« Je n'ai que quatre jours pour répondre à tous les mensonges proférés contre le peuple iranien », déclare Hamid Noury au tribunal de district de Stockholm, en Suède, le 23 novembre. C’est la première fois que cet homme de 60 ans prend la parole, trois mois après l’ouverture de son procès. Accusé de crimes de guerre – dont des chefs de torture et de traitements inhumains – et de meurtres, cet ancien fonctionnaire de l’appareil pénitentiaire iranien aurait joué un rôle important dans les exécutions sommaires perpétrées à l’été 1988 dans plusieurs prisons du pays.
De juillet à septembre 1988, sur ordre de l'ayatollah Khomeini, le guide spirituel de la révolution islamique de 1979, des milliers de prisonniers et prisonnières – anciens sympathisants de l’organisation islamo-marxiste des Moudjahiddines du peuple ou activistes politiques de gauche – ont été exécutés après un jugement sommaire rendu par des « comités de la mort » rassemblant un juge religieux, un procureur et un membre des renseignements. Dans la prison de Gohardasht, près de Téhéran, « au moins 600 à 700 personnes » auraient été tuées en l’espace de trois mois, estime la procureure suédoise Kristina Lindhoff-Carleson. Et c’est dans ce centre pénitentiaire qu’Hamid Noury aurait officié en tant qu’assistant du représentant du procureur et, dans cette fonction, participé à la sélection des prisonniers envoyés devant le « comité de la mort ».
Des accusations que l’ancien fonctionnaire balaye du revers de la main. Ses avocats ont obtenu qu’il puisse d’abord déposer sans contradiction, avant d’être interrogé par les procureurs. Il ne nie pas seulement son implication mais sous-entend que les massacres eux-mêmes n’auraient pas eu lieu.
« Des histoires fictives et fabriquées »
Au cours du dernier trimestre de 2021, témoins et victimes se sont succédés au tribunal. Début novembre, la cour s’est également rendue à Durrës, en Albanie, pour entendre six parties civiles et plusieurs témoins. Membres des Moudjahiddines du peuple, ceux-ci vivent dans la ville nouvelle d’Ashraf 3, où plusieurs centaines d’entre eux avaient trouvé refuge en 2013, après leur départ d’Irak, où ils étaient devenus persona non grata après la chute de Saddam Hussein. Là, ils vivent en suspens, en attendant la chute des Mollahs. Exilés sans statut de réfugiés, les témoins au procès d’Hamid Noury ne peuvent sortir d’Albanie, faute de passeport, explique leur avocat Göran Hjalmarsson. C’est donc la cour suédoise qui est venue jusqu’à eux.
De Stockholm à Durrës, les uns ont fait le récit de leur détention, de la torture, du couloir de la mort et des codétenus emmenés que l’on ne revoit plus ; les autres ont raconté les proches arrêtés et disparus, le silence de l’administration iranienne, le doute et l’absence de tombe sur laquelle se recueillir. Tous ces témoignages, Noury les a écoutés attentivement. « Il est très sérieux [pendant les audiences], remarque Göran Hjalmarsson, l’un des avocats des parties civiles, Il prend des notes, compare les témoignages avec ceux qui ont été donnés à la police suédoise. Il veut vraiment prouver que [les témoins] mentent. »
Et quand la Cour lui donne finalement la parole, le 23 novembre, l’ancien fonctionnaire dénonce des « histoires fictives et fabriquées », rapporte l’AFP. « Quand on va dans les détails, on voit que ça ne tient pas. Je vais mettre un point final à 33 ans de mensonges », assure-t-il à la Cour. Car si le discours de Noury est politique, patriotique à l’extrême vis-à-vis du régime, l’accusé se défend surtout d’avoir participé à quoi que ce soit. Et pour cause : il n’aurait pas même été présent à Gohardasht cet été-là.
Mémoire traumatique et temps passé
Dès le début du procès, la question de savoir si l’homme de 60 ans était bien celui dont parlaient les témoins s’est posée. Dans la prison iranienne, Noury officiait sous le pseudonyme d’« Hamid Abassi ». Pour lever toute ambiguïté, les procureurs ont présenté d’emblée aux juges la capture d’écran d’un message envoyé par l’accusé à un responsable de la prison d’Evin, à Téhéran. Un message signé « Hamid Noury/Abassi ».
En cette fin novembre 2021, l’accusé ne nie pas avoir usé de ce pseudonyme. Ce qu’il nie, c’est d’avoir été employé de la prison de Gohardasht en 1988. C’est à la prison d’Evin qu’il travaillait cette année-là, affirme-t-il. Un travail pour lequel il se décrit comme « doué », déclarant avoir toujours fait preuve de courtoisie à l’égard des détenus. Quant à ce qui se serait soi-disant passé lors de cet été fatidique, il n’aurait pu y participer puisqu’il était alors en congés, soutient-il.
« Il peut nier, mais nous avons plusieurs dizaines de témoins qui le reconnaissent, sans le moindre doute, réplique Me Hjalmarsson. On parle ici de mémoire traumatique. D’images, d’événements qui ne peuvent être oubliés, quand bien même la personne le voudrait. » Les avocats de la défense estiment pour leur part que le temps passé met en doute la crédibilité, si ce n’est la véracité des témoignages pointant leur client du doigt.
« Qui aurait pu imaginer cela ? »
Iraj Mesdaghi, lui, est certain de ses souvenirs. Noury est bien celui qu’il a croisé à de multiples reprises dans les couloirs de la prison de Gohardasht en 1988. Ancien sympathisant des Moudjahiddines du peuple, cet écrivain et défenseur des droits humains de 61 ans a passé une décennie dans les geôles iraniennes, avant de fuir son pays et de trouver refuge en Suède.
C’est pour participer au grand bouleversement de la révolution islamique qu’il était revenu en Iran, en 1979, après des années d’exil aux États-Unis. Comme beaucoup d’Iraniens, Mesdaghi a cru que la chute du shah Mohammad Reza Pahlavi mettrait fin à la dictature. Un espoir vite mouché par la violence du nouveau régime. L’activiste se rapproche alors des Moudjahiddines du peuple, anciens alliés de Khomeiny devenus critiques virulents du pouvoir. À l’été 1981, après une grande manifestation et la mort de 72 personnes dans un attentat – attribué aux Moudjahidines par le gouvernement – des milliers de personnes sont arrêtées. Mesdaghi est emporté par la vague. Condamné à 10 ans de prison pour « sympathie » envers l’organisation et « refus d’obtempérer » avec les enquêteurs, il passera d’une prison à l’autre, de cellule en salle de torture.
À l’été 1988, il est incarcéré à la prison de Gohardasht. « Le premier jour des exécutions, j’étais à l’isolement, raconte le sexagénaire. On est venu me chercher, avec les autres prisonniers en cellule d’isolement et on nous a menés dans un couloir. On ne le savait pas à l’époque, mais nous étions le premier groupe envoyé vers le ‘tribunal’, le comité de la mort. » Les prisonniers patientent, les yeux bandés. Un responsable de la prison demande ce qu’ils font là, qui les a amenés, tempêtant de ne pas avoir été consulté. « Parce qu’il voulait affirmer son autorité, il nous a fait renvoyer en cellules. Nous ne sommes pas passés devant le comité ce jour-là. Si nous y avions été envoyés, nous serions tous morts », affirme Mesdaghi d’une voix calme. « On nous aurait emmenés devant le comité, ils nous auraient posés des questions et nous aurions répondu comme d’habitude, sans se douter que nos réponses nous enverraient à la mort. Qui aurait pu imaginer cela ? »
Cette nuit-là, depuis les fenêtres grillagées de sa cellule, Mesdaghi aperçoit des gardes surexcités à propos de quelque chose se déroulant derrière un mur. « On a compris plus tard que c’est là que les exécutions ont commencé, avant d’être transférées ailleurs, dans l’amphithéâtre de la prison. »
L’archiviste des crimes
Au cours des semaines suivantes, le prisonnier et ses camarades devinent petit à petit ce qui est en train de se passer. Il y a les codétenus emmenés que l’on ne revoit plus. Il y a les rations de nourriture qui deviennent plus abondantes. Il y a ce garde qu’un jour, alors qu’il patiente dans le couloir, Mesdaghi voit revenir de l’amphithéâtre en portant les affaires personnelles de détenus embarqués plus tôt et que nul ne reverra. Et il y a l’air guilleret du représentant du procureur à Gohardasht, un dénommé Nasserian, de son vrai nom Mohammad Moghiseh, et de son assistant : Hamid Abassi/Noury.
Celui-là, Mesdaghi assure connaître son vrai nom. Il le tient, dit-il, d’un codétenu embarqué pour être passé à tabac. « Pendant la torture, la carte d’identité de Noury est tombée et mon ami a pu apercevoir son nom. Il me l’a dit dès qu’il a été ramené dans notre cellule, après être passé à l’isolement », raconte l’ancien prisonnier. Mesdaghi est certain que c’est bien cet homme-là, désormais sur le banc des accusés, qu’il a croisé et recroisé dans les couloirs de Gohardasht. Il se souvient le voir revenir, souriant, de l’amphithéâtre, distribuant gâteaux et douceurs aux prisonniers alignés dans le couloir de la mort « comme pour nous faire participer à la fête ».
Quand Mesdaghi raconte cet été-là, il s’anime et rit parfois nerveusement en racontant l’horreur. Dans le salon de son appartement en banlieue de Stockholm, il nous montre des plans de la prison pour indiquer précisément où il se trouvait, à quel moment, et expliquer comment il a pu assister à telle ou telle scène. Il va chercher une serviette traditionnelle iranienne, longue bande tissée similaire à celle que chaque détenu avait en prison, et s’en bande les yeux pour montrer comment, à travers les fils, il pouvait observer sans que les gardes ne se doutent qu’il voyait. Son récit est une infinie profusion de détails, d’explications précises, parfois jusqu’au vertige.
Quatre fois Mesdaghi a été envoyé devant le « comité de la mort ». Quatre fois il en a réchappé. Une part de ruse, une part de chance... Trente-trois ans après, il s’en étonne toujours. Libéré en 1991, il fuit avec sa famille à travers les montagnes, en direction de la Turquie puis, ils l’espèrent, vers les États-Unis. Mais sa femme, malade, est hospitalisée en Turquie. Elle a besoin de soins. Le Haut-commissariat aux Nations-unies demande en leur nom un visa humanitaire d’urgence à la Suède, qui les accepte. Depuis 1994, la famille vit en banlieue de Stockholm, au bord de la mer baltique, à des milliers de kilomètres de son pays d’origine.
Mais le passé ne les quitte pas. Ces trente dernières années, Mesdaghi les a passées à documenter ces massacres de 1988 que l’État continue de nier. Articles, livres, autobiographie, plans détaillés... Quand on lui demande pourquoi une telle obsession, il répond simplement : « Parce que je suis en vie et que mes amis ne le sont pas. » Faire connaître ce qui s’est passé, c’est toute sa vie. « J’espérais mais je ne pensais pas vraiment qu’il y aurait un véritable procès un jour, dit-il, C’est pour cela que j’ai participé à l’Iran Tribunal [un tribunal d’opinion sur les massacres de 1988 dont les sessions se sont tenues entre 2007 et 2012 à Londres et La Haye, NDLR]. »
Le piège
A l’automne 2019, Mesdaghi reçoit un message sms d’un inconnu qui dit avoir lu son travail. « Je connais quelqu’un que vous connaissez », écrit le mystérieux correspondant en lui laissant son numéro de téléphone. L’activiste l’appelle immédiatement. À l’autre bout du fil, l’homme, qui se présente sous le nom de « Heresh » et habite non loin de Stockholm, lui demande : « Si je vous envoie une photo, pourriez-vous me dire qui c’est ? » Mesdaghi reconnaît immédiatement l’homme sur l’image envoyée via Whatsapp et répond : « C’est Hamid Noury, alias Hamid Abassi. » Les deux hommes conviennent de se rencontrer le lendemain.
Heresh est le gendre de Noury. Il vit à Uppsala, non loin de Stockholm, dans le voisinage de sa femme, dont il est séparé, et de sa fille. C’est un différend familial autour de l’avenir de sa fille qui l’a poussé à se renseigner sur Noury, avec lequel les relations se sont envenimées. Des recherches qui l’ont conduit aux travaux de Mesdaghi et à la découverte du sombre passé de l’homme qui fut son beau-père. Mesdaghi comprend alors qu’il tient là une opportunité inespérée : celle d’attirer Noury en Suède pour qu’il y soit jugé pour ses crimes, en vertu de la compétence universelle.
Les deux hommes échafaudent un piège. Heresh écrit à son ex-beau-père, prétend avoir changé d’avis et vouloir s’amender. Il propose de lui offrir le billet d’avion pour la Suède afin qu’ils puissent discuter et va même jusqu’à réserver un séjour dans le sud de l’Europe pour l’allécher. Pendant ce temps, Mesdaghi part à Londres retrouver l’avocat Kaveh Mousavi, une de ses connaissances, et sa consœur Rebecca Mooney ainsi que l’un de ses amis, le documentariste et réfugié iranien Nima Sarvestani. Ensemble, avec deux autres victimes, ils montent les bases du dossier judiciaire et prennent contact avec l’avocat suédois Hjalmarsson. La plainte est déposée et la procureure Kristina Lindhoff-Carleson ouvre une enquête. Quelques jours plus tard, le 9 novembre 2019, Noury atterrit à l’aéroport d’Arlanda, à Stockholm. Il est cueilli par la police à sa descente d’avion.
Noury n’est certes pas Ebrahim Raïssi – l’actuel président iranien, soupçonné d’avoir fait partie d’un des « comités de la mort » alors qu’il était procureur adjoint à Téhéran, en 1988. Noury n’a pas été membre de ces comités. Mais quand on l’interroge sur la responsabilité alléguée de l’ancien fonctionnaire pénitentiaire, Mesdaghi secoue la tête. « Noury n’avait peut-être pas l’autorité de prendre lui-même les décisions d’exécution, mais il a vraiment essayé de s’impliquer dans le choix des condamnés, en donnant des informations à notre sujet au comité, assène-t-il, Chaque personne passant devant le comité avait deux dossiers : un dossier formel, administratif, sur l’enquête, la condamnation, etc. ; et un second qui portait sur les activités en prison. Celui-là était préparé par Nasserian et Noury. En cela, Noury a pris activement part aux exécutions », affirme l’ancien prisonnier.
Le procès devrait se poursuivre jusqu’en avril 2022.