche, le rapport tant attendu est apparu sur le site de la Chambre des représentants ce 27 octobre, après une annonce succincte sur Twitter du président de la Commission spéciale sur le passé colonial, Wouter De Vriendt.
Ce travail, bien qu'essentiel, ne constitue qu'un début d'amorce de changement. « Le but du présent rapport n'est pas de prendre des décisions mais d'éclairer les décisions qui reviennent aux membres de la commission spéciale », rappellent les experts. « L'analyse ici produite est aux antipodes d'un écrit destiné à clôturer le débat. Il s'agit au contraire d'ouvrir les perspectives et de donner, nous l'espérons, quelques outils utiles pour favoriser l'édification d'une société juste. » Ces chercheurs et professeurs insistent aussi sur l'espoir que ce projet a fait naître, relevant qu'il s'agit de « la première initiative d'une ancienne métropole pour faire face à l'ensemble de son passé colonial et s'interroger explicitement sur les liens entre colonialisme et racisme ».
Une violence systémique indéniable
Leur rapport, long de 689 pages, se découpe en trois parties. La première, d'environ 400 pages, est consacrée à l'histoire de la colonisation belge au Congo, et, de manière moins étayée, au Rwanda et au Burundi. L'objectif est de cibler les points de l'histoire coloniale sur lesquels des recherches doivent encore être réalisées pour étayer certains faits. Mais des épisodes de cette histoire, notamment l'exploitation violente de la main d’œuvre humaine, sont indéniables.
« L'exploitation et la violence sont des caractéristiques systémiques du colonialisme, et non des dérives accessoires de celui-ci », peuvent affirmer les experts. « L'idée que les pires excès de la violence coloniale sous le régime de Léopold II aient été l'œuvre d'individus marginaux et isolés ne concorde pas avec les conclusions actuelles des recherches, qui révèlent de multiples régimes de terreur et d'extorsion violente combinés à une impunité fréquente pour leurs auteurs. Plutôt que d'être accidentel, ce règne de la terreur servait l'objectif de l'exploitation des ressources du Congo », exposent-ils. « La violence systémique ne s'arrêta pas avec la reprise du Congo de Léopold II par l'État belge. Cette idée a été colportée par la machine efficace de la propagande du Congo belge. Elle dissimule l'oppression, les régimes de travail forcé et d'autres formes de violence qui continuèrent à caractériser le régime colonial au Congo belge ». Quant au racisme, il « était une caractéristique structurelle du colonialisme, intégrée dans les structures politiques, juridiques, sociales, culturelles, religieuses et de connaissances, aux effets persistants ».
Vers une accélération des restitutions d'œuvres
La seconde partie du rapport est concentrée sur le travail de mémoire et les processus de réparation. Elle évoque entre autres la restitution d'objets volés et de restes humains emportés par les colons. Dans leur rapport, les experts insistent sur la nécessité pour l’État belge d'investir dans la recherche de provenance des objets et de réfléchir à la façon d'organiser des collaborations équitables entre les institutions culturelles situées en Belgique et en Afrique. Ils soulignent l'incontestable importance de ces restitutions en tant que réparation. « Pratiquement toutes les initiatives actuelles reconnaissent que la question de la restitution, qu'il s'agisse d'objets de musées, de restes humains ou d'archives, a une dimension morale évidente qui force à agir. Le nombre appréciable d'initiatives nationales et internationales pointe également l'expertise croissante dont la Belgique peut tirer profit », ont-ils écrit.
A cet égard, le gouvernement semble avoir pris de vitesse les experts. Récemment, à l'initiative du secrétaire d'État chargé de la politique scientifique, Thomas Dermine, une nouvelle approche juridique est à l'étude pour rendre « aliénables » [c’est-à-dire pour en rendre la propriété cessibles, NDLR] des œuvres provenant du Congo devenues la propriété de l'État belge et dont la provenance licite peut être mise en doute. « On a déjà eu des campagnes de restitution précédemment, mais qui ont été faites dans un esprit un peu de dédouanement moral, dans le style 'je rends parce que comme ça je me nettoie la conscience'. Ici, l'idée est d'avoir une approche globale sur l'ensemble des collections : qu'est-ce qui a été spolié ? Qu'est-ce qui a été acquis légitimement ? », nous a expliqué Dermine lors d'un entretien le 30 septembre. « Le but est de distinguer les œuvres d'un point de vue juridique, de rendre les œuvres spoliées, et de rendre aliénables celles pour lesquelles il subsiste un doute sur la provenance. Celles-ci ne seront alors plus dans le domaine public, car il existe la potentialité qu'un jour on démontre qu'elles ne sont pas à nous. Dans ce cas elles pourront être rendues facilement. On essaie d'avancer le plus vite possible pour avoir un texte législatif. En 2022 c'est réaliste », a-t-il développé.
Cette question des restitutions d'objets ayant appartenu aux peuples sous tutelle est devenue centrale, souligne le secrétaire d’État, depuis l'émergence du mouvement Black Lives Matter et depuis les regrets formulés par le roi Philippe lors du 60e anniversaire de l'indépendance du Congo en juillet 2020, mais elle n'est pas neuve. « Il y a depuis plus de dix ans des échanges au niveau académique et des institutions culturelles sur des restitutions. Il y a des demandes quasi incessantes en fait. C'est pourquoi nous devions donner une réponse globale. Actuellement, on s'engage dans le cadre d'un processus diplomatique. D'ici la fin de la législature [en 2025, NDLR], nous aimerions avoir établi avec le gouvernement congolais, une sorte de « road map » qui établit quels objets doivent être restitués et dans quel timing », a expliqué Dermine.
Envisager le paiement de la « dette coloniale »
La troisième partie du rapport est consacrée à l'analyse du lien entre le racisme et le colonialisme, qu’il établit clairement. « Dans le cas de la Belgique, la propagande coloniale qui visait à justifier et glorifier l'œuvre coloniale à travers de puissants canaux socioculturels a laissé dans la mémoire et dans l'imaginaire collectif belge une vision des peuples colonisés ou sous tutelle comme possédant des attributs physiques, intellectuels et culturels pouvant légitimer qu'ils soient exploités, dominés, méprisés, exclus, brutalisés, etc. Cette vision [...] est celle qui mène au racisme anti-noir et à la discrimination envers les noirs que l'on observe actuellement en Belgique », peut-on y lire.
Les experts proposent dès lors une série de recommandations pour réparer la discrimination, notamment par des indemnisations. Il faut « envisager le paiement d'une dette coloniale pécuniaire face à la responsabilité morale de la Belgique et décider des modalités en concertation avec tous les acteurs, en s'assurant que les victimes en bénéficient réellement », disent-ils. Ceux-ci évoquent également des « remboursements de certains soins de santé, de thérapies ». Ils préconisent encore de « mettre à disposition des communautés africaines des moyens financiers qui leur permettent de financer des bourses d'étude et des musées ». D'autres pistes plus symboliques sont aussi suggérées, comme fixer « un mois de l'histoire coloniale nationale » ou « adopter une journée commémorative nationale pour les victimes de la colonisation » et « reconnaître les individus et groupes engagés dans la lutte anticoloniale ».
Sur cette base, les députés de la Commission spéciale vont pouvoir enfin entamer leur travail, via notamment des auditions de témoins, de victimes, d'experts... Un travail colossal les attend, mais le temps est l'une des clés de la réussite de cette entreprise, leur ont fait savoir les experts. « Loin des slogans qui voudraient que la réconciliation ait lieu 'le plus vite possible', il s'agit au contraire d'oser s'arrêter pour esquisser les voies d'un autre cheminement », ont-ils conclu.