Arrêté à Londres samedi dernier, le général Emmanuel Karenzi Karake, chef des services rwandais de renseignements, doit comparaître jeudi devant un tribunal britannique. Le général a été arrêté en exécution d’un mandat d’arrêt espagnol en relation avec des crimes commis au Rwanda. Pour Phil Clark, Professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, spécialiste de la région des Grands lacs africains et témoin expert de l'accusation dans un dossier de Rwandais poursuivis au Royaume-Uni pour leur participation présumée au génocide des Tutsis de 1994, l'acte d'accusation espagnol peut sembler vague.
JusticeInfo.net: Cette arrestation semble avoir surpris beaucoup de personnes. Etes-vous de ceux qui ont été surpris ?
Phil Clark: J’ai été surpris d’abord parce que l’Espagne avait inculpé 40 officiers rwandais en 2008 et je crois que beaucoup de gens qui observent le Rwanda pensaient qu’aucune arrestation ne s’en suivrait. Ainsi donc, c’est très surprenant de ce point de vue. C’est aussi surprenant dans la mesure où le général Karake entre au Royaume Uni et en sort quasi régulièrement, et on dit qu’il a séjourné à Londres au moins quatre ou cinq fois au cours de l’année dernière, voilà pourquoi cela est tombé comme une grande surprise.
JusticeInfo.net: Pourquoi alors a- t -il été arrêté maintenant, d’après vous ?
PC: Je pense qu’il y a deux nouveaux développements importants dans cette affaire. Le premier est que les Espagnols ont émis, il y a environ dix jours, un mandat d’arrêt officiel européen qui met la pression sur le Royaume-Uni et d’autres Etats européens où il se déplace régulièrement. Et la deuxième chose, c’est qu’un certain nombre de groupes d’opposition dominés par des Hutus de la diaspora ont aussi fait pression sur l’Espagne et le Royaume Uni pour qu’ils changent d’avis à l’égard du général Karake et d’autres responsables du gouvernement rwandais ; la semaine dernière, une association de la société civile proche de l’opposition a, ici à Londres, alerté la Police Métropolitaine sur le fait que le général Karake était ici, et elle semble avoir joué un rôle très actif, encourageant les autorités à agir dans ce sens.
JusticeInfo.net: Que va-t-il alors se passer, selon vous?
PC: Il est attendu demain (jeudi 25 juin) devant la Cour de Westminster qui examinera les éléments de preuve préliminaires à sa charge, et le Royaume Uni exige des standards de haut niveau avant d’extrader des suspects même lorsque les demandes viennent d’autres Etats européens. Il y aura un examen très profond du dossier. Certains pensent que son extradition vers l’Espagne est déjà acquise mais je pense que ce sera plus compliqué que ça. Une audience d’extradition ici au Royaume Uni peut prendre plusieurs mois, ceci pourrait donc être un long processus. L’autre élément dans ce dossier est que diverses organisations des droits de l’homme comme Human Rights Watch, qui se sont montrées typiquement hostiles au gouvernement rwandais, ont relevé que même si le dossier espagnol a un certain mérite, il contient aussi plusieurs allégations non étayées et se révèle faible en certains points clés, notamment en ce qu’il donne des dates complètement fausses pour des massacres bien connus au Rwanda. De mon point de vue, le dossier est très vague et contient un langage hautement politisé sur le gouvernement rwandais dans son ensemble. Ainsi donc, il y a de sérieuses interrogations concernant le fondement des allégations faites en Espagne et c’est le genre de choses que la Cour de Westminster examinera très soigneusement.
JusticeInfo.net: Pour rappel, de quoi le général Karake est-il accusé en Espagne?
PC : La justice espagnole accuse 39 responsables du gouvernement rwandais d’un grand nombre de crimes en relation avec des massacres par vengeance qui auraient été commis par le Front patriotique rwandais après le génocide de 1994. L’inculpation couvre ainsi une série de tueries à grande échelle lors de la période allant de mi-1994 à fin 1997, et le général Karake est personnellement accusé d’avoir orchestré et de s’être activement impliqué dans la planification de plusieurs de ces massacres. Il y a deux cas de massacres dans lesquels des ressortissants espagnols ont été tués, le premier cas en 1995 et le second en 1997, ce qui justifie l’intérêt direct de l’Espagne dans l' affaire en question.
JusticeInfo.net: Cela nous rappelle l’arrestation par l’Allemagne du Lieutenant-Colonel Rose Kabuye en vertu d’un mandat d’arrêt français de 2008. Les accusations avaient été retirées en 2009. Pensez-vous que les choses seront différentes dans cette affaire ?
PC: Je pense qu’il y a déjà des signes que le résultat pourrait être similaire. En fait, en comparant les dossiers espagnol et français, je dirais que le dossier français semblait plus solide que le dossier espagnol, et comme les accusations contre Kabuye ont été retirées du dossier français, il y a des raisons sérieuses de se demander si le dossier espagnol ira plus loin. Bien-sûr, on peut dire qu’il serait dans l’intérêt du gouvernement rwandais que le général Karake aille en Espagne pour être confronté directement à ces accusations comme Rose Kabuye l’a fait en France en 2008 et 2009. On dit que le général Karale est une figure d’un bien plus haut niveau au Rwanda. Le gouvernement pourrait hésiter à l’exposer à cette confrontation judiciaire, et je crois que c’est pourquoi nous voyons le gouvernement camper sur ses positions au cours de ses quelques derniers jours et le défendre absolument jusqu’au bout. Ils ne veulent tout simplement pas être confrontés à un quelconque embarras devant un tribunal espagnol.
JusticeInfo.net: Quel impact cette arrestation pourrait-elle avoir sur les relations entre le Rwanda et le Royaume Uni?
PC: C’est vraiment un moment délicat dans les relations entre le Rwanda et le Royaume Uni parce qu’il y a eu quelques tensions importantes dans ces relations même avant cette affaire Karake. Il y a trois ans, le Royaume Uni avait été l’un des nombreux pays donateurs à suspendre leur aide au Rwanda à cause de son implication aux côtés des rebelles du M23 dans l’est du Congo. Plus récemment, le gouvernement rwandais a interdit sur son territoire le service Kinyarwanda de la BBC, suite à la diffusion par la BBC d’un documentaire que le gouvernement rwandais considère comme un acte de négation et de révisionnisme du génocide. Ainsi donc, le gouvernement rwandais a donné du fil à retordre au gouvernement du Royaume Uni ces dernières années. Et l’affaire du général Karake en rajoute. La ministre rwandaise des Affaires étrangères s’est envolée pour Londres au cours du weekend presque aussitôt après l’annonce de l’arrestation du général Karake, et il y a eu ainsi des négociations de très haut niveau entre les autorités rwandaises et britanniques au cours de ces derniers jours. C’est vraiment un moment délicat dans leurs relations, pourrais-je dire.