Il est 15h10, ce 10 novembre, quand l’avion-cargo contenant les caisses des trésors royaux atterrit sur le tarmac de l’aéroport de Cotonou, la capitale économique du Bénin. A bord, douze volumineuses caisses en bois qu’accompagne un conservateur béninois, Calixte Biah. Celui-ci a veillé au grain depuis le décollage de l’aéroport du Bourget, à Paris, à 6h35, en passant par une escale à Tunis. Le technicien a un air un petit peu préoccupé. Même arrivé à destination, il tient à voir finalisé le convoyage des œuvres avant de nous confier quoi que ce soit. « Permettez que je finisse d’abord », lâche-t-il lorsque nous essayons de nous enquérir des nouvelles du voyage.
Du cargo, les caisses sont transportées une à une par des « loaders », entend-on, dans trois camions marqués à l’effigie de ces œuvres, sous les regards satisfaits du ministre de la Culture et le chef de la diplomatie béninoise, les deux ministres à la manœuvre depuis des années dans ce processus de restitution. La manutention à l’aéroport de Cotonou dure plus d’une heure. Pendant ce temps, des curieux et sympathisants du président de la République attendent sur l’itinéraire que devront emprunter les véhicules transportant le trésor, de l’aéroport au palais présidentiel - environ 4 kilomètres.
Des centaines de personnes sont massées de part et d'autre de cette avenue Jean-Paul II. Les plus endurants ont investi les lieux depuis 11 heures du matin. Certains, assis à même le sol, ont fui les dards du soleil pour trouver refuge sous les arbres bordant le trottoir. D’autres, debout et beaucoup plus enthousiastes, font fi des rayons du soleil et agrémentent l’ambiance au son de leurs castagnettes et au rythme de leurs corps drapés de tissus uniformes. Quelques-uns ont sorti leurs tenues d’apparats (masques, échassiers, perles au cou, pagnes noués à la poitrine et sans haut).
Plus on se rapproche de la Présidence, plus la foule s’anime. Plusieurs agitent de petits drapeaux à l’effigie du chef de l’État ; on se croirait à une campagne présidentielle. Au niveau du dernier carrefour, avant le palais de la Marina, des conducteurs de taxi-moto tiennent une grande banderole où ils souhaitent, dans plusieurs langues, la bienvenue aux 26 biens culturels retrouvés : « Ekabo, Kawerou, Mikwabo, Gabikè, welcome à nos illustres trésors royaux après 130 ans de vie en France ».
Applaudissements et petites déceptions
Le précieux convoi s’élance depuis l’aéroport et, devant lui, des cavaliers du nord du pays lui donnent une allure majestueuse. Une fois sur l’itinéraire, il évolue à vitesse modérée, sous les applaudissements et les salutations de la foule qui l’accompagne du regard, derrière les chicanes et les cordes qui la séparent de la route. Des visages remplis d’interrogations se posent sur les véhicules blancs transportant les caisses protégeant les œuvres. Puisqu’il est impossible pour la population de voir leur contenu, certains sont impressionnés par les images des trônes et statues affichés sur les camions. « Waooh, ce sont les photos des œuvres en question », supposent-ils ensemble.
En face, ça chante et ça danse. Des « bravos » s’échappent de la foule. En symbiose avec le public, le conducteur du premier camion lève le pouce gauche en guise de feedback. Il y en a qui tentent d’immortaliser le passage des biens. Des taxis-motos, espérant pouvoir apercevoir les trésors royaux, se tiennent debout sur les sièges de leurs machines. Mais c'est peine perdu. Il sont nombreux à avoir cru pouvoir apercevoir les trônes, statues et assen (autel portatif) de leurs ancêtres. Et du coup, ils sont déçus. « Je pensais qu’ils allaient nous exposer les œuvres. Ils sont juste passés devant nous et ils sont partis. Moi, je rentre déjà. Moi, je n’ai rien vu », réagit un spectateur sur le départ. « C'est un événement de taille, je suis sous l’émotion, mais on aurait aimé que ce soit des véhicules un peu ouverts », enchaîne un autre, pas très loin.
A deux kilomètres de là, des femmes du marché se réjouissent pourtant, même si elles n'ont vu aucune œuvre. « Moi je représente le marché Fiyégnon Houta, je suis venue regarder nos biens qu’ils ont apportés. Je suis sûre qu’ils sont tous dans les voitures. Donc tout le monde est content. »
Deux mois d’acclimatation
Les spectateurs sont ainsi alignés sur le parcours jusqu’au portail du palais présidentiel. Ici, les décibels volent plus haut. Le rythme des danseuses est plus endiablé. L’approche du cortège fait monter l’adrénaline. Et celui-ci s’engouffre enfin dans l’enceinte de la Présidence.
Changement de décor ! Le ton est maintenant solennel. Les invités sont installés. Moins de 300 places ont été prévues pour cette fête. La fanfare de la police républicaine se tient prête. Les têtes couronnées, les présidents d’institutions, l’ambassadeur de France sont aux premières loges. Le chef de l’État, dans un costume demi-saison, foule le tapis rouge deux minutes avant l’heure prévue dans le programme. Quelques instants après, les camions des douze caisses s’approchent du jardin. La caisse contenant le trône du roi Guézo, qui mesure près de 2 mètres de hauteur, est la seule œuvre déposée de manière symbolique sur le tapis rouge. Les autres restent dans les camions. Puis des coups de canon retentissent avant l’exécution de l’hymne national.
Après ce cérémonial, place à l’aspect artistique de la célébration. Trois tableaux se succèdent sur scène. Les danseuses du conservatoire des danses royales d’Abomey ouvrent le bal avec la grâce de la danse du Zinli. Les princes du Nord enchaînent avec un rythme plus saccadé, le têkê, avant qu’un autre groupe de danse ferme la marche.
C’est le ministre de la Culture qui entame la séquence discours. « Symboliquement, cette cérémonie a voulu rendre hommage à l’ensemble de ce patrimoine. Nous vous rassurons que ces 26 œuvres sont là. A partir d’aujourd’hui, elles seront pendant deux mois stockées dans un endroit prévu à cet effet, au palais de la Présidence, pour une période d’acclimatation. Les œuvres ne seront pas déballées. Et c’est seulement dans deux mois, toujours ici, que ces œuvres feront l’objet d’une exposition pendant trois mois. Après ces trois mois, les œuvres iront à Ouidah pour une exposition temporaire de trois ans, au fort portugais, dans la maison du gouverneur, en attendant la fin des travaux du Musée des amazones de Dahomey, le MEHAD, à Abomey », explique Jean-Michel Abimbola.
Rituels sacrés et pouvoir laïc
La cérémonie s’achève sur une adresse du président du Bénin. Pendant presque trente minutes, Patrice Talon dit sa fierté de recevoir ces œuvres et profite de l’occasion pour répondre à une polémique autour de la restitution. D’aucuns s’attendaient en effet à un rituel pour accueillir ces biens dans le berceau du vodoun. Il n’en a rien été et le président Talon tient à l’expliquer. « Leur beauté artistique constitue pour nous le témoignage de ce que nous sommes, nous avons été, notre grandeur. Chacun, les visitant, sera tout à fait libre d’échanger avec ces œuvres les sentiments profonds qui l’animent. Chacun sera libre d’établir avec ces reliques le lien qui lui plaira d’établir. Mais dans notre identité commune, républicaine, laïque, ces œuvres ne revêtent pour la République aucun caractère religieux ni spirituel. Si la spiritualité qu’on peut leur conférer n’est qu’une spiritualité neutre, alors elle est républicaine. Mais si c’est une spiritualité particulière, liée à un courant spirituel, alors la République la respecte, mais ne la porterait pas. »
Le président de l’Association des rois du Bénin ne semble pourtant pas en démordre. Dans un aparté après l’intervention présidentielle, Sa Majesté Kpodegbe nous laisse entendre que les œuvres restituées ont été souillées lors du pillage et il réclame toujours une cérémonie pour leur rendre leur caractère sacré.
Une étape dans un long processus de restitution
Patrice Talon compte deux invités de marque au cours de cette cérémonie : Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, les auteurs d’un fameux rapport sur les restitutions, remis au président français Emmanuel Macron en novembre 2018. C’est lors de la remise de ce rapport que Macron avait annoncé le retour des 26 œuvres royales réclamées par le Bénin. Mais Sarr et Savoy ont recommandé de bien plus amples restitutions de l’héritage culturel acquis par la force ou la ruse lors de la période coloniale. Et le Bénin espère bien récupérer d’autres œuvres pillées. Le 9 novembre, lors de la signature de l’acte de transfert à l’Élysée, à Paris, le président Talon l’a exprimé clairement, citant notamment l’œuvre symbolisant le dieu Gou (dieu des métaux et de la forge) et la tablette du fâ (œuvres de divination).
En marge de la cérémonie, l’ambassadeur de France Marc Vizy nous assure que le processus de restitution ne fait que commencer. « C’est tout un partenariat qui a marqué une étape importante avec le retour physique des œuvres au Bénin. Mais ça va continuer. [Il y aura] d’autres restitutions qu’on préparera avec le même soin et la même minutie. »
Il y avait néanmoins quelques grands absents lors de ces réjouissances officielles : les têtes de pont de l’opposition politique. Le retour des œuvres aurait pu réunir tous les fils du pays le temps d’une cérémonie, au-delà des dissensions politiques. Cela n’a pas été le cas. Même si les Béninois, eux, ont désormais les regards tournés vers la date de l’ouverture au public du palais présidentiel, pour voir enfin les trésors qui se cachent dans ces caisses.