Une semaine après sa débâcle électorale aux élections locales au Sénégal, le président Macky Sall a pu relever la tête sur la scène internationale. La veille de la première victoire des Lions en finale de la Coupe d’Afrique des Nations, il prenait pour une année la présidence de l’Union africaine. Dans son discours d’investiture, prononcé le 5 février à Addis-Abeba, la question des restitutions arrive en conclusion, après les nombreux défis sécuritaires et économiques qui l’attendent. Mais ses mots se veulent forts et déterminés.
« La restitution de notre patrimoine spolié restera au cœur de notre agenda, parce qu’il fait partie intégrante de notre identité civilisationnelle ; c’est ce qui nous relie à notre passé et forme le viatique que nous devons léguer aux générations futures, a déclaré Sall. L’Afrique que nous voulons bâtir ne peut faire l’impasse sur son héritage culturel. Le temps ne saurait effacer notre mémoire collective. (…) Nous disons oui au ‘rendez-vous du donner et du recevoir’ par le dialogue fécond des cultures et des civilisations ; mais non à l’injonction civilisationnelle qui nous dicterait nos choix et nos comportements. »
Ces mots font écho à ceux prononcés par le même président Sall, le 6 décembre 2018 lors de l’inauguration du Musée des civilisations noires (MCN) à Dakar devant un parterre d’acteurs culturels et d’intellectuels du Sénégal, de diplomates et de l’envoyé spécial de Xi Jinping, le président de la République populaire de Chine qui en a financé la construction. L’hommage aux leaders panafricanistes, anticolonialistes et au premier président de l’indépendance Léopold Sédar Senghor y était appuyé. Quelques jours après la publication en France, l’ancienne puissance coloniale du Sénégal, du rapport Sarr/Savoy sur la restitution du patrimoine africain, Sall rappelait alors fermement au président français Emmanuel Macron les promesses faites un an plus tôt par celui-ci, lors d’un discours à Ouagadougou. « Nous n’avons d’autre choix, concluait un président sénégalais désireux de souligner son panafricanisme, que de répondre à l’invite du président-poète Léopold Sédar Senghor de (…) marcher ensemble sur le chemin qui nous mène au rendez-vous du donner et du recevoir, prélude à la civilisation de l’universel, symbiose de toutes les cultures et de toutes les civilisations. »
Le rêve panafricaniste de Senghor
De fait, l’ambition universelle de cet imposant musée aux airs de grand amphithéâtre marque le visiteur qui, avant de découvrir les collections artistiques et mémorielles, entre d’abord en tête-à-tête avec une reproduction de Toumaï, un crâne fossile vieux de 7 millions d’années découvert dans un désert du Tchad, « notre ancêtre commun ». Cette entrée en matière, surprenante, rappelle que l’Afrique est le berceau de l’humanité. «
Ce musée, dès son origine, a été conçu comme une création continue de l’humanité », n’hésite pas à déclarer le directeur du MCN que tout le monde présente, ici, comme l’homme clé des restitutions d’objets culturels volés pendant la période coloniale. Hamady Bocoum rappelle que c’était Senghor lui-même qui avait voulu créer un musée « négro-africain » à l’issue du premier festival des Arts nègres, en 1966. Senghor a quitté la présidence en 1980, son rêve inachevé. Et vingt ans plus tard ce grand projet panafricaniste a été ressuscité par le président Abdoulaye Wade. « Senghor l’a rêvé, Wade l’a voulu et Macky Sall l’a réalisé », résume Bocoum. « C’est en 2010 que l’on a obtenu le financement avec la République populaire de Chine, puis il y a eu l’alternance [à la tête de l’Etat, en 2012], et les travaux commencent en 2013. » Bocoum, alors directeur de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), fondé du temps de la colonisation par Théodore Monod, suit les travaux, accompagne le projet et se trouve « naturellement », dit-il, nommé à sa direction.
« En avant toute pour la restitution : un leurre »
L’ADN du MCN se veut en rupture avec le poussiéreux IFAN, dont le musée à l’architecture coloniale – dite néo-soudanaise lors de sa construction dans les années 1930 - conserve à Dakar une dizaine de milliers d’objets « consacrés aux arts et traditions de l’Afrique de l’Ouest ». « Le Musée des civilisations, ce n’est pas un musée ethnographie, ce n’est pas un musée anthropologique, ce n’est pas un musée chromatique – c’est un musée d’insubordination, affirme Bocoum. Nous ne voulons faire comme personne, on va faire notre propre mayonnaise. Ce sera notre choix. »
Le musée n’a pas de collection permanente. Partant de zéro, il n’a pas non plus de collections, même s’il est effectivement prévu, indique son directeur, que les objets restitués au Sénégal y seront conservés. « Le Musée des civilisations, dit-il, est prêt à recevoir n’importe quel objet africain, ou même du monde. Nous nous voyons une vocation universelle. Nous sommes prêts à récupérer la Joconde. Dans deux mois on va exposer Picasso et, l’année dernière, on a exposé Léonard de Vinci. Je dis cela sérieusement. Ce n’est pas le musée du Noir, c’est vraiment celui du Noir dans les temps du monde. Et comme on considère que l’Afrique est à la construction de l’humanité, il est pluriel ce musée-là. Il parle de tout. » Un étage du musée, tient-il à souligner, est ainsi consacré aux artistes contemporains.
Certes les objets saisis du temps de la colonisation l’ont été dans un contexte de subordination, dit Bocoum, et ils doivent être restitués. Mais celui qui a été nommé en novembre coordinateur de la Commission spéciale sur les restitutions du Sénégal, n’hésite pas à nuancer : « La restitution, ce n’est pas un enjeu fondamental, même s’il est important. Ce qui est en Occident, il faut le récupérer. Mais il ne faut pas l’essentialiser. Quand on dit que 90 % du patrimoine culturel africain est à l’étranger, ce n’est pas vrai. On ne connaît pas 1 % du patrimoine africain. Tout ce que l’archéologie est en train de révéler, toute la production contemporaine : dire ‘en avant toute pour la restitution’, ce serait un leurre. Il faut analyser froidement. Il faut travailler avec les collègues dans les musées, ce sont des personnes responsables, qualifiées. Ensuite, récupérer ce qui nous paraît le plus important. »
Une rencontre récente a eu lieu à Dakar, explique-t-il, avec le musée parisien du Quai Branly, qui travaille notamment avec d’autres musées africains sur un ambitieux programme de « recherche de provenance » des 3.500 objets ramenés en France en 1933 par la célèbre mission Dakar-Djibouti. Ayant traversé dix-huit pays, cette mission est considérée comme fondatrice de la méthode de collecte dite « ethnographique », qui a drainé une partie des 70.000 objets issus du continent africain présents dans les réserves du musée Branly. Cette recherche, précise-t-on au Quai Branly, est un travail long qui prendra plusieurs années et qui pourrait aboutir à une exposition, avec l’ensemble des partenaires africains, en 2025.
Le temps de l’inventaire, des réunions, des commissions
Ainsi, après le discours de Ouagadougou en 2017 et l’amorce d’un mouvement de fond de demandes de restitutions, serait-on déjà entré dans le temps de l’attente, de la pondération diplomatique et de la recherche ? De fait, au Sénégal, il n’y a pas eu d’autre demande de restitution officiellement formulée depuis la remise symbolique du sabre d’El Hadj Oumar Tall, que l’on peut voir au MCN. En France, les requêtes reçues par le ministère des Affaires étrangères ont toutes été officialisées en 2019. Elles viennent de sept pays : le Sénégal et le Bénin, dont les demandes ont été suivies de restitutions ; le Mali, la Côte d’Ivoire, le Tchad, l’Éthiopie et Madagascar, dont les demandes restent en attente. Il n’y en a pas eu d’autres depuis, selon nos sources. Côté sénégalais, on prévoit deux missions prochaines : l’une au musée du Havre, pour des bijoux et autres pièces réclamées par les descendants d’Oumar Tall (qui prévoient un musée dans une mosquée en construction) ; l’autre au Quai Branly, pour identifier les pièces appartenant au Sénégal. D’autres demandes pourraient donc s’ensuivre.
Covid oblige, le tempo des restitutions a été suspendu, regrettent plusieurs interlocuteurs rencontrés à Dakar. Le temps des inventaires, des coordinations et des négociations a suivi celui des effets d’annonce. Au Sénégal, si tout s’amorce en 2019, ce n’est ainsi que fin 2021 que les travaux de la Commission spéciale démarrent vraiment. « Depuis 2021, constate Fatima Fall, conservatrice de musée à Saint-Louis et présidente sénégalaise du Conseil international des musées, j’ai été associée aux travaux d’harmonisation à l’interne et au niveau africain. On ne pouvait pas ne pas associer les pays de la sous-région à l’inventaire de notre patrimoine immatériel. Il s’agit de savoir à qui on va restituer, comment on va restituer, qui va coordonner au-delà des barrières culturelles entre les pays d’Afrique. »
Pendant ce temps, des concertations ont eu lieu au niveau de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et de l’Union africaine (UA), « qui devraient aboutir à une position commune des Etats africains en janvier 2023 », complète l’avocat sénégalais Ibrahima Kane, qui suit ce dossier pour le programme de l’ONG Open Society Initiative for West Africa dédié aux restitutions, doté d’un fonds de 15 millions de dollars fin 2019. Là encore, la pandémie a tout ralenti, indique-t-il, et cinq millions seulement ont été dépensés à ce jour pour appuyer la conception d’un plan d’action de la Cédéao et de l’UA, soutenir le plaidoyer de Benin city, au Nigeria, pour la restitution des bronzes par les autorités allemandes, organiser des conférences et tenter de mobiliser la société civile sur la question. « Ce qui manque encore, c’est un angle d’attaque, c’est cette position commune de l’Union africaine », plaide Kane.
« Déberliniser » les demandes de restitutions
« Ces vols-là ont été perpétrés pendant la période coloniale, période pendant laquelle les Etats actuels n’existaient pas, poursuit-il. Le royaume du Bénin, par exemple, était un royaume qui allait du Nigeria au Togo actuel. Si l’on doit faire des demandes de restitutions massives, qui doit les formuler ? » A l’Union africaine, dit-il, rien n’est encore réglé. « Dans le cadre de la position commune, on veut ‘déberliniser’ cette question des restitutions, on doit s’organiser entre Africains. » Tel est le leitmotiv au cœur du débat sur les restitutions, référence à la division de l’Afrique entre puissances coloniales, entérinée à la conférence de Berlin en 1885.
Le Sénégal n’est pas le seul à se positionner sur la question, poursuit Kane. « L’Algérie a lancé l’idée d’un grand musée africain. Il y a un musée pharaonique que l’Egypte est en train de construire. En Afrique du Sud, les techniques de muséographie sont très avancées. Mais tout cela doit être coordonné au niveau de l’Union africaine. »
« Les communautés culturelles ne répondent pas aux frontières administratives », constate aussi Massamba Gueye, enseignant chercheur et conseiller à la culture et au patrimoine pour la présidence du Sénégal. « La position du président Sall, explique-t-il, est que tout doit revenir, mais que cette question-là ne doit pas entraîner des ruptures diplomatiques. Cette question doit être portée par l’Union africaine parce que lorsque la colonisation et l’esclavage ont commencé, ces pays n’existaient pas. Nous devons dire ce que nous voulons et nous ne devons pas être l’écho de la volonté de l’Occident. Jusqu’à présent c’est une faiblesse pour l’Afrique parce qu’elle n’a pas encore construit un discours cohérent. »
Gueye pointe le manque de leardership des chefs d’Etats, qui n’ont pas saisi la fenêtre d’opportunité ouverte par Macron. « Depuis le temps que l’on en parle, si l’Union africaine prenait sérieusement en main cette affaire-là, aujourd’hui on aurait eu sur la table des Nations unies sa demande écrite et signée avec des délais et des termes de référence bien clairs. Après le discours de Ouagadougou, l’Afrique n’a pas apporté la réponse qu’il fallait. L’Afrique avait l’opportunité d’exiger dans des délais des choses claires, précises et fixées. Ce n’est pas trop tard encore, mais d’une certaine manière oui, nous avons raté le coche. »