Une révolte des magistrats : voilà, trois mois après le coup d’État du 25 octobre, la junte au pouvoir à Khartoum, la capitale du Soudan, face à un nouveau mouvement de la société soudanaise. Si elle n’est pas générale, elle a de quoi inquiéter les généraux putschistes, ne serait-ce parce qu’elle montre qu’une partie non négligeable des fonctionnaires D’État résiste et s’insurge. Un communiqué publié le 20 janvier par 55 juges, dont quatre de la Cour suprême, accuse les hauts gradés militaires d’être responsables d’exécutions extra-judiciaires et « d’odieuses violations contre des manifestants désarmés ». Ils ajoutent qu’ils prendront les mesures nécessaires pour protéger les citoyens, sans préciser lesquelles.
Ils sont appuyés par plus de 220 procureurs, qui ont annoncé qu’ils cessaient le travail à partir du 20 janvier. En cause : encore une fois les exactions de forces de sécurité contre les manifestants. Ils exigent la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis le coup D’État.
Les prises de position publiques de magistrats sont très rares au Soudan. Elles sont aussi risquées pour les signataires : depuis le putsch, les militaires font le ménage. Ils démettent les fonctionnaires nommés, lors de la transition, par le gouvernement civil et remettent aux postes clés des hommes du régime du président déchu Omar el-Bechir. Cette valse se fait à bas bruit dans les ministères jugés stratégiques, les finances et la justice. Tous les niveaux de l’appareil judiciaire sont concernés, dans les États fédéraux comme dans l’administration centrale.
Un mois après le coup de force, le Conseil de souveraineté, organe censé chapeauter la transition démocratique et aujourd’hui entièrement contrôlé par les putschistes, avait annoncé deux nominations d’importance : celle du chief of justice, à la tête de l’appareil judiciaire, et celle du procureur de la République. Abdelaziz Fathal al-Rahman et Khalifa Ahmed Khalifa sont des islamistes notoires et des hommes d’el-Bechir. Ces deux postes étaient jusque-là restés vacants. Le général Abdel Fattah al-Bourhan, en sa qualité de chef du Conseil de souveraineté, avait bloqué les nominations, refusant d’avaliser les noms proposés par ses partenaires civils, la coalition des Forces de la liberté et du changement (FFC).
« Ils verrouillent tout, constate, amer, un avocat originaire du Darfour qui préfère garder l’anonymat. On se retrouve face aux mêmes magistrats que sous le régime d’el-Bechir. »
Réformes judiciaires suspendues
La justice, au sens large, a toujours été une obsession des généraux, tant ils craignaient d’être un jour trainés devant des tribunaux, nationaux ou internationaux. Ils ont tous servi sous el-Bechir, participé aux violations perpétrées contre son propre peuple et à la répression des opposants. Au premier chef, le général al-Bourhan, ancien chef d’état-major de l’armée de terre, a servi au Darfour au plus fort de la guerre, notamment à la tête des garde-frontières, esquisse de ce qui deviendra plus tard les Forces de soutien rapide (FSR), liées aux milices janjawids. Même crainte pour Mohamed Hamdan Dagalo, plus connu sous le surnom de Hemetti, chef actuel des FSR et numéro 2 du Conseil de souveraineté.
Tant que la présidence du Conseil de souveraineté, organe chapeautant la transition démocratique, était tenue par un militaire – en l’occurrence le général al-Bourhan – les hauts gradés jouaient la montre. Mais ce poste devait, conformément à la Déclaration constitutionnelle d’août 2019 au début de la transition, revenir en novembre 2021 à un civil.
La passation de pouvoir n’a pas eu lieu. « Retarder le transfert de leadership du Conseil de souveraineté aux civils est une des raisons majeures du coup d’État, confirme le juriste Suliman Baldo, conseiller de l’ONG Enough Project. S’il avait eu lieu, des dossiers auraient certainement avancé : celui de la mainmise sur l’économie, celui de la Cour pénale internationale et celui sur leur responsabilité présumée dans le massacre de Khartoum, le 3 juin 2019. »
Le 3 juin 2019 à l’aube, les forces de l’ordre ont dispersé dans le sang un vaste sit-in installé depuis deux mois par les manifestants pro-démocratie devant le quartier général de l’armée. Différents organes de sécurité ont participé à l’attaque, dont des membres des FSR, supplétifs de Khartoum pendant la guerre du Darfour. 127 morts au moins, des dizaines de disparus, des centaines de blessés, des corps jetés dans le Nil, des viols collectifs : le traumatisme est durable et la population réclame justice.
Verrouiller l’appareil judiciaire n’a pas été difficile : la réforme de la magistrature, en deux ans de transition démocratique, en est restée aux balbutiements. « Il existe un « État profond » [un État dans l’État] et beaucoup, dans tous les secteurs de la justice, doivent leur poste à leurs sympathies islamistes ou à leur proximité avec le NCP, le parti unique d’Omar el-Bechir, explique Baldo. Al-Bourhan n’aura donc aucune difficulté à trouver des cadres sécuritaires et civils pour gérer la sécurité de son régime et l’État. »
D’autant que dans la foulée du coup d’État d’octobre dernier, le général al-Bourhan a modifié la composition du Conseil de souveraineté : il l’a purgé des cinq membres de la coalition des FFC, remplacés par autant de civils à sa botte. Le gouvernement a été dissous et celui qu’il a constitué, avec grande difficulté, le 20 janvier, est composé de bureaucrates sans envergure politique ou proches de l’ancien régime.
Dissolution des commissions d’enquête
Parmi les premières décisions des putschistes figure la dissolution de certains comités, comme celui sur le démantèlement de l’ancien régime. Quant à celui sur les événements du 3 juin, présidé par l’avocat Nabil Adib, il existe toujours mais, de l’aveu d’un de ses membres, son action est « entravée par l’absence de soutien logistique que fournissait le Premier ministre ». « Les généraux étaient très inquiets des conclusions de son rapport, qui devaient sortir sous peu », affirme Kholood Khair, directrice exécutive du think tank Insight Partners à Khartoum.
L’enquête traînait en longueur. Les rescapés et les familles des victimes, certains partis politiques, accusaient le gouvernement d’obstruction. En fait, c’était la composante militaire qui organisait les blocages. Une politique d’entrave générale : « Tous ceux qui ont travaillé dans les commissions mises en place pour enquêter sur l’ancien régime ont fait face à des obstacles de toutes sortes, raconte Mamoun Farouk, avocat et dirigeant d’un comité de lutte contre la corruption. Par exemple les fonds de fonctionnement n'ont jamais été débloqués. Le ministère des Finances donnait l’ordre, mais l’ordre n’était jamais signé, sur exigence, toujours orale, des militaires du Conseil de souveraineté. De guerre lasse, nous payions tout de notre poche, mais ça a ralenti les procédures. »
Cet ancien candidat au poste de procureur de la République poursuit : « Trouver des locaux était aussi une gageure. On dénichait une maison, un immeuble, et comme par hasard, le lendemain, le propriétaire changeait d’avis, ou le Conseil de souveraineté préemptait pour ses propres besoins. C’est arrivé en particulier à la commission d’enquête sur le 3 juin. Ils se sont installés dans le centre de formation de Sudan Airways. Tout le monde sait que Sudan Airways n’a pas un seul avion. Et soudain, au bout de trois mois, la compagnie avait besoin de son centre pour former ses stewards et ses pilotes ! Aujourd’hui, les bâtiments sont toujours inoccupés… »
« Nous avons terminé certaines enquêtes, reprend Me Farouk, mais les bureaux du procureur à Nyala [capitale de l’État du Darfour méridional] et ceux de Zalinjei [capitale du Darfour central] ont été brûlés. Des incidents criminels. On ne sait pas qui a mis le feu, on sait juste qu’il s’agissait d’hommes armés. Du coup, personne n’a été déféré devant un tribunal, ni pour les crimes du Darfour, ni pour ceux des Monts Nouba. Ce qui donne un sentiment d’impunité aux auteurs, et à la population l’impression que les civils au pouvoir n’ont rien fait. Alors que ce sont les militaires qui ont empêché le processus judiciaire. »
Coup de frein pour la CPI
Ainsi, le récent coup d’État des généraux n’a été que le point d’orgue de deux années d’entraves permanentes et de faux semblants qui touchent tous les domaines de la justice, y compris la justice internationale. Mi-décembre, soit un mois et demi après le putsch, une délégation de la Cour pénale internationale (CPI) se rend à Khartoum. L’objectif est, une nouvelle fois, de discuter du transfert à La Haye des trois accusés réclamés par la CPI et emprisonnés à la prison de Kober à Khartoum : l’ancien président el-Bechir, son ancien ministre de la Défense Abdelrahim Hussein et l’ancien ministre d’État aux Affaires humanitaires Ahmed Haroun. A des journalistes de Koroma, au Darfour, un membre du Conseil de souveraineté affirme que les autorités soudanaises maintiennent leurs engagements « à remettre à la CPI ceux qui ont perpétré des crimes au Darfour, conformément à ce qui est inscrit dans l’accord de paix de Juba », signé en octobre 2020 entre le gouvernement de Khartoum et une coalition de mouvements armés rebelles, le Front révolutionnaire soudanais.
La délégation est rentrée les mains vides à la CPI, et il est à parier que son procureur Karim Khan devra attendre. « Une réelle coopération entre les autorités soudanaises et la Cour pénale internationale avait commencé, explique l’avocat Salih Mahmoud Osman, lauréat du prix Sakharov en 2019. Même si elle était incomplète, car freinée par la composante militaire de la transition. »
En 2020, la procureure d’alors, Fatou Bensouda, peut se rendre deux fois au Darfour et rencontrer des victimes. En août 2021, le conseil des ministres dirigé par Abdallah Hamdok adopte à l’unanimité un projet de ratification du Statut de la CPI, le Statut de Rome, prévu dans l’accord de Juba. Sur sa page Facebook, le Premier ministre se félicite : « La justice et la responsabilité sont les fondations solides du nouveau Soudan, engagé dans le respect de l’État de droit, que nous tous voulons construire. » Les autorités s’engagent alors à coopérer avec la CPI et à permettre l’ouverture d’un bureau à Khartoum. « Ils sont dix-huit ici, ils ont des visas et peuvent enquêter au Darfour, reprend Me Osman. Mais le transfert d’el-Bechir à la Haye, c’est une autre histoire ! Les militaires ont toujours freiné. »
« Je me demande si al-Bourhan a jamais eu l’intention de transférer à La Haye ceux qui doivent l’être. Omar el-Bechir a un jour été militaire et chef des armées. Le remettre à une justice considérée comme étrangère serait considéré comme une trahison par l’établissement militaire, juge Baldo. Pendant les deux ans de transition, la tactique d’al-Bourhan a été d’affirmer sa coopération publiquement, mais de retarder dans les faits cette même coopération. » De fait, le général al-Bourhan n’a jamais mis le projet de ratification du Statut de Rome à l’agenda. « Les militaires ont volontairement retardé le processus en jouant sur la procédure », conclut Baldo.
Le procureur Khan le souligne, dans son rapport au Conseil de sécurité de l’Onu : selon le mémorandum signé [en 2020] avec la CPI et l’accord de paix de Juba, les enquêteurs de la CPI doivent avoir « un accès total au territoire du Soudan y compris aux documents, archives, scènes de crime, témoins et autres éléments de preuve concernant le Darfour. » Seulement, ils n’ont jamais reçu de réponse aux demandes officielles d’assistance. Depuis le coup d’État, ses équipes n’ont tout simplement plus d’interlocuteurs. Elles rencontrent, dit-il, « des difficultés supplémentaires dans ses activités d’enquête et de coopération liées à la nomination de nouveaux fonctionnaires du gouvernement ».
« Les militaires ont raison d’avoir peur »
En fait, tout est arrêté. « Plus personne ne parle de la ratification du Statut de Rome, même pas les organisations internationales, car c’est considéré comme une question politique, regrette Mohamed Ibrahim Nkrumah, avocat spécialisé dans la défense des droits humains à al-Facher, capitale de la province soudanaise du Darfour. La population perd espoir de voir les trois accusés qui sont emprisonnés au Soudan transférés et jugés par la CPI. Elle a besoin, pourtant, de voir ces hommes qui ont commandité les crimes commis ici, au Darfour, devant la justice internationale. »
Dans le camp de déplacés d’Abou Shouk, contigu de la ville, les habitants acquiescent. « Pour l’instant, seul Ali Kosheib va être jugé devant la CPI, déplore un étudiant et activiste de 24 ans. Avec la coordination des déplacés du camp de Kalma, nous avions établi une liste de 51 criminels que nous voulions voir déférés devant la justice internationale. Il faut maintenant en rajouter d’autres, comme Hemetti, car les FSR tuent, en ce moment même. Et la justice soudanaise ne fera rien, depuis le coup d’État elle est encore plus politisée qu’avant. »
Car les violences reprennent, alerte l’ONG américaine Human Rights Watch, dans un communiqué du 15 décembre : « Une nouvelle vague d'attaques contre des civils au Darfour depuis la mi-novembre 2021 souligne le besoin urgent pour les Nations unies de renforcer leur surveillance de cette région rétive du Soudan. Un an après le retrait de la Mission hybride des Nations unies et de l'Union africaine au Darfour (Minuad), les violences entre groupes armés, impliquant dans certains cas les forces de sécurité de l'État, ont augmenté, avec un impact dévastateur sur les civils. »
Dans une chambre dénudée, assis sous un slogan « la paix d’abord » peint sur un des murs jaunâtres, il parle justice transitionnelle avec quelques camarades. Le concept est aussi évoqué lors de discussions hebdomadaires entre jeunes, organisées plus ou moins discrètement selon le contexte sécuritaire. La justice transitionnelle, « c’est promis par l’accord de paix de Juba, et c’est fondamental car c’est la promesse que les crimes seront reconnus et étudiés. Pour nous, les déplacés, c’est la fin de la peur », assure-t-il.
Seulement, rien n’a été mis en place. Ce n’est pas faute d’intérêt populaire, explique Me Nkrumah : « Nous y réfléchissons beaucoup. Des jeunes ont mis en place des groupes de discussion, soit sur les réseaux sociaux, soit sur le terrain, pour expliquer qu’il faut aller au-delà de la vengeance. Les anciens ont les crimes trop présents en tête pour accepter sans pédagogie que tous les dossiers ne peuvent pas aller devant la justice, que seuls les leaders pourront être traduits devant les tribunaux, qu’il faudra des médiations, des réconciliations. »
Il est curieux de constater que la société civile poursuit sa réflexion, alors même que les militaires putschistes mettent l’appareil judiciaire en coupe réglée. « La question de la justice et de la reddition des comptes ne peut pas être oubliée. Elle est temporairement suspendue, à cause des circonstances, promet Me Osman, l’avocat entêté et placide. Les militaires ont raison d’avoir peur d’être un jour accusés de crimes devant des tribunaux. »