Comment le chauffeur d’un petit hôtel s’est-il trouvé devant un tribunal français pour être jugé du génocide perpétré en 1994 au Rwanda ? Claude Muhayimana est un Franco-Rwandais de 60 ans. Du 22 novembre au 16 décembre 2021, il a été jugé devant la Cour d’assises de Paris, selon le principe de la compétence universelle qui permet à certains pays de juger de crimes internationaux commis hors de leur territoire, y compris par des non ressortissants. Il y répondait de faits qualifiés de complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité. Muhayimana n’en est pas accusé d’être un auteur principal du crime, mais la loi française considère auteur et complice à pied d’égalité, a expliqué la procureure lors de sa plaidoirie, le 15 décembre dernier.
Il s’agit du troisième procès tenu en France sur le génocide des Tutsis du Rwanda. Mais les deux précédents visaient des responsables militaires ou des autorités civiles. Muhayimana, lui, était à l’époque « un simple chauffeur », selon la défense. Pour son avocat Philippe Meilhac, l’accusé « a été placé au milieu du chaos, (…) dans [le] contexte plus particulier de Kibuye », ville de l’ouest du Rwanda où se trouvait le petit hôtel pour lequel Muhayimana travaillait comme chauffeur. Etre placé au milieu du chaos signifie aux yeux de la défense, pouvoir être réquisitionné, sous peine de perdre sa vie, pour conduire des gendarmes occupés à massacrer les Tutsis réfugiés sur les collines de Gitwa, Karongi et Bisesero, au cœur du massif montagneux qui surplombe la région de Kibuye. Or, pour l’accusation, c’est précisément ici que le rôle d’un chauffeur prend son importance dans l’exécution du génocide.
La mobilité, élément clé dans l’exécution du génocide
Car les militaires et les miliciens avaient besoin d’être mobiles pour aller tuer leurs compatriotes tutsis réfugiés dans les montagnes, explique l’historienne Hélène Dumas, appelée comme témoin expert dans ce procès. Cette mobilité, estime-t-elle, a constitué un élément majeur dans un Rwanda au relief escarpé. Dans ce qu’elle désigne comme la « massification du génocide », différentes catégories de la population hutue ont été mobilisées pour participer aux massacres. Certains lieux de refuge des Tutsis pourchassés étaient difficiles d’accès, à cause de routes en terre abîmées par les pluies et de la distance à parcourir à pied. Il fallait des véhicules, et pas n’importe lesquels. Des bus et des camionnettes étaient réquisitionnés pour déplacer miliciens Interahamwe (jeunesses du parti au pouvoir en 1994), policiers communaux, gendarmes, militaires et surveillants de prisons, tous armés pour aller attaquer les Tutsis.
Eric Gillet, président de l’ONG belge RCN Justice & Démocratie, créée au Rwanda au lendemain du génocide, raconte à la Cour que dans le Rwanda des années 1990, les voitures appartenaient surtout aux grands commerçants, aux religieux et aux institutions publiques. Pour lui, « conduire une voiture n’était pas une fonction à négliger dans ce pays ».
Muhayimana était chauffeur à la « Guest House » de Kibuye, un hôtel géré par l’Office rwandais du tourisme et des parcs nationaux, une institution publique. Cette fonction faisait de lui une personne connue dans la petite ville de Kibuye, où il était né. Certains témoins ont indiqué avoir vu son véhicule dans tel ou tel endroit, sans nécessairement préciser s’il était conduit par lui car, du fait de leur faible nombre, chaque véhicule était associé au nom de son chauffeur.
Chaque maillon de la chaîne du crime compte
Quand la Cour demande à ce « simple chauffeur » s’il savait si le génocide des Tutsis avait été planifié, l’accusé répond savoir que les Tutsis ont été tués, mais ne pas pouvoir connaître de la planification de ce génocide. De leur côté, les avocats des parties civiles rejettent en bloc cette idée de simple chauffeur ne faisant que conduire un véhicule plein de personnes armées en route pour commettre le génocide.
Selon l’avocat des parties civiles Richard Gisagara, il s’agit d’une « version de la défense de l’accusé pour laisser croire qu’il s’agirait d’un procès mineur », explique-t-il à Justice Info. Or, ajoute-t-il, « tout procès de génocide est, par essence, un dossier important ». Il précise que le génocide s’exécute à plusieurs échelons et que ce sont toutes ces interventions qui lui permettent d’avoir lieu. « Je considère que tous les maillons de la chaîne du mécanisme qui a conduit au génocide sont importants. Ce dossier, moi, je l’aborde comme j’ai abordé celui de Pascal Simbikangwa, comme le dossier des ex-maires de Kabarondo, et c’est un dossier aussi important que les autres », ajoute-t-il, en référence aux deux autres procès de Rwandais accusés de génocide qui se sont déjà tenus en France.
« Dans un génocide, il n’y a pas de gros et de petits poissons », appuie Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda, une association française qui traque les suspects de génocide ayant pris refuge à l’étranger. « Il y a des responsables qui ont organisé [le génocide] au niveau de L’État rwandais, mais tous ceux qui ont participé, d’une façon ou d’une autre, doivent être jugés de la même façon. »
L’ombre des militaires français
Le procès de Muhayimana a trait à des faits commis dans le massif de Bisesero, lieu de mémoire douloureux dans les relations entre la France et le Rwanda. Car les massacres continuaient quand les militaires français sont arrivés dans la région, fin juin 1994, dans le cadre de l’opération Turquoise, et que l’armée française a été accusée de ne pas avoir apporté une aide immédiate aux Tutsis pourchassés et encore en vie, abandonnant certains d’entre eux aux mains des tueurs. L’ancien commandant du régiment Turquoise à Bisesero, le général à la retraite Patrice Sartre, a été convoqué comme témoin, en vertu du pouvoir discrétionnaire du président de la Cour d’assises. Dans sa déposition, il a expliqué que leur mission était initialement humanitaire et qu’ils avaient comme information qu’une guerre civile se déroulait au Rwanda. « Mais quand nous sommes arrivés là, nous avons trouvé que les Hutus massacraient les Tutsis », a-t-il raconté. Des rescapés de ces massacres ont témoigné au procès qu’il y avait eu une rencontre avec les militaires français, qui leur avaient demandé de sortir de leurs cachettes avant de repartir, permettant aux tueurs de les repérer et de les attaquer. « Après trois jours, les militaires français sont revenus et nous leur avons montré les corps de Tutsis fraîchement massacrés et ils ont été choqués », a raconté Aaron Kabogora, le 29 novembre.
Pour demander l’asile politique en France en 2004 et échapper à son extradition vers le Rwanda, Muhayimana (qui était arrivé en France en 2001) avait déclaré qu’il avait servi de guide aux militaires français. Il avait affirmé que le gouvernement rwandais avait voulu lui faire signer une accusation selon laquelle les militaires français auraient violé les femmes tutsies réfugiées à Bisesero, ce qu’il aurait refusé. Muhayimana avait écrit à deux reprises au général Sartre pour lui demander assistance. André-Martin Karongozi, un autre avocat des parties civiles, estime que l’accusé aurait avancé cette thèse de la pression des autorités rwandaises pour mieux obtenir l’asile politique, puis la nationalité française.
Finalement, le 16 décembre, la Cour d’assises de Paris a jugé que Muhayimana était coupable des faits qui lui sont reprochés. Pour sa complicité dans le crime, pour avoir servi de chauffeur aux miliciens, il a été condamné à 14 ans de prison.